L’apparition de nouveautés technologiques pose souvent problème aux travailleurs, surtout quand des emplois sont supprimés à cause de l’irruption de nouvelles machines. Ce fut le cas, par exemple, dès la fin du 18e siècle, lors de l’introduction des métiers à tisser. À l’occasion des guerres, grandes inspiratrices de nouveautés technologiques, l’impression de dépassement par la technique peut s’étendre à l’ensemble de la population. La bombe atomique en est l’exemple le plus flagrant. Il n’est donc pas surprenant que les sciences humaines aient très tôt interrogé la technique. Par exemple, dans un article intitulé L’illusion technologique, l’anthropologue André Leroy-Gourhan s’exprime comme suit :
« De toutes les activités humaines, la technique est la seule qui ne revienne jamais à son point de départ : on repense Platon à chaque génération, on ne repense pas les techniques, on les apprend ; les millions de rencontres entre les ouvriers et l’outil font qu’elles progressent, cumulativement, par améliorations insensibles, comme évoluent les êtres vivants. De sorte que les techniques, produit de la pensée humaine, ont une vie qui échappe à l’humanité individuelle, chacun les prend au point où elles en sont et elles courent devant lui jusqu’à la génération suivante. Parler de notre dépassement actuel par les techniques est donc un faux problème : les techniques sont normalement “dépassantes” et le point angoissant n’est probablement pas là » (Leroy-Gourhan 1986, p. 86-87).
Les bienfaits des nouvelles technologies sont reconnus par tous.
Il est vrai que la démesure technologique n’est pas considérée comme l’une des causes principales des angoisses de notre temps : on pointera plutôt du doigt les excès de la finance, les ravages du néo-libéralisme, l’incurie des politiciennes et politiciens, l’opulence des managers ou les problèmes soulevés par l’immigration ; il est en revanche très mal vu de remettre en cause les nouvelles technologies et leurs bienfaits. Les milieux conservateurs, ceux de l’économie libérale et ceux dits écologistes chantent en effet à l’unisson les figures montantes du bien commun : l’innovation technologique garante de la croissance et du développement durable, la société de la connaissance dispensant ses informations gratuites dans tous les domaines et à la portée de tous les écrans, le « village Internet », lieu de dialogue et de démocratie, « l’éducation et la santé personnalisées », les esprits et corps connectés de la « santé parfaite », les « villes intelligentes » aux façades végétales et la « guerre zéro-mort » dans des pays aussi lointains que possible.
De fait, les Occidentaux dans leur grande majorité semblent désormais incapables de concevoir un monde dans lequel on se passerait de l’assistance empressée des compagnies multinationales telles que IBM, CISCO, Google-Alphabet et consorts pour l’information et la communication ; ils n’imaginent pas non plus vivre sans la protection efficace de Roche, Novartis et tout le « Pharma » en ce qui concerne la santé ; la plupart ne voient même pas comment on pourrait bouder les produits de Nestlé, de McDonald et de toute la grande consommation avec sa logique de supermarché. L’humanité des consommateurs et consommatrices fait confiance, semble-t-il, aux compagnies multinationales, pourvoyeuses de produits attractifs et d’emplois.
Pourquoi tant d’essais critiques autour des « ravages de la technoscience » ?
Alors que le triangle nouvelles technologies, innovations et croissance économique s’impose aux yeux du plus grand nombre comme la seule solution réaliste, il y a de quoi être surpris par la prolifération des essais critiques qui se sont publiés sous forme de livres, d’articles, de films documentaires ou dans des blogs au cours de ces quinze dernières années. Le divorce qui semble régner entre le ressenti de la majorité et les discours alarmants d’une part des intellectuels force à se demander quelle est l’utilité de toute cette activité de pensée contestataire qui visiblement ne prend pas vraiment, et à laquelle on attribue parfois des relents d’élitisme.
Deux livres pour discuter de l’utilité des discours contestataires.
