Quiconque cultive un intérêt pour la solitude et l’isolement peut mobiliser avec profit la tradition nord-américaine de recherche sur ces thèmes. Comme l’a rappelé Eric Klinenberg, celle-ci a principalement été impulsée par la première École de Chicago, qui s’intéressa spécifiquement à la dimension spatiale de l’isolement (Klinenberg 2002). Cet auteur a lui-même contribué à cette tradition en publiant l’ouvrage Going Solo, lequel entend rompre avec les interprétations misérabilistes de la solitude et avance que les sociétés occidentales tendent à devenir des sociétés de « vivant seuls » (Klinenberg 2012, p. 17). Évitant aussi la perspective misérabiliste, Robert Putnam, avec son article Bowling Alone, apparaît en 1995 déjà inquiet de cet état de fait. L’auteur voit notamment en la baisse du nombre d’inscrits dans les clubs de bowling un processus significatif du repli des individus sur eux-mêmes (Putnam 1995). Ce postulat fait écho à David Riesman et la « foule solitaire » d’individus libérés des groupes primaires, mais angoissés par ce nouveau mode de vie (Riesman, Glazer et Reul 1950). Le présent texte veut attirer l’attention sur un autre ouvrage ayant saisi la thématique de la solitude à des fins d’analyse générale de l’espace social et de l’individualisme qui le structure – cette notion étant entendue ici comme produit social et historique du processus d’individuation (Durkheim 2007). Alors qu’il a rencontré un écho important aux USA, ce livre demeure en revanche méconnu en France comme en Europe : il s’agit de The Pursuit of Loneliness. American Culture at the Breaking Point, un titre traduisible en ces termes : À la recherche de la solitude. La culture américaine au point de rupture [1]. Publié pour la première fois par les éditions Beacon Press en 1970, ce livre du sociologue Philip Slater est classable, aux USA, dans les productions de Public Sociology s’adressant à un public extérieur aux sciences sociales (Burawoy 2005).
Slater opère un décalage avec les thèses contemporaines selon lesquelles la solitude concernerait d’abord les personnes faisant l’expérience de la relégation sociale et raciale (Harrington 1962). Pour lui, le retrait social aux États-Unis n’est pas seulement déterminé par des contraintes économiques pesant sur les démunis. Il est aussi favorisé par une culture individualiste spécifiquement américaine. D’après Slater, aux USA, le « fantasme d’être spécial » (the fantasy of being special) est davantage prégnant dans les esprits que dans « n’importe quelle autre société dans l’histoire » (more than any society in history) (Slater 1990, p. 144). Qui plus est, la « culture nationale » renfermerait ici un individualisme plus extrême que partout ailleurs, car conduisant les individus à avoir pour objectif principal une rupture totale avec autrui : cet individualisme est capable de faire disparaitre les « communautés ». Inspirées par Margaret Mead – sur laquelle Slater s’appuie pour considérer les liens entre personnalité et conditionnement social (Mead 1969) –, par les réflexions d’Alexis de Tocqueville relatives au repli des individus dans les cercles familiaux et amicaux (Tocqueville 1986) et empruntant, par ailleurs, des notions à la psychologie et à la psychanalyse, les thèses développées ici peuvent s’avérer opératoires pour comprendre d’autres contextes nationaux, culturels, historiques et géographiques. Cela étant, il s’agit présentement de rendre compte à la fois de ce que l’ouvrage livre comme perspectives originales pour (re)penser la solitude et des limites des analyses présentées. Originalité, notamment, au regard des habitudes politico-journalistiques désignant les retraits de la vie sociale comme étant emblématiques de la question sociale et le sentiment de solitude comme manifestation paradigmatique des effets aliénants de la « foule » sur l’homme moderne. Limites, notamment empiriques, du projet : pour développer ses analyses, l’auteur mobilise surtout ses représentations des territoires, des espaces urbains, des intérieurs domestiques, des personnages médiatiques et des objets de la « culture mainstream » aux États-Unis.
Un premier point permettra de souligner que le parti pris de considérer que les pratiques et les sentiments de solitude sont inextricables favorise l’élaboration d’une définition renouvelée de ce que ce mot de solitude désigne. Fondée sur une considération pour les forces sociales qui, en toutes circonstances, produisent la solitude, cette définition met à distance la dichotomie entre « solitude choisie » et « solitude subie » présente dans les discours de sens commun, mais aussi dans les productions psychologiques (Macqueron 2009) et sociologiques (Doucet 2007). Ensuite, un deuxième point montrera en quoi cet intérêt pour les forces sociales qui produisent toutes les solitudes favorise une appréhension de la solitude sous l’angle des processus socialisateurs (Darmon 2006). D’une part, l’inscription des individus dans les coulisses de la vie sociale n’est pas le résultat immédiat d’un événement ou d’une rupture biographique : elle est la manifestation de processus pouvant s’originer dans l’enfance. D’autre part, les coupures sociales s’expriment en un ensemble de pratiques potentiellement productrices d’effets sur les inscriptions sociales et spatiales de l’existence.
