Les recherches sur les représentations sociales de l’urbain ou de la ville se sont multipliées dès les années 1960, mais leur reconnaissance par les sciences humaines et sociales est restée inégale. Ainsi, alors que la philosophie, la psychanalyse, la psychologie, la sociologie, l’histoire, pour ne citer que celles-ci, se sont emparées de la notion de représentation pour en faire un objet de recherche (Comte-Sponville 2013) (Laplanche et Pontalis 2007) (Moscovici 1972) (Durant et Weil 1994) (Le Goff 2006), qu’en géographie une approche de l’espace par les représentations sociales (Lévy et Lussault 2003) est évoquée, qu’en psychologie de l’espace l’observation des représentations individuelles ou collectives est depuis longtemps reconnue (Moles et Rohmer 1972) (Fischer 1981), la sociologie urbaine, ou plus exactement les ouvrages de sociologie urbaine qui synthétisent les recherches dans ce champ, ne fait aucune référence aux représentations sociales. La question des représentations sociales de l’espace urbain, élargie aux phénomènes sociaux qui s’y déroulent, pourtant abordée par différents sociologues de l’urbain, est encore largement non-reconnue. Les sociologues, auteurs de ces ouvrages de sociologie urbaine, préfèrent mettre en avant les questions de pratiques, d’usages et d’appropriation de l’espace urbain (Stébé et Marchal 2016) (Grafmeyer 1994) (Fijalkow 2002), regrouper les recherches sur les symboles, les affects, les images et les valeurs en ville dans une grande catégorie telle que « la vie quotidienne » (Marchal et Stébé 2011), ou associer les manières de vivre, les représentations, les pratiques et la nature des relations sociales entre habitants pour définir l’urbanité (Marchal et Stébé 2011). Ces sociologues, qui ont pour habitudes d’observer, entre autres, les pratiques urbaines, les trajectoires des citadins ou les politiques d’habitat, sous-estiment, voire ignorent les dimensions représentationnelles du rapport des habitants et des autres acteurs à la ville.
Pour pallier à ce manque de reconnaissance, nous proposons de reconstituer l’histoire de cette sociologie à la croisée des champs de l’urbain et des représentations sociales, en analysant de manière diachronique l’intérêt qu’ont eu des sociologues pour les représentations sociales de l’urbain, dès l’origine de la sociologie urbaine. L’analyse de cet intérêt pour les représentations sociales de l’urbain sera réalisée en rappelant comment la question des représentations s’est posée dans les sciences humaines et sociales et comment cette question a été traitée par la sociologie urbaine. Si cette analyse montre que l’intérêt pour les dimensions représentationnelles des phénomènes urbains par les sociologues est avéré, voire grandissant au fil du temps, cela nous permettra de reconnaître l’existence d’une sociologie des représentations sociales de l’urbain.
Une sociologie urbaine originelle, intéressée par les « états d’esprit » et les attitudes en ville.
Au moment où la sociologie urbaine émerge, les différentes disciplines de sciences humaines et sociales se sont déjà emparées de la notion de représentation. Dès l’antiquité, la philosophie cherche à définir la notion de représentation, rejointe au 19e siècle par d’autres disciplines telles que la sociologie, la psychanalyse et la psychologie.
