Cet article est proposé par le rhizome Chôros.
En avril 2020, l’Union européenne a retiré une part de son soutien financier à WWF (Word Wildlife Fund), prenant ainsi à son compte les accusations de répression des Pygmées qu’une autre organisation non gouvernementale (ONG) mondiale, Survival International, avait portée devant la Commission.
Dans le cas des Pygmées, il s’agit d’un terme générique qui regroupe environ un million de personnes relevant de différents groupes (Aka, Baka, Batua, Bongo, Kola, Koya, Mbuti, Sua, Twa, …), présents en Ouganda, au Rwanda, au Cameroun, au Gabon, en Centrafrique et aux Congo (RPC et RDC). Ce sont des sociétés nomades, surtout composées de chasseurs-cueilleurs, qui produisent une musique polyphonique originale et souvent cruellement exploitées par leurs voisins. Le conflit évoqué ici porte sur les Baka du bassin du Congo, pourchassés sous l’accusation de « braconnage » par les « écogardes » financés par WWF. En fait, depuis 2016, Survival dénonce les violences, les « tortures » et les « persécutions » que subissent les Baka de la part d’organisations qui n’ont pas obtenu le consentement de ces habitants pour leur interdire dans leur espace de vie la pratique de leurs activités habituelles. Est également dénoncée l’exploitation des forêts par des firmes transnationales qui travailleraient main dans la main avec WWF et détruiraient de manière irréversible le territoire des Baka. Survival résume ces pratiques sous le terme de « colonialisme vert ». On peut donc lire ce conflit comme une concurrence morale entre deux partis thématiques mondiaux : Survival et WWF, les Autochtones (gentils) contre les Envahisseurs (méchants) si on suit les arguments du premier, à moins que ce ne soit les Terriens (gentils) contre les Humains (méchants ?), si l’on reprend le vocabulaire de la nouvelle église animiste-immanente lancée par Bruno Latour (Lévy, 2020).
Survival International a bien été créé en 1969 pour défendre les « peuples autochtones ». Qui sont ces « autochtones » ? On ne sait pas toujours si, par ce terme, on désigne systématiquement les mêmes populations. Pour Survival, « autochtone » est ainsi la traduction de l’anglais « tribal » et non de « indigenous », qui est utilisé dans le lexique des Nations-Unies. Avec ce vocable, nous nous engageons ipso facto dans un débat compliqué sur ce qu’est un peuple et ce que signifie l’autochtonie. Comme on le sait, il n’est pas de « peuple premier », nous sommes tous des descendants de migrants et ceux qu’on appelle autochtones sont le plus souvent les avant-derniers arrivés, eux-mêmes ayant tout à fait pu détruire des sociétés qui leur préexistaient aux mêmes endroits. En ce sens, « autochtone » veut dire approximativement « groupe humain précolonial n’ayant pas pu disposer d’un État à l’occasion de la décolonisation ». Certains groupes ethniques d’Afrique subsaharienne n’ont pas obtenu ce statut car on considère que leurs intérêts sont défendus par les États actuels, tandis que d’autres se l’ont vu reconnaître. Dans les textes de l’ONU qui régissent ce statut (Martínez Cobo, 1981-1983), l’autochtonie est associée à la « continuité » historique, mesurée de l’extérieur, des sociétés concernées, ce qui laisse planer un doute sur leur droit à définir leur propre dynamique. Notre soutien aux « autochtones » doit-il impliquer que ceux-ci restent enfermés dans une histoire immobile ?
Par ailleurs, il est souvent question de « segments dominés » d’une société et non de société distincte. Cette ambiguïté a l’avantage d’éviter de parler d’indépendance, ce qui serait plus lourd à porter dans les arènes internationales, et de rendre logique les demandes de compensations ou de réparations pour les souffrances subies au sein d’une société de la part de groupes qui s’en considèrent partie prenante. Les cas australien et canadien sont devenus classiques à cet égard : après avoir été exploités, brutalisés et niés dans leur existence pendant deux siècles, les Aborigènes et les Inuits ont obtenu un certain nombre d’avantages politiques — demande de pardon, reconnaissance de droits, soutien financier. Cette recherche d’un nouvel équilibre suppose qu’on se situe à l’intérieur de républiques démocratiques où le débat public est libre et organisé et où des politiques publiques correctives peuvent bénéficier d’une légitimité indiscutable.
C’est loin d’être le cas partout et notamment en Afrique subsaharienne, où les gouvernements sont souvent entre les mains d’autocrates peu scrupuleux qui mettent l’État qu’ils contrôlent en coupe réglée au profit de leur clientèle ethnique. Ces dirigeants voient les relations avec des acteurs étrangers, ONG mondiales comprises, comme une source de profit supplémentaire. Le parc naturel Messok Dja, situé au nord-ouest du Congo-Brazzaville, et qui constitue une partie d’un massif forestier trinational abrite notamment des éléphants, des gorilles, des aigles couronnés et des pangolins et a été l’origine de la dénonciation de WWF par Survival. Il est typique des bonnes affaires écologiques dont le sanglant dictateur congolais Denis Sassou-Nguesso est devenu un spécialiste. Plus généralement, mettre au premier plan la préservation de la nature a parfois, et surtout en Afrique, été associé à une maltraitance des humains.