Les deux ouvrages recensés ici présentent des exemples nombreux et très concrets de contestation des technosciences.
Philippe Baqué est journaliste d’investigation. Son livre : Homme augmenté, humanité diminuée : d’Alzheimer au transhumanisme, la science au service d’une idéologie hégémonique et mercantile fait le point sur les problèmes que la médecine doit affronter aujourd’hui. François Jarrige est historien. Son livre : Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences montre à quel point servir des machines a toujours posé problème au monde du travail et à la société en général. Ces deux ouvrages tout à fait complémentaires se ressemblent par plusieurs aspects, qui justifient encore davantage de les commenter dans un même article. Les auteurs font preuve de la même rigueur, de la même honnêteté intellectuelle. Ils ont, pour achever leur travail de synthèse, collecté un nombre impressionnant d’informations. Leurs livres sont bien écrits et accessibles à un large public de curieux.
Il faut insister aussi sur un point commun particulièrement important : les auteurs présentent tous deux l’histoire de la technique, qu’elle soit ancienne ou contemporaine, comme une histoire politique impliquant notamment l’affrontement de deux camps : celui des personnes qui disposent des machines et celui des personnes dont les machines disposent. Très clairement, l’empathie des deux auteurs va vers les victimes. En tant qu’historien, François Jarrige éprouve le besoin de témoigner à ce propos. Il affirme :
« Dans ce livre, j’ai ainsi tenté d’écrire une histoire politique des techniques à l’aune des préoccupations du présent, d’explorer le monde technique en l’inscrivant au cœur des luttes sociales et des aspirations contradictoires qu’il a fait naître. Il s’agit d’une histoire pleine d’empathie pour ses protagonistes, soucieuse de proposer des modèles d’interprétation généraux des sociétés passées et de leurs mutations techniques, mais sans jamais perdre de vue la diversité des expériences, sans oublier les marges d’autonomie qui guident les acteurs et leurs représentations » (Jarrige 2016, p. 347).
Philippe Baqué et l’empathie pour les victimes d’une médecine des normes et des protocoles.
Les motivations initiales de l’ouvrage de Baqué sont présentées par l’auteur lui-même :
« Cette enquête que je mène à la première personne du singulier a débuté dans la chambre d’hôpital d’une vieille dame qui perdait la tête. Ma mère prétendait avoir vu le point zéro et tentait d’attraper des nuages en fumant sa cigarette. Diagnostiquée Alzheimer, elle a passé quelques années dans une unité fermée d’un Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), où elle déambulait en compagnie d’autres patients, profitant d’un personnel bien intentionné et participant à différentes animations. Elle est ensuite devenue grabataire et a changé d’unité. Plus d’animations. Moins de personnel. Un salon devenu l’antichambre de la mort où les pensionnaires déliraient durant des heures sur fond de radios commerciales et de séries télévisées. Ce que j’ai vu durant toutes ces années où j’ai accompagné ma mère n’a fait qu’alimenter des doutes autour de la maladie d’Alzheimer » (Baqué 2017, p. 11).
Ces doutes, l’auteur les exprime et les consolide dans 16 chapitres bien argumentés, jusqu’à en faire de criantes vérités. Ayant accompagné moi aussi une mère diagnostiquée Alzheimer et bourrée de médicaments, je me dois de témoigner ici à la première personne combien ces chapitres m’ont convaincu et m’ont permis de prendre conscience de phénomènes que j’avais moi-même parfois pressentis, mais sans réellement les comprendre.
En ce sens, les 16 premiers chapitres du livre de Baqué apportent un première réponse à la question posée dans le titre de cet article : oui, quand des personnes se sentent concrètement concernées par la souffrance ou par celle de leurs proches, le fait d’être mis en contact avec une contestation honnête de la soi-disant science médicale peut être reçu positivement ; les opinions les plus répandues finissent par évoluer au gré de ces contestations et les multinationales finissent par changer de stratégie. L’empire Alzheimer, construit autour du Pharma, a eu beau claironner tant de fois que le remède miracle, déjà actif sur les souris de laboratoire, allait bientôt être étendu à l’homme, la maladie d’Alzheimer ne se soigne toujours pas de manière chimique, ni biologique.