Ainsi, des philosophes antiques (Aristote, Platon), puis classiques (Leibniz, Hume, Descartes, Hobbes) et enfin modernes (Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Marx, Engels, Husserl), en cherchant à définir la réalité ou la pensée, ont montré qu’il existait des représentations – idées, concepts, images – et ont interrogé les rapports entre représentation et réalité, entre représentation et pensée ou entre représentation et sensible. La sociologie originelle s’est également intéressée à la représentation. Auguste Comte, dans sa liste de sciences positivistes, comprenant les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie, la sociologie, ajoute une septième science, une « morale scientifique et positive » ou une « science du cerveau humain » (1936). Puis, Émile Durkheim, dans son effort pour constituer la sociologie comme une science à part entière – et pour la distinguer de la psychologie, notamment –, met le concept de représentation au centre de cette distinction. Tout d’abord, il pense que les représentations composent notre conscience, qu’elles sont notre conscience et qu’il faut distinguer représentations individuelles et collectives. En effet, les représentations collectives ont la spécificité d’être extérieures aux consciences individuelles. Elles ne sont pas le produit des individus pris isolément, mais plutôt de leur association. Chaque individu porte des sentiments, des impressions, des croyances, des images, des représentations qui se combinent à d’autres représentations individuelles et qui s’altèrent mutuellement sous l’action des forces que développe leur association. De ces combinaisons naissent les représentations collectives, qui ont « le pouvoir de s’appeler, de se repousser, de former entre elles des synthèses de toutes sortes (…) » (Durkheim 1963, p. 43). Selon lui, une des différences majeures entre la psychologie et la sociologie est que la première étudie les représentations individuelles, alors que la seconde prend en compte les représentations collectives. Enfin, Marcel Mauss (1985), en s’interrogeant également sur les rapports entre la psychologie et la sociologie, donne à nouveau une définition des représentations collectives. Il les définit comme des idées, des concepts, des catégories mentales, des mobiles d’actes et de pratiques traditionnelles, des sentiments collectifs, des expressions figées ou des émotions. À la fin du 19e siècle, la psychanalyse et la psychologie font de la conscience ou de la vie mentale le centre de leurs questionnements, et définissent aussi la représentation. D’un côté, Sigmund Freud (1968), père de la psychanalyse, définit la psyché comme un flux continu de représentations qui se présentent sous forme de fantasmes ou d’images, d’affectif, d’émotions et de mots. De l’autre, Wilhem Wundt, créateur d’un des premiers laboratoires de psychologie en 1879, étudie le contenu de la conscience, le décompose et établit des lois de succession entre sensations, perceptions et représentations. Son approche repose sur le postulat que les lois physiologiques doivent être considérées comme dérivées des lois physiques. La psychologie peut établir une relation mathématique entre excitation et sensation. Pour ces psychologues béhavioristes, le comportement humain est défini comme mécanique. L’homme agit car il répond à divers stimuli environnants. Tous ses actes sont considérés comme des réponses à des stimulations. Il n’a pas de vie mentale propre et donc pas de représentations autonomes. Les représentations, si elles existent, sont conditionnées par les actes qui eux-mêmes sont des réponses à des stimulations extérieures.
Qu’en est-il de la question de la représentation dans la sociologie urbaine originelle ?
La sociologie urbaine originelle ne s’empare pas directement de la notion de représentation. Si nous nous référons aux premiers écrits sur la ville de Max Weber, de Georg Simmel, de Maurice Halbwachs, ou des sociologues de l’École de de Chicago, seuls certains de ces sociologues s’interrogent sur ce que peuvent penser les individus de leur vie urbaine. Ils n’utilisent pas la notion de représentation, mais mobilisent des notions voisines telles qu’« état d’esprit » ou « attitude ».
Ainsi, parmi les premiers penseurs de la ville, Georg Simmel cherche à définir ce qui passe dans la tête des citadins, en mobilisant des notions comme « vie de l’esprit », « âme », « conscience », « état mental », ou « attitude» de ses contemporains citadins (1989, p. 231-277). Il montre notamment qu’au début du 20e siècle, l’état d’esprit urbain dans les grandes villes est un état d’esprit rationnel, intellectuel, blasé, réservé, libre, individualiste, et excentrique. Le citadin doit faire preuve d’intellectualité ou de rationalité, face à toutes les sollicitations de la ville. Il doit mesurer, élaborer des critères pour choisir entre plusieurs activités ou plusieurs relations sociales. Il montre une attitude blasée. Trop émoussé par les sollicitations, il est dans l’incapacité de faire la différence entre ces formes de stimulation diverses et s’y habitue. Il est également réservé. Cette réserve s’explique par le fait qu’il se protège. S’il devait réagir à toutes les rencontres, à toutes les stimulations, il se disperserait, et s’atomiserait. L’état de l’esprit en ville se caractérise aussi par une grande liberté et par un certain individualisme. En effet, la grande ville, par rapport à la petite ville, ne cesse de grandir en nombre d’individus et d’activités. L’individu voit son cercle, son groupe grandir sans cesse. Il a la possibilité de multiplier des connaissances sociales variées. Il est moins sous le joug du jugement des autres, du contrôle social. Il a donc plus de liberté, de marge de manoeuvre. Il est également plus individualiste, certes parce qu’il a plus de liberté et qu’il peut choisir personnellement, comme bon lui semble, sans risquer d’être jugé par autrui, mais surtout pour marquer sa différence. Face à l’impersonnalité des échanges sociaux, à l’universalité et à l’uniformisation de la culture en ville, il doit, s’il veut se faire remarquer, faire part de sa subjectivité, de sa personnalité. C’est ainsi que l’on peut dire du citadin que c’est un individualiste et un excentrique.