Définir la solitude et ses « pratiquants ».
Pour Slater, la solitude est indissociablement subjective et objective, les sentiments et les pratiques de solitude ne sont pas distincts : cela étant, dans le livre, le mot « loneliness » désigne à la fois une situation objective de coupure sociale et un sentiment de coupure avec le social généré par des forces sociales. Dans cette réflexion ciblée sur ce que Slater désigne par la classe moyenne américaine des « suburbs », cet « univers de la maison individuelle (…) » (Ghorra-Gobin 1992, p. 82) situé « au-delà de la ville » (Ghorra-Gobin 1992, p. 81), il n’échappe ainsi pas au lecteur que la solitude – objective et subjective – des uns à un endroit et dans un temps donnés est inséparable de la vie sociale des autres, ailleurs et dans d’autres séquences temporelles. « J’écris prioritairement sur ceux dont le comportement a l’impact le plus important sur la société. La majeure partie de ce que j’ai à dire porte sur la vie de la classe moyenne (…) » (I am writing primarily about those whose behavior has the greatest impact on society. Most of what I have to say is about middle-class life) affirme l’auteur (Slater 1990, p. xxii). Slater signifie que la focalisation de l’attention sur les populations qui ont et posent des problèmes entrave la connaissance des populations « sans problèmes », lesquelles jouent pourtant, selon lui, un rôle dans les situations des premières et peuvent être exposées à des expériences parentes de retrait social. À travers cet élargissement de perspective, l’auteur souligne l’intérêt de considérer que les pratiques de solitude expriment à la fois des difficultés posées par l’individuation à ceux qui manquent d’attaches et de protections et des compétences sociales permettant de combiner individualité et (sentiment d’) autonomie.
La « classe moyenne » des « suburbs » sur laquelle Slater se concentre se situe de ce côté du spectre des « retirés ». S’il décrit cette dernière comme blanche de peau et aisée sur le plan socio-économique, Slater n’en présente pas de définition statistique – ce que le sociologue soucieux d’objectivation des populations étudiées peut légitimement estimer problématique. En faisant l’économie de ce travail empirique, l’auteur enregistre la définition en vigueur dans les mentalités états-uniennes (Vannemman et Pampel 1977), lesquelles voient dans la quasi-totalité de la population des « classes moyennes ». Pour Slater, l’individu des classes moyennes des « suburbs » et le citoyen américain ne font qu’un pour constituer la solitude en objectif légitime et, dans les esprits, en style de vie dominant. L’auteur évoque les tiraillements de cette population, entre recherche de la solitude et aspirations à la reconnaissance sociale. Selon l’auteur, le caractère contradictoire de ces attentes à l’égard de l’existence structure les expériences de solitude. En soulignant ce que l’« autonomisation » et la « liberté » acquises par les « retirés » engendrent comme dénégations de l’interdépendance des individus sur laquelle elles reposent, Slater problématise les pratiques de solitude en tant qu’expressions des injonctions normatives contradictoires d’autonomie et de lien social de l’individualisme (Boltanski et Chiapello 1999) (Fineman 2002).
La définition implicite des « retirés » de Slater se fonde autour d’une unité de caractéristiques sociales – la classe moyenne et, en particulier, ses femmes et ses enfants – et de lieux – les « suburbs » –, éléments générateurs d’une unité de pratiques de la solitude. Selon l’auteur, une pratique exemplaire de ces processus de retrait est l’imposition par les parents à leurs jeunes enfants de la chambre individuelle, espace central de l’apprentissage de l’autonomie. Cet usage s’inscrirait dans le cadre de la séparation, dans la vie quotidienne, entre les mères et épouses tenant le foyer à l’écart de la vie sociale et les pères et maris jouissant à l’extérieur des plaisirs de la sociabilité. Cette différenciation entre pères et maris et femmes et enfants indique qu’aborder sociologiquement la solitude suppose de poser des questions de socialisation (Bordiec 2017). La solitude expérimentée à l’âge adulte s’origine-t-elle dans l’enfance en tant que fille ou garçon ? Quels liens sont identifiables entre individualisme dans une période, une zone géographique et un pays donnés et orientations vers la solitude ? Quels sont les effets socialisateurs de ces pratiques de la solitude ?
Socialisation à la solitude, socialisation par la solitude.
