Nous proposons ici de discuter la question du rythme en général, et des rythmes urbains et métropolitains en particulier, à partir d’une approche anthropologique de l’expérience du temps qui, c’est notre thèse, dans son aspect existentiel (Adam 1990) se révèle être chronotopique.
Ce détour par l’approche conjointe de l’espace et du temps de la question du/des rythme/s, que nous appelons chronotopique, nous paraît nécessaire pour différentes raisons. D’abord, pour assumer l’indissolubilité du lien entre spatialités et temporalités dans nos expériences et pratiques de vie (Guez Biase de, Gatta, Zanini 2018 ; Guez 2019). Ensuite, parce que la question des rythmes de vie et de ville émerge par le terrain, sur le plan de l’assise urbaine et territoriale et sur celui des expériences et pratiques habitantes, comme une des dimensions temporelles de l’habiter métropolitain, sans pour autant s’y réduire. Ainsi, la dimension rythmique, ne serait qu’une composante d’une plus complexe articulation de temporalités, allant de la vie quotidienne à l’histoire collective en passant par les biographies individuelles, et c’est dans cette perspective qu’il nous semble intéressant de l’explorer. En ce sens, la lisibilité de la dimension rythmique d’un phénomène dépendrait à la fois de l’étendue de celui-ci et de la position temporelle à partir de laquelle nous l’observons, sans pour autant que la signification qu’on lui donne soit forcément de nature exclusivement rythmique. Il y a donc une question d’étendue, de position d’observation et d’échelle, à prendre en compte dans l’appréhension des rythmes de ville et de l’habiter.
Cette réflexion naît et s’élabore à l’intérieur d’un contexte précis, celui d’une recherche intitulée Exploration chronotopique d’un territoire parisien (Ectp) [1] financée par la Ville de Paris (programme Paris 2030), au cours de laquelle l’équipe du Laboratoire Architecture Anthropologie (Laa/UMR LAVUE 7218 CNRS), s’est aussi engagée dans une réinterprétation temporelle d’autres enquêtes ethnographiques que le Laa a réalisées depuis 2005 sur la métropole parisienne. La recherche Ectp avait pour objectif de préciser comment se déploient les temporalités propres à l’expérience habitante. À travers une démarche anthropologique et un travail cartographique menés sur une « tranche » de territoire de l’est parisien, il s’agissait de s’affranchir de catégories temporelles a priori, pour mieux découvrir comment celles-ci sont construites par les différents acteurs et habitants dans leurs pratiques et expériences. L’ambition était également de préciser les contours d’une approche chronotopique, tant d’un point de vue conceptuel que descriptif.
Construire une position d’observation.
Lors de l’élaboration de ce projet de recherche, nous avons proposé d’aborder la question des temps urbains, non pas en isolant des moments particuliers, comme cela a pu être fait dans de précédentes études et recherches, [2] mais plutôt en l’assumant comme une totalité à l’intérieur de laquelle des « lieux/moments » particuliers peuvent émerger et prendre une consistance, tant sur le plan individuel que collectif, par et en fonction aussi des parcours de vie, des âges, ou encore des pratiques professionnelles, de différents profils d’habitants. L’hypothèse avancée était que dans le passage d’une approche par « moments », ou par périodes, à une approche centrée sur la pratique et l’expérience des « lieux » saisis sur plusieurs moments, s’ouvrait la possibilité d’explorer simultanément la tension existant entre les structures chronotopiques stables et les configurations momentanées, les deux participant ensemble à modeler l’existence dans tout lieu habité. En ce sens, l’objectif n’a pas été seulement d’explorer la complexité des agencements spatio-temporels (Bonfiglioli, Mareggi, 1997; Bossi, Moroni, Poli, 2010 ; Drevon, Gwiazdzinski, Klein, 2017) des espaces publics parisiens, en comprenant et en explicitant leurs articulations et variations journalières, hebdomadaires et saisonnières, mais aussi celui d’essayer d’interpréter la ville comme un espace-temps, ou un ensemble d’espace-temps, qui, dans leurs formes urbaines aussi, engendrent une complexe articulation de différents modes de vie urbains et de leurs possibles cohabitations (en termes de compromis, potentiels conflits, régulations horaires et calendaires, ruses habitantes, savoir-faire, etc.).