L’École de Chicago (1915-1935), considérée comme le premier courant de sociologie urbaine (Grafmeyer et Joseph 1984), propose une lecture de la ville comme organisation sociale et spatiale, et comme mode de vie et état d’esprit. Si les travaux de cette école ne portent pas explicitement sur les représentations des citadins, des sociologues, comme William I. Thomas et Florian Znaniecki (1984) mettent en avant la nécessité d’observer les valeurs sociales et les attitudes individuelles pour comprendre un phénomène social ou urbain. C’est en analysant, par exemple, les valeurs sociales à l’égard de l’immigration et les attitudes individuelles d’immigrants qu’ils comprennent les phénomènes d’immigration. Les attitudes individuelles sont considérées comme des caractéristiques subjectives, des idées et des émotions chez les individus qui leur permettent d’agir et d’interagir. L’analyse de ces attitudes est possible en mobilisant des techniques de recueil et d’analyse de documents personnels (lettres, par exemple), de récits de vie, d’entretiens. Ainsi, William I. Thomas (Grafmeyer et Joseph 1984, p. 79-82) dira pour la première fois qu’il faut tenir compte de la situation de l’individu dans la vie sociale et que pour comprendre cette situation, il faut entendre le point de vue de l’individu, de la bouche même de l’individu. Dans chaque situation, il y a l’environnement et il y a la manière dont l’individu perçoit, interprète cet environnement, et agit pour faire face à la situation. Avec William I. Thomas, le « subjectif », la « conscience » individuelle trouve une place dans la sociologie urbaine.
Après un long moment fécond de réflexions sur la représentation dans les sciences humaines et sociales et le début d’un intérêt pour cette question via les notions de « état d’esprit » et d’attitude en sociologie urbaine, un silence s’installe. Entre les années 1920 et les années 1960, la notion de représentation n’est plus utilisée et définie, à l’exception de quelques psychologues, historiens, ethnologues et géographes. En effet, des psychologues comme Jean Piaget (2003) et Henri Wallon (1982) s’intéressent à la formation des symboles et à la genèse du développement intellectuel chez l’enfant. Des historiens de l’École des Annales, tels que Marc Bloch et Lucien Febvre, reprennent le contenu de la représentation et le promeuvent sous l’appellation de « mentalité ». Des ethnologues, comme Ruth Benedict, Mary Douglas, Edward Evans-Pritchard et Ralph Linton, observent des représentations culturelles, magiques ou religieuses et des systèmes mythiques. Des géographes tels que Georges Hardy définissent le concept de représentation spatiale comme se référant à des espaces non perçus, parfois imaginaires. À l’époque, ce silence dans les sciences humaines et sociales est dû en partie à l’émergence et au succès de théories scientifiques comme le behaviorisme en psychologie et le marxisme en économie, sociologie et philosophie. Pour ces deux approches théoriques, l’étude des représentations pour ce qu’elles sont, en elles-mêmes, ne peut se faire. Pour le béhaviorisme, si les représentations existent chez l’individu, elles sont conditionnées par les actes qui sont considérés comme des réponses aux stimuli extérieurs. Pour le marxisme, les représentations sociales sont produites par les individus agissants qui sont eux-mêmes conditionnés par le développement de la société.