Au-delà des praticiens obstinément dociles aux normes médicales, s’est d’ailleurs développée une fronde de médecins privilégiant l’humain plutôt que les médicaments (chapitres 8 et 13). Même la théorie savante officielle, présentant Alzheimer comme une maladie dégénérative particulière à base de plaques séniles (protéines beta amyloïdes) et de dégénérescences neurofibrillaires dues à la protéine tau (Baqué 2017, p. 77) est contestée. Certes, ces lésions existent bel et bien, mais leur lien avec des formes particulières de démence sénile n’est pas établi, puisque certaines personnes âgées, dont le cerveau abritait ces lésions en grand nombre, n’ont pas montré le moindre signe de démence jusqu’à leur mort (chapitre 12). En définitive, Philippe Baqué se range du côté des nombreux médecins frondeurs, ou de psychologues comme Anne-Claude Juillerat Van der Linden et Martial Van der Linden, qui considèrent que la vieillesse n’est pas une maladie et présentent la maladie d’Alzheimer comme une sorte de mythe né de nos peurs face à la démence et à la mort, utilisé par les compagnies multinationales pour développer leur commerce (chapitre 14) (Whitehouse et George 2009) (Van der Linden et Juillerat Van der Linden 2015).
Thérapies génétiques, médecine personnalisée et humain augmenté.
À partir du chapitre 17 de son livre, l’exposé de Philippe Baqué prend un tour très différent. Jusque-là, le destin malheureux de sa mère l’avait conduit à enquêter sur la manière dont notre société considère la vieillesse et la démence sénile. Il a découvert à cette occasion à quel point Big Pharma tire les ficelles de la santé publique. À partir de là, son enquête colle aux stratégies mises en place par les compagnies multinationales. Il adopte l’attitude du lanceur d’alertes qui cherche à montrer à quel point la cupidité et l’absence de scrupules des grands acteurs de la santé les conduit à construire de toute pièces, et avec la complicité des pouvoirs publics, un édifice toujours plus effrayant d’inhumanité. Les 16 derniers chapitres font surgir une à une des questions éthiques de plus en plus graves, jusqu’à la question finale qui met en cause notre humanité même et qui laisse l’auteur lui-même perplexe : qui sommes-nous dans tout ça, un simple paquet d’informations numériques ? Son enquête demeure rigoureuse, ses démonstrations sont toujours très claires et pourtant il y a lieu de se demander ici si l’étalage de tant de légitime colère favorise une prise de conscience effective des personnes auxquelles il s’adresse. L’auteur pose lui-même plusieurs fois cette question dans le livre, sans y répondre vraiment (Baqué 2017, p. 16-17) (Baqué 2017, p. 129-130).