L’intérêt de Slater pour l’éducation de cette classe moyenne américaine au sein de la sphère domestique, pour la division du travail dans cette entité et pour les liens mère-enfant soulève des enjeux de socialisation à la solitude. En parallèle, l’attention prêtée au temps historique collectif et aux emblèmes de la vie matérielle occidentale – la voiture, la maison individuelle et la banlieue résidentielle – invite à l’exploration empirique, à travers des observations et des entretiens sociologiques, des formes et des effets d’une socialisation par la solitude. Ces matériaux peuvent montrer que la socialisation n’est pas seulement constituée par des contacts sociaux, mais aussi par des non-contacts sociaux, capables de transformer les individus comme de les maintenir tels qu’ils sont.
Slater trouve les ressorts de la recherche de solitude dans ce qu’il perçoit comme étant les caractéristiques fondamentales de la culture nationale. Parmi celles-ci, il identifie « une approche des problèmes sociaux » qui « consiste à abaisser leur visibilité ». Afin d’illustrer son propos, l’auteur utilise la formule suivante : « en dehors de la vue, en dehors de l’esprit » (out of sight, out of mind) (Slater 1970, p. 19). C’est le « principe de la chasse d’eau » (The Toilet Assumption). Pour Slater, cette dénégation est significative de l’impossibilité, pour les sujets de la « classe moyenne », d’être à la fois engagés dans les compétitions individualistes et confrontés à ceux qui ne peuvent pas prendre part à ces dernières : en l’occurrence les pauvres, les malades, les noirs et les « Indiens ». Selon l’auteur, la mise à distance des populations « à problèmes » a pour corollaire la pratique de la sphère domestique, où prennent place deux figures de la solitude, à savoir le bébé et la mère au foyer.
Si les parents laissent leurs enfants livrés à eux-mêmes pendant de longs moments dans leur chambre, ce n’est pas par manque d’intérêt pour leur progéniture mais, au contraire, en vertu d’une intense préoccupation pour leur formation. Dans cette dynamique, ils peuvent s’appuyer sur les conseils de « Docteur Spock » [2], pédiatre auteur d’un livre sur l’éducation des bébés. Ces investissements éducatifs permis par « la valorisation symbolique du rôle d’éducateur d’enfant » (the magnification of the child-rearing role) (Slater 1990, p. 61) conduisent à ce que des mères consacrent « leurs vies entières à une tâche si dérisoire » (Slater 1990, p. 59). L’absence de disponibilité pour d’autres activités non seulement les isolerait, mais réduirait aussi leur signification sociale (Slater 1990, p. 62).
La description effectuée ici d’une socialisation primaire à la solitude souligne les ressorts spatiaux de cette dernière : elle a pour théâtre les « suburbs », présentés comme des « royaumes » de solitudes individuelles, et la chambre individuelle, lieu central d’un apprentissage de la solitude pendant l’enfance, constituant de fait un apprentissage à être un individu. Selon cette perspective, la solitude des adultes est fondée sur la solitude enfantine. Sans se montrer plus soucieux d’administration empirique de la preuve qu’au moment de définir les « classes moyennes blanches des suburbs », Slater soutient que l’aisance matérielle des habitants de ces zones urbaines est mobilisée de façon inconditionnelle pour la réalisation d’un objectif pour eux vital, à savoir l’atteinte de la solitude. Selon l’auteur, cette quête a partie liée avec les technologies – l’automobile, les laveries, les libres services, etc. – qui la rendent possible. Leur développement est lui-même lié au rapport ambivalent des membres de cette classe moyenne aux « autres » : si ici, une « part » de l’individu « veut la même chose que le groupe, l’autre part de lui veut quelque chose de différent » (part of him wants what “the group” wants, part doest not) (Slater 1990, p. 31). Cela étant, ces technologies expriment, en même temps qu’elles alimentent, le principe du Do It Yourself (Faites-le vous-même). Organisé autour d’un arsenal de prestations, de services et d’objets, ce principe offre aux individus la possibilité de se considérer comme indépendants du social et vivants dans un « paradis auto-gouverné » (a self-governing paradise) (Slater 1990, p. 51) et, par conséquent, à l’abri des tensions avec autrui. Pères, mères et enfants se rejoignent pour produire et reproduire une vision d’eux-mêmes et du monde qui s’assimilent, puisque l’être seul et se percevant seul ne voit plus que lui-même. Cette proposition rompt avec l’opposition artificielle entre une solitude objective (la pratique de la solitude) qui serait de nature strictement sociale et une solitude subjective (le sentiment de solitude) qui serait de nature exclusivement mentale : pour Philip Slater, les deux phénomènes sont sociaux et interagissent l’un avec l’autre.