Dès les années 1960, un « tournant représentationnel » dans les sciences humaines et sociales de l’espace.
Avec le développement des sciences cognitivistes dans les années quarante et cinquante, puis des approches interactionnistes en sciences sociales dans les années soixante, et l’effondrement de l’hégémonie du béhaviorisme et du marxisme, plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales se sont à nouveau emparées de la notion de représentation. Tout d’abord, la psychologie introduit le sujet dans l’étude des comportements humains pour expliquer l’élaboration des conduites. Les psychologues lui accordent une certaine autonomie et lui reconnaissent une vie psychique, des représentations qui lui permettent d’adopter des conduites dans certaines situations. Puis, la psychologie sociale fait des représentations un objet de recherche principal (Moscovici 1961). Progressivement, à partir des années soixante, un « tournant représentationnel » s’opère dans toutes les sciences humaines et sociales (Jodelet 1993) (Dosse 1995). Les recherches sur le fonctionnement des représentations (individuelles, collectives ou sociales) et sur les représentations de tel ou tel phénomène « explosent ». Au tournant des années 1960, les nouvelles recherches sur les représentations sociales et les recherches menées depuis longtemps sur l’espace par la philosophie, la géographie, la sociologie, la psychologie se rencontrent, produisant dans chaque discipline des travaux sur les représentations de l’espace, voire de l’espace urbain.
Une des premières recherches portant sur les représentations sociales de l’espace urbain est réalisée par Kevin Lynch, architecte-urbaniste américain. Dans The Image of the City, publié en 1960, traduit en français en 1969, cet auteur s’intéresse à la question de la formation des représentations et des images de la ville. Partant d’enquêtes sur les représentations individuelles d’habitants de trois villes – Boston, Los Angeles, Jersey City –, il analyse les représentations des individus de ces villes et synthétise les résultats obtenus sous la forme d’une seule image. Dans cette image, cinq éléments semblent organiser toute perception de l’espace urbain : les voies de circulation (rues, voies de chemin de fer, chemins piétonniers), les limites plus ou moins franchissables (murs, rivières, tranchées de voies ferrées), les nœuds (carrefours, points d’échanges de réseaux de transport), les points de repère en tant qu’éléments de références ponctuelles (élévations, immeubles, enseignes) et les quartiers de ville. Tous ces éléments se combinent selon les représentations individuelles et structurent les « images mentales » d’une ville.
En psychologie et en psychologie sociale, dès 1966, des recherches, dans la continuité de celles de Jean Piaget, se développent sur les relations des individus à leur environnement, et notamment sur les perceptions et les représentations de l’espace par les individus et les groupes. Ainsi, Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, dans Psychologie de l’espace (1972), explorent les différentes attitudes à l’égard de l’espace. D’un côté, les habitants vivent dans un monde subjectif, ont une expérience vécue de l’espace faite de perceptions, de représentations, de sentiments et d’émotions. D’un autre côté, les professionnels de l’aménagement (architectes, urbanistes, planificateurs) ont une appréhension – des représentations – de l’espace comme étendu, modélisé par un système rationnel. Gustave-Nicolas Fischer, dans un ouvrage intitulé également La psychologie de l’espace, publié en 1981, pense que l’espace n’existe que comme représentation et signifiant pour l’homme, et que chaque individu et chaque groupe porte en lui une représentation de l’espace. Enfin, Kay Noschis, dans Signification affective du quartier, publié en 1984, explore, quant à lui, la relation de l’habitant à son lieu de vie. Il montre notamment que l’habitant a sa propre définition des limites du quartier, qui sont fonction de ses représentations du quartier. Les représentations des limites du quartier sont souvent floues chez l’habitant, car ce qui est important pour l’habitant, c’est la vie, la place qu’il occupe dans le quartier, ses relations, les pratiques routinières de l’espace du quartier. Le quartier est perçu au travers de ses relations et de ses pratiques quotidiennes. L’habitant ne cherche pas à tout connaître finement, rationnellement, de son quartier. Il déambule souvent, va au gré de ses désirs. Il a des représentations subjectives et un rapport affectif à son quartier.