Plus concrètement, l’auteur fait apparaître, dans cette deuxième moitié du livre, différents avatars de la médecine du futur, conçus par les milieux de l’économie qui projettent de multiplier par dix le volume du marché de la santé. D’abord le « diagnostic précoce », qui consiste à tenter de découvrir, dix ans à l’avance, une maladie qui ne s’est pas encore exprimée. On recherche pour cela des substances spécifiques : les biomarqueurs qui anticipent sur l’existence de risques potentiels. Dès que le test est jugé positif, on peut, en principe, administrer un traitement préventif de longue durée (chapitre 17). Mais le test le plus sûr est génétique. Il consiste à interroger les 25’000 gènes qui constituent, en quelque sorte, notre notice de montage. On risque d’y trouver des informations qui indiqueraient une prédisposition à certaines grandes maladies de notre temps : cancers, maladies cardio-vasculaires, Parkinson et Alzheimer. On peut aujourd’hui, pour quelques milliers d’euros, acheter sur internet son profil génomique et le faire analyser pour en connaître les faiblesses. Ainsi une actrice américaine, Angelina Jolie, s’est fait couper les deux seins et enlever l’utérus parce que son profil génomique semblait indiquer une prédisposition aux cancers de type gynécologique (Baqué 2017, p. 162). Puis vient la « médecine personnalisée », consistant à constituer un double numérique de chaque individu, un avatar virtuel, englobant ses données génétiques, les taux de ses nombreuses protéines, ses biomarqueurs, son dossier médical et les données en ligne de son corps connecté. Toutes ces données sensibles, pouvant conduire à la discrimination de certains individus, seront à la disposition du corps médical, des assurances maladie, de la recherche en médecine, de la police nationale et de l’armée américaine (par l’intermédiaire de Google Alphabet et al.). Puis viennent les méthodes de réécriture du matériel génétique, dont la « méthode Crispr-Cas9 » de 2011. Il s’agit de ciseaux génétiques permettant d’éliminer, de copier ou de stimuler des gènes. De telles méthodes ouvrent le champ au fantasme du bébé génétiquement parfait, c’est-à-dire dont le génome a été nettoyé et adapté aux désirs des parents (chapitres 20 à 28).
Les chapitres 29 à 33 illustrent le paroxysme de ces développements : grâce aux techniques de la « santé parfaite » la race humaine pourra enfin être purifiée. L’homme augmenté, truffé de capteurs, flanqué de son avatar thérapeutique, sera celui qui dominera alors le monde. Baqué fait parler à ce propos le futuriste Laurent Alexandre, technoprophète et grand entrepreneur du gène européen (société DNA-Vision). Décrivant l’avenir des communautés qui n’auraient pas pu accéder aux réparations génétiques, ou pire, qui les auraient refusées, il écrit dans son livre (Alexandre et Besnier 2016) : « Ces reclus du futur pourraient devenir les parias génétiques dégénérés et vivre en marge d’une société high tech dont ils refuseraient les valeurs » (Baqué 2017, p. 275).
Cauchemars, « vérités scientifiques » et démesure.
Autant le monde de la maladie concrète et de l’hôpital paraît proche de chacun, autant le monde des thérapies génétiques et du transhumanisme paraît lointain. Qu’est-ce qui est sérieux là-dedans, n’est-ce pas seulement un mauvais rêve ? Malgré les arguments de poids de Philippe Baqué, la démesure est telle que l’on a de la peine à croire un tel monde possible. Daniela Cerqui, qui étudie depuis longtemps l’homme augmenté et le transhumanisme, reprend ce thème dans l’article récent qu’elle a intitulé : « Le transhumanisme, une névrose collective ? » (Cerqui 2018).
Il est important de s’interroger en premier lieu sur les « vérités scientifiques » qui sous-tendent tous ces développements technologiques. Que valent-elles en réalité, faut-il les prendre au sérieux ? Comme le souligne Bruno Strasser, de nos jours la recherche médicale s’intéresse beaucoup moins à l’élaboration de théories nouvelles (comme le fit la biologie moléculaire au 20e siècle). On s’y consacre surtout à l’accumulation, la mise en ordre et la compilation de résultats expérimentaux en grand nombre, un peu à la manière de l’histoire naturelle du passé. Ainsi, la preuve scientifique relève-t-elle en grande partie, aujourd’hui, d’analyses statistiques d’un déluge de données (Strasser 2012 [1]) (Strasser 2017). Le problème d’une telle approche est que cette analyse requiert une maîtrise des hypothèses et des outils statistiques qui n’est pas forcément très répandue dans le milieu de la recherche médicale. En outre, il n’est pas rare que les corrélations trouvées soient surinterprétées dans le but d’aboutir dès que possible à des résultats publiables. Bref, le fait que cette science se porte mal n’est plus un mystère. Les sociétés scientifiques européennes en ont beaucoup parlé et, même en Suisse, où pourtant la médecine personnalisée fait l’objet de vastes programmes officiels, la revue Horizons, magazine suisse de la recherche scientifique, y a consacré de nombreuses pages. Dans le numéro 106 de septembre 2015, le rédacteur en chef titrait son éditorial : « Une science à réinventer », et poursuivait : « Reproductibilité, fraudes et biais statistiques : les problèmes de la science sont de plus en plus apparents. De quoi faire la une de The Economist, qui titrait en 2013 “How Science Goes Wrong” » (Saraga 2015, p. 2).