L’exigence de saisir, exprimer et travailler les significations associées aux différents agencements chronotopiques, soient-elles individuelles et/ou collectives, nous a poussé à interroger plus particulièrement les formes par lesquelles se constituerait aujourd’hui l’expérience du temps dans une métropole comme Paris. De ce point de vue, la capitale française nous semble constituer – au quotidien, ainsi que par les signes, les permanences, et les projets qui en anticipent et dessinent l’avenir – un espace d’expérience du temps intéressant et singulier, tant du point de vue symbolique, que fonctionnel ou encore sensible.
Articuler espace et temps.
Si une approche des temps s’inscrit depuis plusieurs décennies dans différentes traditions disciplinaires, que ce soit en science politique, géographie, anthropologie, sociologie, histoire, philosophie, ou encore en prospective, l’articulation entre spatialité et temporalité, en contexte urbain comme extra-urbain, est moins explorée et plusieurs questions restent ouvertes : comment appréhender les dimensions temporelles des lieux habités ? Comment articuler, et représenter conjointement, les dimensions temporelles et spatiales ? À quelle échelle, ou ensemble d’échelles, les travailler ?
Dans l’Exploration chronotopique d’un territoire parisien, nous avons commencé à travailler ces questions sur un transect nord-sud traversant l’est parisien, et plus particulièrement en termes d’ethnographie, le secteur compris entre la Porte de la Villette et Belleville. Le transect métropolitain sélectionné, de 13 km sur de 1,3 km de large, se développe de la porte d’Aubervilliers au Nord, à Ivry-sur-Seine au Sud. Il correspond à un secteur qui a connu des transformations urbaines majeures au cours de ces vingt dernières années.
Les caractéristiques spatio-temporelles des secteurs traversés sont intimement liées aux activités et pratiques qu’ils accueillent, sans pour autant s’y réduire. Ces activités participent à construire des rythmes d’usage des espaces bâtis et des espaces publics dont les configurations et usages varient entre le jour et la nuit, la semaine et le week-end et au cours des saisons. À ces rythmes réguliers s’ajoutent des moments singuliers comme ceux structurés par des pôles événementiels tel le Palais Omnisports de Paris-Bercy dont le calendrier construit de fortes intensités momentanées en contraste avec sa quotidienneté.
Les opérations de transformations urbaines en cours ajoutent à ces rythmes et à ces moments d’usages d’autres cadences et étendues temporelles. Entre les projets récemment achevés, ceux en cours et ceux à venir, ces espaces représentent un échantillon des différentes transformations dans la capitale depuis les années quatre-vingt. Des secteurs en mutation comme le Grand projet de renouvellement urbain Paris Nord Est et Paris Rive Gauche, influencent la perception temporelle des espaces en les projetant vers un futur plus ou moins lointain et en créant des temps de suspension qui persistent aussi après l’achèvement d’un projet. Les projets urbains imposent donc un horizon singulier qui s’articule pour autant, en termes d’expérience habitante, avec le quotidien. Le choix d’un transect, relativement abstrait, a été fait afin d’éviter une délimitation a priori et permettre de faire émerger de l’enquête des indicateurs significatifs en termes d’expériences et de pratiques, à partir desquels identifier potentiellement des aires métropolitaines distinctes.
L’hypothèse avancée dans l’enquête ethnographique, est que questionner les modalités par lesquelles les habitants qualifient, d’un point de vue temporel, leur vécu, permettrait de faire apparaître un ensemble d’articulations spatio-temporelles significatives. Ces articulations peuvent nous aider à mieux comprendre non seulement la relation existante entre les dynamiques temporelles du territoire étudié et leur influence sur la vie de ceux qui le pratiquent, mais aussi les « ruses » temporelles et le rôle qu’elles jouent dans ce qui fait la constitution d’une expérience urbaine individuelle et/ou collective.
Déployer le quotidien.