La réserve du Dja, au Cameroun, a d’abord eu pour objectif d’offrir des ressources cynégétiques pour la distraction des colons (Lazzarotti, 2011). Il y a donc chasseur et chasseur. Pire, l’Afrikaner Paul Kruger, fondateur, en 1898, de ce qui allait devenir la plus grande réserve animalière d’Afrique du Sud, puis son successeur britannique, James Stevenson-Hamilton associaient-ils explicitement à leur projet conservationniste des mesures complémentaires imposées aux habitants du lieu: refus radical de toute concertation, expulsions de masse, mépris profond pour des populations jugées, de par leur « race », incapables de protéger la nature et considérées comme bien moins respectables que les végétaux et les animaux. La qualification de certains de ces actes comme crime contre l’humanité n’aurait rien d’incongru. En ce sens, WWF, qui ne se prive pas de donner des leçons de morale aux habitants chaque fois que, de par le Monde, un projet d’urbanisme affecte la biographie d’un arbuste, se situe, même s’il tente aujourd’hui de s’en extraire, dans le sillage historique d’une philosophie politique nauséabonde.
Peut-on reprocher à un peuple de chasseurs de chasser ? Mais peut-on reprocher à la société-Monde de défendre des espèces menacées à l’échelle planétaire ? Aux deux questions, la réponse est clairement non. S’agit-il d’un « conflit de valeurs » dans lequel deux points de vue également justes seraient inconciliables ? En apparence, mais en apparence seulement. La biodiversité et la sociodiversité sont deux biens publics mondiaux, mais dissymétriques. La biodiversité est conditionnée à l’existence de sociétés pour la défendre et la promouvoir. L’argument de Survival est logique : c’est avec les habitants et non contre eux qu’il faut organiser la conservation des espèces menacées. Ce n’est toutefois pas si simple car, contrairement à ce que disent les autochtonistes naïfs, le mode paléolithique d’exploitation de la nature ne garantit absolument pas sa conservation. C’est la puissance limitée et la fragilité des sociétés qui l’ont adopté qui ont évité de plus graves extinctions, mais les exemples sont nombreux de destructions que les groupes de chasseurs-cueilleurs ont infligées aux forêts et aux animaux les plus vulnérables. Le fait de n’avoir pas pris le tournant du Néolithique et/ou d’avoir été maltraités par ses voisins ne préjuge pas de pratiques respectueuses des environnements naturels. En outre, qui sont les habitants de ces espaces ? Pas seulement les résidents directs, mais de proche en proche et à des degrés divers, toute l’humanité, qui est responsable de l’enjeu, d’échelle planétaire, de la biodiversité.
Si on imaginait un processus visant la résolution du problème qui passerait par la commensuration des problèmes : comment placer sur le même plan des demandes qui semblent pourtant incommensurables ? Il y aurait sans doute une discussion franche entre les représentants des différentes sociétés impliquées, du local au mondial, et une analyse en finesse des enjeux : quels animaux faut-il absolument protéger et lesquels peut-on chasser ? Quelles sont les conditions d’existence de la société baka auxquelles ses membres ne sauraient renoncer ? Ce ne serait pas facile car les Baka forment une société très horizontale sans institutions formalisées. Il faudrait faire preuve d’imagination. N’est-ce pas ce qu’on attend des ONG, dont l’avantage comparatif est souvent leur pragmatisme et leur capacité à agir en épousant la complexité du monde social ?
En utilisant les recommandations et les expériences accumulées depuis plusieurs décennies (voir déjà Blench, 1999), on finirait probablement par trouver une solution passant par la construction par les groupes locaux de capacités nouvelles dans le domaine de la conservation, qui seraient explicitement reconnues et rémunérées, ce qui compenserait la modification, limitée, de leurs modes de vie. Aux simplismes des allégeances morales à des mythes, celui de la nature bonne ou celui du bon sauvage qui engendrent inévitablement des antinomies ingérables et de funestes exceptions, on peut opposer la complexité éthique. Il existe de multiples relations possibles au monde bio-physique, donc plusieurs natures, toutes humaines. Et toutes les sociétés sont comptables, sans discrimination mais sans privilège, de leurs manières de traiter les environnements, les leurs et ceux des autres sociétés. La convergence et le consensus ne peuvent provenir de normes ou de dogmes, mais du dialogue réflexif entre citoyens concernés, qui sont jusqu’à présent les grands absents de ce débat. Tout cela demande de l’écoute, de la confiance et du temps. Le spectacle désolant de la joute entre ces entreprises politiques qui semblent d’abord motivées par leurs intérêts propres montre qu’il y a encore beaucoup à faire pour donner à ces enjeux la politique qu’ils méritent.