Un autre exemple encourage à douter du bien-fondé de certaines prophéties technologiques concernant la « santé parfaite ». Il s’agit du Human Brain Project. Ce projet de neurosciences à un milliard d’euros, financé par la Communauté européenne depuis 2011 et implanté en bonne partie à Lausanne, a la mission de simuler le fonctionnement du cerveau humain et de ses troubles, Alzheimer par exemple : il s’agit en quelque sorte de faire entrer le cerveau dans l’ordinateur. Or les résultats obtenus jusqu’ici sont controversés et ne semblent vraiment pas à la hauteur des promesses. Sous le titre « Cerveau et imaginaire sociotechnique : genèse du Human Brain Project entre science et politique », Francesco Panese présente une analyse fouillée de la genèse du projet (Panese 2015).
Les défaillances de la science ne sont pas les seules raisons de douter de la fiabilité de la plupart des discours utopiques du 21e siècle, délivrés par des technoprophètes à l’ego surdimensionné, sur le mode du marketing. Certains projets qui seraient techniquement réalisables à petite échelle, finissent par capoter à cause de leur démesure. En 2014, on a estimé la consommation énergétique du numérique. On a trouvé qu’en Europe, la consommation électrique due au fonctionnement des infrastructures et des serveurs était de l’ordre de 10 % de la consommation électrique totale. C’était à quelques pourcents près la même consommation que pour l’éclairage. Une étude plus récente (Diguet et Lopez 2019, p. 4) montre que, dès 2030, la consommation électrique mondiale due à l’ensemble du secteur informatique pourrait dépasser la moitié de la consommation électrique totale (13 % pour les seuls data centers). Les compagnies d’assurance qui commencent à couvrir les risques de la cybercriminalité ont aussi évalué les coûts occasionnés par les 120 000 cyberattaques perpétrées par jour. Elles ont trouvé 440 milliards de dollars pour l’année 2014. Rappelons en comparaison que l’ensemble du marché des microprocesseurs, qui constituent pourtant le noyau dur de l’informatique, ne s’élève qu’à 40 milliards par an (Zuppiroli 2018, p. 187-191). Or, ces estimations de 2014 n’incluaient ni l’éducation et la médecine personnalisées, ni la ville intelligente et ses réseaux (smart city and smart grids), ni l’Internet des objets (Internet of Everything), ni l’augmentation massive de l’intelligence artificielle et des robots, ni les blockchains, etc. Alors où allons-nous ?
Les promesses de la technique : qu’en dit l’Histoire ?
Dans la conclusion de son livre, François Jarrige confirme qu’il ne faut pas toujours croire les utopies technologiques :
« L’histoire des techniques et de leurs usages montre en effet combien les techniques sont souvent “désinventées”, c’est à dire abandonnées et reléguées dans l’oubli. L’histoire est remplie de ces machines et inventions célébrées comme révolutionnaires avant d’être totalement oubliées ; même les avions supersoniques, les produits miracles comme l’amiante, le DDT ou les CFC ont été finalement proscrits » (Jarrige 2016, p. 349).