L’approche anthropologique à la base de cette recherche a permis de saisir, d’interroger et de mettre en avant la dimension du quotidien comme « un mode de temporalisation » qui « n’est pas séparé de la formation spatiale et causale » (Bégout 2005, p. 451-452) dans lequel il s’inscrit et qui participe à le structurer, sans pour autant s’y réduire. Par sa répétition même, mais une répétition qui s’ouvre constamment à la variation (Adam 1990), le quotidien consolide au jour le jour l’expérience du lieu que l’on habite. Tout en faisant en même temps ressortir, par contraste, ce qui, à un certain moment, relève, ou peut être perçu comme de l’ordre de l’extraordinaire.
Ce que nous définissons ici à travers le terme d’« expérience » est appréhendé à travers le récit capable de rendre compte de la trame chronotopique du vécu de quelqu’un, résident ou habitant temporaire, à travers le déploiement de ses représentations et pratiques signifiantes. En ce sens, l’expérience ne se constitue pas seulement par les actions, mais aussi à travers les sentiments et les attentes dont on peut avoir conscience et qui sont également vécus à travers des images et des impressions (Turner et Bruner, 1986).
A travers nos enquêtes, le quotidien s’est déployé non seulement en termes d’organisations, de rituels et de routines rythmant la vie à l’échelle du jour, de la semaine ou de l’année, mais aussi en intégrant, au présent, les horizons passés et futurs participant à façonner l’expérience et les pratiques de l’espace.
Comment se constitue, alors, l’expérience du temps dans une ville comme Paris ? À travers quels lieux/moments prend-t-elle consistance dans, et s’articule-t-elle avec, le quotidien des habitants? Comment pourrait-elle être qualifiée ? Et, encore, de quelle manière questionne-t-elle l’idée d’espace public et sa pratique ?
Approcher la dimension temporelle de l’habiter à partir de la connaissance et de la pratique que nos interlocuteurs ont du « quartier » (en tant qu’unité non prédéfinie a priori) qu’ils fréquentent parce qu’ils y habitent ou parce qu’ils y travaillent, s’est révélé être un cheminement intéressant. Si d’une part, cette approche a laissé à chaque interlocuteur la liberté de choisir le registre d’interprétation de son expérience d’habitant qui lui convenait, d’autre part elle l’a souvent poussé à mobiliser dans son récit une démarche comparative très riche – entre « quartier », entre villes, entre différentes périodes de sa propre biographie, etc.. Le choix des interlocuteurs s’est fait à partir de leur signifiance par rapport à l’objectif de la recherche plutôt que sur leur représentativité [3] (de Biase, Meron, Rossi, 2005). Pour ce faire nous avons établi un ensemble de critères afin de constituer un panel significatif d’interlocuteurs nous permettant d’enquêter sur différentes modalités temporelles de pratiquer la ville. Des différences structurantes ont été recherchées parmi les interlocuteurs tel le fait de travailler selon des horaires standards (9h-17h), atypiques (par exemple, tôt le matin et/ou tard le soir) ou irréguliers, ou encore le fait de ne pas avoir de contraintes temporelles particulières (travailleurs indépendants, chômeurs, retraités), ou plutôt d’être lié à des activités « saisonnières » ou « temporaires ». Progressivement s’est constitué un groupe d’interlocuteurs de différents âges, sexes, situation familiale, sociale, ou encore professionnelle, au sein duquel nous avons choisi les dix-huit personnes à la fois pour leur disponibilité et pour leur intérêt pour les thématiques de la recherche ainsi que pour leur distribution spatiale à l’intérieur d’une aire circonscrite (3 km de long) du périmètre d’étude. Bien que chacun de nos “témoins” soit lié à un lieu spécifique de résidence et/ou de travail, ils sont tous aussi porteurs d’une expérience qui – selon les différentes trajectoires individuelles – dépasse évidemment le cadre spatial de l’enquête et mobilise d’autres échelles et références spatiales et temporelles.
Appréhender les perceptions du temps urbain.