Étant donné qu’il ne pense plus du tout aux autres, l’« Américain-type », en vient à s’imaginer être « seul sur le continent » (to be alone on the continent) (Slater 1990, p. 126). Il est possible d’admettre, avec l’auteur, l’existence de formes d’échappée du monde social. Cependant, étant donné que la construction et la défense des intérêts individuels ne sont pas incompatibles avec l’inscription dans des sociabilités et des solidarités, l’idée que tous les Américains sont animés par cette finalité est discutable. Qui plus est, les usages nécessaires pour atteindre cette solitude rappellent que le monde social est tout aussi indispensable aux « retirés » qu’aux autres et soulignent que le retrait social est une forme spécifique de connexion sociale. Puisque l’autonomie totale vis-à-vis du monde social est impossible, une approche relationnelle et une exploration empirique de la solitude peuvent montrer sous quelles formes et à quel degré les « retirés » renforcent, maintiennent ou atténuent leur dépendance à l’égard de leurs réseaux de relations sociales et, plus largement, de la vie sociale telle qu’elle se réalise majoritairement. Par ailleurs, l’observation de l’articulation entre ces processus diachronique et synchronique serait capable d’éclairer les effets des expériences de retrait sur les perceptions du monde, ainsi que sur les manières d’agir, puisque ces expériences peuvent favoriser l’acquisition et le renforcement, mais aussi l’affaiblissement ou l’annulation de compétences sociales, techniques et corporelles : si le Do It Yourself évoqué par Slater nécessite des compétences, il favorise en même temps les conditions de possibilité de la perte de certains savoir-faire et savoir-être.
À partir du cas des États-Unis, qu’il appréhende en définitive, sans preuves empiriques, comme le type universel de la société développée, Philip Slater esquisse de manière implicite un modèle d’analyse de la solitude. Ce modèle met au cœur du questionnement les conditions de l’articulation entre la solitude au sens d’être seul spatialement et physiquement et la solitude au sens de se voir et de se penser seul. La classe moyenne américaine blanche des « suburbs », décrite par l’auteur en 1970, est une déclinaison historiquement, géographiquement, culturellement et socialement située des solitudes que peuvent favoriser le processus d’individuation, ce processus connaissant lui-même des transformations et des variations de formes et d’effets. « On m’a retiré du monde », dit un homme célibataire touché par un handicap physique l’empêchant de travailler (Fondation de France 2010, p. 21). Le sens commun, mais aussi parfois les sciences sociales, parlent facilement de désocialisation pour décrire ce type de situations (Paugam 2008). La perspective proposée par Slater établit, au contraire, la solitude comme une expérience socialisatrice à part entière (Simmel 1999). Certes, à l’image de nombre d’essayistes engagés dans des projets d’analyse globale de la structure sociale, Slater aurait gagné à mettre ses intuitions en relation avec des données de terrain. Reste par conséquent aux chercheurs à traduire empiriquement ce postulat selon lequel la socialisation des « retirés » n’est intelligible qu’à la lumière de socialisations de ceux qui ne le sont pas : cette perspective apporterait à la connaissance des conditions de l’intégration sociale dans les différents contextes de l’individualisme.
Malgré son déficit de matériaux de terrain, l’ouvrage n’en est pas moins porteur d’une force de dévoilement des ressorts des pratiques sociales. « Nous sommes si habitués à vivre dans une société individualiste qu’il est nécessaire de nous rappeler que le collectivisme a été par le passé le lot le plus commun des humains » (We are so used to to living in an individualistic society that we need to be reminded that collectivism has been the more usual lot of humans) (Slater 1990, p. 8), écrit l’auteur. À travers cet ouvrage, Philip Slater apparaît vouloir dire aux Américains que les autorités sociales leur imposent un mode d’existence capable de les conduire vers l’évitement du contact physique avec autrui. Cette idée selon laquelle l’engagement dans les contacts sociaux peut avoir pour finalité le désengagement social ouvre des perspectives originales d’analyse du social, puisqu’elle invite à considérer que coexistent, dans certains contextes, des individus à la recherche d’autres individus avec qui interagir et des individus à la recherche d’individus capables de les aider à réduire au maximum les contacts sociaux. Appréhendé sous cet angle, l’individualisme n’est plus seulement le principe générateur de vies inscrites dans de multiples cercles hétérogènes où prédominent « la superficialité relationnelle » et l’« esseulement » (Simmel 1999, p. 454) au contact des autres, mais aussi une force de construction d’existences objectivement fermées sur l’espace résidentiel, la sphère domestique et soi-même. The Pursuit of Loneliness. American Culture at the Breaking Point permet de considérer que ces fermetures sont moins le fruit d’une « rupture » biographique produisant une « sortie » du monde social que le produit de divers processus de socialisation.