L’énergie nucléaire constitue un exemple particulièrement intéressant de ces techniques en cours de désinvention (Jarrige 2016, p. 278-281). 1968 marque la naissance, dans plusieurs pays, de véritables mouvements de contestation de l’énergie nucléaire. Mais dix-huit ans plus tard, en 1986, l’opinion française est encore très largement influencée par des discours favorables à l’énergie nucléaire, comme le suivant [2] :
« Car l’ère nucléaire, c’est l’aboutissement d’une longue marche, faite d’espoirs et de chimères, vers la domestication d’énergies de plus en plus abondantes, de plus en plus propres, faciles d’emploi et économiques. […] La contrepartie de cette qualité croissante, c’est une complexité toujours plus grande du processus industriel apte à transformer la matière première que nous offre la Nature en un produit hautement élaboré. Rançon du progrès, cette complexité suscite inquiétudes et interrogations. Mal assumée, elle engendre un certain désarroi. Face à une technique dont le sens et la finalité lui échappent, l’homme a tendance à se replier sur lui-même, à refuser tout changement » (Leclerc 1986, p. 7-8).
L’abandon de la filière surgénératrice, les accidents de Tchernobyl puis de Fukushima ont rendu ce type de discours inopérant en ce qui concerne le nucléaire. Tous les contestataires du nucléaire qui, pendant des décennies, ont peut-être eu l’impression de se battre pour rien, sont en passe de réussir aujourd’hui à proposer une alternative à Fukushima. En 70 ans, les doutes sur les bienfaits du nucléaire ont fini par infiltrer la conscience du monde développé. Cet exemple répond en partie à la question posée dans cet article. Il ne faut pas s’attendre à ce que les discours technocritiques agissent instantanément, mais ils agissent. Une analyse un peu analogue aurait pu être conduite autour des promesses de la « révolution verte », qui prétendait vaincre la faim dans le monde en industrialisant l’agriculture à l’aide de la chimie (engrais, pesticides, herbicides) et des machines. Ce projet est aussi en cours de lente désinvention. De même que les divers projets de nanoscience et nanotechnologies : refaire le monde atome par atome, soigner les cancers avec des nanorobots, etc. (Roco et Bainbridge 2002), est en perte de vitesse. On en entend beaucoup moins parler aujourd’hui, car les doutes font leur chemin et les affaires commerciales ne sont pas aussi bonnes que le marché l’avait espéré (Zuppiroli 2018, p. 121-128).
Les « leçons de l’histoire » vues par François Jarrige.
Il est difficile en peu d’espace de rendre justice au livre de François Jarrige, qui se réfère aux réflexions de plusieurs centaines de penseurs et d’un bon millier de commentateurs, hommes et femmes. Au risque de passer à côté de réflexions importantes, je me suis arrêté à deux personnages emblématiques, qui traduisent bien le malaise de l’historien face à un progrès technologique tout puissant, échappant sans cesse aux leçons de l’histoire. Il s’agit de la philosophe Simone Weil (Jarrige 2016, p. 210) et de l’écrivain Georges Bernanos (Jarrige 2016, p. 224), car leurs pensées critiques apparaissent singulièrement prophétiques aujourd’hui.
« Les machines apparaissent bien comme étant propres, du point de vue purement technique, à décharger les hommes de ce que le travail peut contenir de machinal et d’inconscient, mais en revanche elles sont [forcément] liées à une organisation de l’économie centralisée à l’excès et par suite très oppressive » (Weil 1998, p. 148). Aujourd’hui les techniques dites high tech sont, dans cette logique, celles essentiellement visées par la technocritique, car elles fondent le pouvoir des multinationales ; les techniques artisanales dites low tech demeurant plus proches de l’humain et plus éloignées des enjeux de pouvoir.
« Dans La France contre les robots, écrit en 1944 lorsqu’il est en Amérique latine et publié en 1946, [Georges Bernanos] se veut un combattant de la liberté contre toutes les formes de deshumanisation, qu’elles émanent du capitalisme, du fascisme ou du communisme. Il se bat contre le monde moderne, symbolisé par le matérialisme, le primat de l’économique et la suprématie des machines. Mais lorsque le livre apparaît après la guerre, sa critique virulente de la technique est très mal acceptée. La dénonciation a des accents passéistes alors que la technique semble d’abord avoir donné la victoire aux Alliés. Mais pour Bernanos, “un monde gagné par la technique est perdu pour la liberté” » (Jarrige 2016, p. 224).