A travers les récits recueillis est apparu un ensemble d’éléments capables de caractériser, qualifier et donner corps aux modalités concrètes et/ou sensibles à partir desquelles une expérience du temps prend forme et se déploie dans l’espace urbain. La trame chronotopique sous-jacente à cette expérience, s’est constituée en lien avec : la fonction structurante de certaines temporalités ; la façon dont chacun de nous ménage son propre temps ; la question de la proximité (la proximité temporelle se substituant la plupart du temps à la proximité physique) ; la fonction de repère jouée par certains espace-temps et balises ; la dimension temporelle de la transformation urbaine. Cette trame chronotopique s’appuie sur des découpages horaires et calendaires, des lieux et des moments spécifiques, des fonctions et des chronotypes, [4] ou en identifiant des routines et des périodes/cycles, des ambiances et des « matières » temporelles particulières ou, encore, en mobilisant des stratégies, des modes de qualification, etc.
Nous avons pu préciser les contours chronotopiques de cette expérience et de ces pratiques en relisant plusieurs enquêtes menées au cours des quinze dernières années par le Laa [5] sur la métropole parisienne, où la dimension temporelle, tout en n’étant pas toujours centrale, apparaît cependant comme étant significative. Ce qui apparaît systématiquement de ce corpus ethnographique est justement, l’impossibilité de dissocier en termes herméneutiques les dimensions spatiales de celles temporelles. Malgré la diversité des objets des recherches analysées, l’interprétation chronotopique de ces matériaux fait clairement apparaître un ensemble de questions récurrentes, indicatives pour mieux comprendre la constitution, sur des bases concrètes, de l’expérience du temps dans le contexte métropolitain parisien. Ces questions récurrentes peuvent être provisoirement regroupées autour de quatre catégories.
La première catégorie est celle des « accords » que chacun de nous met en œuvre au quotidien pour adapter et agencer un mode de vie souhaité aux possibilités et aux contraintes qui définissent l’environnement métropolitain dans lequel il habite.
Ce qui est particulier c’est que… on juge beaucoup par rapport à ce qu’on avait avant. On vient de déménager et c’est marrant parce que rue du faubourg Poissonnière, c’est un quartier qui a beaucoup évolué, parce qu’entre le moment où l’on est arrivé et le moment où l’on est parti ça a basculé d’un quartier où il y avait surtout des gens qui travaillaient le textile, le cuir, et sortaient peu pour manger le midi, à un quartier qui est devenu très agences d’architectes, de design, où tout le monde sort à midi pour manger, et tous les lieux de restauration nouveaux qui sont arrivées, et c’est devenu une rue un peu laboratoire de nouvelles pratiques culinaires. […] Et ici [rue de l’Ourcq, côté Flandre, le truc qui nous a tous… c’était une déception les premiers temps, parce qu’il n’y avait pas le choix. […] Ce qui est étonnant [maintenant] c’est qu’on a l’impression que c’est en train de se modifier, par une espèce de remontée le long du canal. [Paul, Exploration chronotopique d’un territoire parisien, 2015-2018]
Cette quête d’accords apparaît comme une constante dans les témoignages recueillis, et elle implique aussi des stratégies de migrations intra-métropolitaines pour rechercher des environnements cohérents avec des pratiques familiales, sociales ou professionnelles qui peuvent varier au cours d’une vie et engendrer des déménagements successifs en réaction aux évolutions personnelles, mais aussi de l’environnement urbain. A travers ces parcours émerge également, en creux, une ville idéalisée, recherchée dans les possibilités variées qu’offre une ville comme Paris.