À cette voix française fait écho, en Allemagne, celle de Martin Heidegger, qui « d’abord proche soutien du régime [national-socialiste], s’en éloigna ainsi après 1935, lorsqu’il comprit “que la vérité historique du nazisme n’est pas le retour au commencement, mais bien l’entéléchie de la pensée technique moderne, l’achèvement du technicisme moderne” » (Jarrige 2016, p. 225). Remarquons que ces penseurs – Weil, Bernanos, Heidegger – ont tous les trois étayé leurs visions humanistes par référence à des formes de spiritualité chrétienne, comme si la pensée laïque, trop imprégnée par sa fascination pour la technique, n’était plus capable de transcender le quotidien.
Les critiques des nouvelles technologies sont-elles vraiment utiles ?
Il est légitime de conclure, au vu des nombreuses expériences révélées par l’histoire ancienne tout comme contemporaine, qu’il ne faudrait pas se priver de discuter les nouvelles technologies sous prétexte que l’irruption de la technique serait une fatalité contre laquelle on ne peut rien. En fait, les critiques agissent cumulativement et les effets de cette activité de pensée propre à freiner la démesure technologique se voient souvent à long terme, comme dans l’exemple de l’énergie nucléaire évoqué plus haut. Il est rare que l’on puisse en attendre des effets de prise de conscience immédiats, car beaucoup de réflexions se dissolvent dans les difficultés du quotidien qui, elles, se vivent à des échelles de temps beaucoup plus courtes, d’autant plus que nos sociétés préparent des individus incapables d’agir sur le réel sans assistance technologique. Dans ces conditions, les contestations qui agissent le plus rapidement, nous l’avons vu, sont celles qui concernent des problèmes concrets, proches du quotidien, comme l’organisation des hôpitaux, celle des écoles, la consommation électrique d’internet, la cybercriminalité etc.
Au-delà des critiques provenant des sciences humaines, il est utile aussi que les technoscientifiques eux-mêmes dénoncent les impostures, celles notamment qui naissent de discours futuristes sur la technique, qui sont de simples instruments de pouvoir. Par exemple, Jacques Testart fut longtemps engagé avec succès dans les recherches autour du « bébé éprouvette » ; aujourd’hui, sur son site internet personnel [3], il s’annonce lui-même comme « critique de science » et y présente de nombreux articles en ligne dénonçant les impostures et les démesures technoscientifiques (Testart et Rousseaux 2018). Autre exemple : les universités de l’arc lémanique attendaient depuis longtemps un prix Nobel. Dans cette perspective, elles ont recruté à grands frais de nombreux scientifiques de renom, qu’aux États-Unis on appellerait volontiers des top guns. Mais qui, dans les sphères du pouvoir universitaire, aurait bien pu croire qu’un scientifique du cru comme Jacques Dubochet, tout le contraire d’une vedette qui s’affiche, obtiendrait en 2018 le prix Nobel de chimie ? Ce brillant scientifique, humaniste et écologiste de la première heure, a décidé d’utiliser la tribune que lui offre cette notoriété nouvellement acquise pour exhorter les milieux de la science, de la politiques et de l’économie à promouvoir des mesures radicales contre le réchauffement climatique (Dubochet 2018) (Fragnière 2019). Un autre exemple encore nous est offert par Solange Ghernaouti, professeure à l’université de Lausanne et spécialiste de cybersécurité. Depuis longtemps déjà, elle alerte qui veut bien l’écouter sur les dangers de la surveillance totale, de l’hyperconnectivité et de la colonisation numérique. (Ghernaouti 2018).
Ces quelques exemples de scientifiques qui se questionnent sur leurs pratiques et savent s’engager sont des signaux encourageants.