Une deuxième catégorie est celle des « promesses » liées aux transformations imaginées, souhaitées ou, encore, à l’oeuvre, sur un territoire, et de l’écart qui peut s’ouvrir sur le plan du vécu quotidien entre l’horizon d’un projet à venir et l’entre-temps de sa réalisation (Guez, 2008 ; Guez 2010)
Au départ, dès 1983, on avait dit qu’il y a des travaux d’urgence, mais on commence tout de suite la réhabilitation lourde [de l’immeuble] Villon […], il faut tenir tous les termes, l’urgence mais en même temps montrer aux gens que ce n’est pas ça qu’on veut faire, ce n’est pas le projet d’urgence, c’est Villon, c’est la réhabilitation lourde, on désosse les façades, on rattache au logement l’espace extérieur qu’il n’y avait pas, on en profite pour agrandir les cuisines, c’est la nouvelle peau en brique, peu importe. C’était la « cité couscous », ça devenait « couscous royal », c’est les gens qui l’ont dit. On voulait éviter l’opération « rouge à lèvre et bas résilles » : on fait les devants de porte et on s’en va. Donc, il faut faire des opérations exemplaires et garder un rythme soutenu. Entre les travaux d’urgence où il fallait aller vite parce que Mitterrand était venu en hélicoptère… et la réhabilitation lourde de Villon, je crois que c’est en 1987 que ça a commencé. Alors j’ai fait les photos de tous les halls qu’on avait refaits et qui étaient cassés à nouveau. Effectivement, les gens ne comprenaient pas, on a annoncé un grand projet, puis on fait un petit ménage et puis on s’en va. Mais c’est vrai que tout ça, ça prend du temps, c’est des projets qui sont longs à mettre en œuvre. Les ré-logements… ce n’est pas facile. On a démoli Renoir en 2000 et il n’y a encore personne, en 2007 ! C’est vrai que ce rythme est une vraie, vraie question. C’est très, très long… […] on disait, pour se justifier, que la ville a besoin de temps, que la durée fait partie du projet urbain. Ceci dit, là il y a une urgence sociale et c’est vrai que ces durées sont incompréhensibles. [Bernard Barre, Les réenchantements de La Courneuve, 2006-2008]
Si les transformations urbaines s’inscrivent prioritairement pour les concepteurs, techniciens et décideurs, dans le régime temporel du projet (Boutinet, 1990), celles-ci sont aussi porteuses de promesses imaginées ou souhaitées pour ceux qui habitent des territoires en transformation. Pour autant, des écarts temporels peuvent apparaître en termes d’expérience, selon le niveau d’implication et de connaissance fiable et précise des processus de transformation et de leur calendrier de réalisation. L’entre-temps des transformations vécues concrètement au quotidien ne se réduit pas à un calendrier, mais bien à une succession de situations habitées qui peuvent devenir subies dans le temps relativement long, en termes de biographie, d’un projet urbain.
Une troisième catégorie, liée plus au vécu individuel, est celle des « repères » qui participent à structurer nos relations aux milieux habités. Elle dégage l’importance des éléments qui permettent de s’orienter et de se reconnaître à l’intérieur d’un environnement socialement et physiquement changeant :
Je l’attends à chaque fois que je passe devant. Parce que je sais qu’à cet endroit très précis il va y avoir une vue qui me plaît beaucoup et qui à chaque fois me fait voyager, m’évoque quelque chose de nouveau… m’évade de l’endroit où je me trouve, donc c’est une invitation… bah, oui, au voyage et puis à l’inconnu, à la découverte de quelque chose. C’est la vue d’une rivière, la Marne. Qui s’en va loin, et on ne sait pas où. Et parfois il y a un bateau qui passe, une péniche et à chaque fois je rêve que je suis sur cette péniche et que je remonte ou je descends la rivière à mon rythme. Et quand on est sur une rivière, le rythme est très différent des trépidations de la vie moderne, ailleurs. Justement ça se fait, à un temps très particulier. […] C’est un peu presque anachronique de voir une grosse rivière comme ça passer à travers les villes. Je crois que la première fois ça a été un hasard que je tourne la tête. Et depuis je le fais à chaque fois. […] Et donc ce temps, ce paysage, je l’attends, je sais que je vais passer devant et quand je vais passer devant, je regarde bien à gauche et à droite parce que c’est un pont sur l’autoroute qui passe par dessus la rivière et il y a cette vue et c’est un moment important, pour moi. Et je fais exprès depuis vingt ans de passer devant, de regarder. […] Je pourrais prendre un autre chemin, mais celui-là est très pratique. Mais euh… sur tout le chemin, quelques kilomètres avant, je me dis, attention bientôt il y a le pont, tu pourras voir ta vue à toi. Donc… voilà. C’est… [sur mon] trajet domicile-travail. C’est très routinier et assez monotone […] et donc ça fait vraiment une cassure, une césure qu’il n’y a pas, que je trouve pas sur le reste de mon trajet, ou de mon quotidien. Et… je trouve qu’elle est… c’est vraiment particulier, c’est notable. [Philippe, Paysage en récit, 2014-2016]
Les repères chronotopiques peuvent être de nature fonctionnelle, répondant à des pratiques et des modes de vie, mais également sensible, mobilisant aussi l’imagination associée à des faits concrets comme dans ce cas de la rivière dont les valeurs temporelles et rythmiques sont soulignées dans le témoignage de Philippe. Dans plusieurs témoignages, l’eau apparaît d’ailleurs comme un élément « absorbant la ville », un ralentisseur, un atténuateur des bruits, qui permet de débrayer de la mécanique urbaine à travers un espace de transition, de décélération, de calme. A une autre échelle temporelle, les repères chronotopiques peuvent renvoyer à des parcours individuels ou collectifs inscrits dans les mémoires comme par exemple en témoigne un de nos interlocuteurs, rappelant l’origine du nom du café Olympe fondé au début du XXème siècle dans le quartier des Buttes-Chaumont, habité par des migrants grecs venus travailler dans les carrières de gypse.
Enfin, une quatrième catégorie évoque la notion de « liberté » faisant apparaître les enjeux politiques, au sens large du terme, en fonction des possibilités réelles pour un habitant de pouvoir faire des choix dans un environnement contraint :
Veut-on une vie sociale ? À partir du moment où on veut une vie sociale, il faut que les gens puissent se déplacer pour autre chose que pour aller travailler, donc il faut [que] les transports [soient] « sécurisés » […] C’est-à-dire que le transport en commun n’est plus une solution que pour aller travailler, mais c’est un handicap le soir quand ils rentrent chez eux, parce qu’ils vont prendre la voiture. Il y a des tas de gens qui habitent à deux pas d’une station de métro, de RER etc. et qui pour des raisons de sécurité prennent un véhicule personnel. Faut se poser la question… […] et tant que les gens ne comprendront pas ça, que ça sert à rien de faire des activités culturelles, etc. si derrière on n’assure pas la liberté de déplacement en toute sécurité des gens. Et ça c’est fondamental. […] Il y a des familles qui renoncent à mettre leurs enfants dans notre établissement à cause des problèmes de transports. C’est-à- dire que les problèmes de transports et la sécurité, provoquent un manque de liberté. Manque de liberté qui est pourtant la liberté de circuler. [Marie, Qualifier la transformation, 2010-2012]
Cette liberté apparaît ici comme une valeur importante, traduite en acte, qui questionne les possibilités d’avoir une vie sociale et culturelle à l’échelle métropolitaine étant donné les contraintes d’accessibilité et la géographie de l’offre et des réseaux de transport en commun. A une autre échelle, la quête de liberté pose la question des possibilités de composer pratiquement un mode de vie souhaité en fonction des offres urbaines de proximité.
Identifier des « fondamentaux » anthropologiques.
Analysés dans leur ensemble et dans la perspective d’en proposer une première systématisation, les matériaux ethnographiques provenant des enquêtes sur la métropole parisienne, permettent d’identifier ce que nous avons désigné comme des « fondamentaux » anthropologiques de l’expérience du temps urbain. De ce travail émerge en effet un système dynamique composé à la fois de repères chronotopiques, de contraintes temporelles et d’appropriations chronotopiques. Bien que provisoires et fragiles, ces « fondamentaux », chacun avec une composante rythmique, sont tant fonctionnels que symboliques et sensibles. Pris ensemble, ils participent à structurer et qualifier les formes tangibles que cette expérience prend dans la vie quotidienne comme au plan biographique, individuel et collectif, par :
– l’existence d’un ensemble de repères chronotopiques qui se déclinent de la vie quotidienne à l’horizon de la transformation, et montrent comment les pratiques de l’espace et les expériences du temps s’ancrent dans un « tout » fait à la fois d’organisations fonctionnelles et de qualités concrètes (Birth, 1999). Ces repères chronotopiques peuvent apparaître comme de véritables balises du quotidien dans la vie urbaine.
Le matin, je n’ai pas beaucoup de magasins sur ma route, ici il y a une boulangerie et Toyota, là une boulangerie, donc, je vois qu’il sont ouverts… quand j’arrive là- bas [Jacques Bonsergent], il y a pas grand chose, il y a un bar qui est toujours ouvert, une boulangerie, quelque magasins, mais qui ne sont pas ouverts à cette heure là… je dirais oui [que les deux parties de la ville se réveillent un peu en même temps], après je pense que si je descendais à République ça serait autre chose, parce qu’on ne voit pas la même chose… quand je sors, je ne croise que des personnes de mon lycée, à part les gens qui sont au bar, qui sont les mêmes personnes et du coup on les reconnaît. [Julie, Exploration chronotopique d’un territoire parisien, 2015-2018]
Les repères chronotopiques sont issus d’un ensemble de pratiques et d’expériences individuelles et/ou collectives qui sont identifiables dans des lieux-moments urbains, dans des habitudes, dans des activités spécifiques, ou encore dans des transitions clairement repérées. La ville habitée, et singulièrement Paris, offre un ensemble de possibilités avec lesquelles les habitants composent leurs propres repères chronotopiques par des pratiques qui s’inscrivent alternativement dans des logiques individuelles et collectives. Si la ville et le territoire sont des lieux révélateurs des processus multiscalaires qui traversent la société, où s’articulent différents horizons orientés tant vers le passé que vers l’avenir, tout en étant ancrés dans un présent aussi vécu au quotidien, alors les dynamiques de transformation urbaines jouent un rôle dans, et participent à l’expérience du temps de ceux qui y habitent. Si les transformations en cours ne présentent pas un caractère rythmique, a posteriori ce caractère peut apparaître, scandé par des moments de changements significatifs qui ont un impact sur l’habiter. Ainsi, l’environnement habité est, dans les trajectoires biographiques de chacun, un marqueur de moments précis, à travers lesquels des séquences temporelles spécifiques apparaissent ce qui permet aussi d’ouvrir une réflexion sur quelle ville et/ou territoire on est en train d’habiter et de bâtir ; sur ce qui est imposé sur le plan social, mais aussi sur les possibilités ouvertes, ainsi que sur les résistances et les doutes que les transformations en cours génèrent.
– le rôle structurant des contraintes temporelles dans l’organisation des temps individuels. Certains horaires et calendriers se singularisent par le fait qu’ils s’imposent ou sont perçus comme dominant, sans laisser de marge de manœuvre. On a pu repérer quatre types de temps structurants majeurs : les temps des enfants, les temps de l’école, les temps de travail, les temps rituels émergents de la présence de communautés religieuses dans les secteurs enquêtés.
Mes horaires sont très liés à ceux de mon fils. Cela veut dire que nous nous réveillons entre 6h45 et 8h, la première chose qu’on fait est d’amener l’enfant à la crèche, qui se trouve rue de Nantes, même pas 500m de notre appartement. En ce moment, notre journée de travail commence… […] En général vers 17h je pars et à 17h30-17h45 je récupère mon fils à l’école. Ensuite ça dépend, s’il fait beau on va directement à la Villette, s’il ne fait pas beau on rentre. […] En semaine nous restons dans cette zone [le canal] parce que c’est difficile de se déplacer avec lui : il faut prendre le métro avec la poussette, amener son dîner, etc. [Claudio, Exploration chronotopique d’un territoire parisien, 2015-2018]
Les interlocuteurs ont été notamment choisis en fonction de leur diversité qui permet de repérer les éléments temporels structurants, choisis ou subis, et de leur variabilité au cours d’une biographie. Les contraintes temporelles émergents des entretiens s’organisent autour d’un système de métronomes hétéro-régulés et d’interdépendances sociales, familiales, professionnelles, religieuses, etc., dont certaines revêtent un caractère plus structurant, sinon contraignant, dans les pratiques et les expériences habitantes (Eriksen, 2001). Bien que s’exprimant principalement à l’échelle du quotidien, cette dimension de contrainte ne s’y limite pas et elle peut aussi être appréhendée sur le plan biographique, modulant des ancrages et des prises sur le présent qui dépendent également des possibilités offertes par l’environnement urbain dans lequel on s’inscrit.
– la recherche systématique d’appropriations chronotopiques en marge des temps structurants, à la fois dans le sens d’une quête d’inscription dans un processus de transformation, et d’une personnalisation et qualification des relations entre soi-même et les autres et entre soi-même et le territoire habité.
C’est le vélo qui ouvre une autre conscience du temps, un autre espace-temps dans Paris, parce que ça me permet d’accéder à plein d’endroits très facilement, en étant libre, en gérant mes temps de transport et en ayant des temps acceptables… […] Ce n’est qu’en vélo que je peux être régulier, et c’est pour ça aussi que le vélo c’est la liberté, c’est le fait de pouvoir maîtriser son temps parce que tu n’as aucune contrainte et quand je suis pressé, et les conditions météo le permettent, c’est ce que je fais… [Gérard, Exploration chronotopique d’un territoire parisien, 2015-2018].
La maîtrise de son temps propre apparaît dans l’expérience de nos interlocuteurs comme une confrontation aux temps structurés à l’intérieur duquel retrouver des marges d’agencement et d’optimisation, et opérer des choix, en personnalisant et qualifiant des moments. Ce temps organisé fait apparaître une dimension qualitative dans l’organisation du temps structuré qui tient compte des opportunités disponibles là où la confrontation a lieu. C’est un temps « parasitaire » des temps structurés et qui en détermine les limites. Dans la dynamique de métropolisation en cours, des formes pratiques et symboliques de résistances (par exemple face aux pressions de l’industrie touristique) et de résiliences apparaissent au quotidien articulant les dimensions fonctionnelles, sociales, sensibles et aussi technologiques (Eriksen, 2001, 2020).
Temporaliser l’habiter
Le travail ethnographique fait émerger la richesse et l’intérêt heuristique des formes des expériences et pratiques chronotopiques, leur dimension qualitative, donc politique, et leur ancrage spatial. Malgré les nombreuses données aujourd’hui disponibles pour temporaliser les territoires, ainsi que les outils pour les interpréter et les spatialiser, il reste un hiatus qui ne peut être simplement comblé entre la connaissance mesurable des temps de la ville et la complexité de l’expérience du temps, ainsi que le potentiel humain d’invention. Les résultats que nous avons exposés ici sont évidemment spécifiques au cas métropolitain parisien, ils mériteraient d’être mis à l’épreuve d’autres situations territoriales (même à l’intérieur de la métropole), par exemple en s’interrogeant sur la manière dont l’expérience du temps se construit face à des processus souvent décrits en termes d’homogénéisation (qu’il s’agisse de mode de vie ou de manière de concevoir un territoire).
Si des injonctions à l’accélération aliénante (Eriksen, 2001; Rosa 2010), à l’absence de pause (Crary 2014), au présentisme (Hartog 2003), ou encore à la patrimonialisation muséifiante (Poulot 2006), semblent dominer les échelles et les horizons temporels des sociétés contemporaines, ce qui apparaît dans les expériences et pratiques habitantes, ce n’est pas tant un changement de régime temporel dominant, mais plutôt la possibilité d’une polychronie où s’articulent différentes temporalités (vitesse/lenteur, long et court terme, quotidien et exceptionnel, mémoire et attente).
La question ne serait pas alors de trouver le bon ruthmos, mais plutôt de considérer que la temporalisation de l’expérience et des pratiques habitantes, semble se configurer plutôt sous une forme polychronique que polyrythmique, dans la mesure où elle mobilise, dans « un même temps » (Rancière 1996, p. 67-68), plusieurs grammaires du temps et pas seulement plusieurs rythmes. En ce sens, elle saurait « accueillir les différences qui nous constituent, renonçant à la nécessité de les soumettre à un unique principe normalisateur » (Conz 2019).
C’est pour cette raison qu’il nous paraît important de replacer la question rythmique à l’intérieur d’une réflexion plus large autour des temporalités de l’habiter, pour ne pas réduire la complexité et la richesse des significations dont les pratiques et expériences habitantes sont constamment chargées.