En géographie, c’est dès la fin des années 1970 que les recherches mobilisent les représentations pour analyser des espaces et des phénomènes urbains. Ainsi, Xavier Piolle, dans Les citadins et leur ville. Approche de phénomènes urbains en 1979, et Pierre Lannoy, dans Le village périphérique. Un autre visage de la banlieue. Spatialisation du quotidien et représentations sociales en 1996, s’intéressent aux représentations que les habitants ont à l’égard de l’espace de vie urbain – quartier ou agglomération pour le premier auteur, village périphérique pour le deuxième auteur. Ces géographes concluent sur le fait que les représentations orientent les pratiques habitantes. Michel Lussault, dans Tours : images de la ville et politique urbaine en 1993, et Jérôme Monnet, dans La ville et son double. La parabole de Mexico en 1993, analysent, pour ces deux villes, les relations entre représentations et usages quotidiens d’une part, et les relations entre images de ville et actions politiques d’autre part. Quant à Hervé Gumüchian, dans Représentations et Aménagement du territoire en 1991, et à Antoine Bailly, Catherine Baumont , Jean-Marie Huriot et Alain Sallez, dans Représenter la ville en 1995, ils montrent qu’il existe plusieurs types de représentations à l’œuvre – représentations citadines, urbanistes, politiques et scientifiques – qui cherchent à donner du sens à l’espace urbain.
Qu’en est-il en sociologie urbaine ?
En France, il y a un intérêt pour les représentations sociales de l’espace, notamment chez Paul-Henry Chombart de Lauwe, Henri Lefebvre et Raymond Ledrut, précurseurs de la sociologie urbaine.
Pour Paul-Henry Chombart de Lauwe, ce sont les dimensions symboliques et affectives de l’habitat (foyer familial populaire, maison) (1956), dans un premier temps, puis « l’espace social subjectif » (1982) comme espace représenté et vécu par certains groupes sociaux qui sont observés. Pour Henri Lefebvre (1974), « l’espace vécu » comme espace de représentation des habitants se rapportant aux expériences, habitudes et images de la ville, par opposition à « l’espace conçu » comme espace pensé, rationalisé, formalisé, découpé, agencé par ceux qui ont le pouvoir de produire les cadres matériels de la vie urbaine, tient une place dans son œuvre. Enfin, pour Raymond Ledrut, la sociologie urbaine doit s’intéresser directement aux représentations de la ville. Ainsi, en reprenant les acquis scientifiques de Kevin Lynch, Raymond Ledrut montre, dans une recherche intitulée Les images de la ville, publiée en 1973, qu’il y a plusieurs représentations de la ville. Auprès d’un échantillon représentatif d’habitants des villes de Toulouse et de Pau (en fonction de critères tels que l’âge, le sexe, les catégories socioprofessionnelles, et ainsi de suite) et à l’aide d’entretiens à questions ouvertes, accompagnés de photographies de rues, de bâtiments, etc., il recueille différentes représentations de la ville. Il en dresse une typologie et obtient des représentations-types : à valeur « éthique », qui abordent les thèmes de liberté d’action des citadins, de participation à la ville locale, etc. ; à valeur « esthétique », qui s’illustrent par des discours portant sur la beauté, la laideur, etc., d’un quartier ou d’une ville ; à valeur « vitale », où les habitants expriment leur ressenti et sensations ; et enfin, à valeur « fonctionnelle », où les espaces sont évoqués pour leurs fonctions, leur facilité ou non d’usage. Des espaces en ville sont ainsi représentés différemment. Certains espaces ne sont représentés que de manière esthétique, ou que de manière fonctionnelle. D’autres espaces, tels que les centres-ville, concilient plusieurs représentations, des représentations « esthétique », « vitale » et « fonctionnelle ». Ces représentations sont accentuées en fonction de critères sociologiques. Par exemple, les ouvriers ont une vision plus pratique et fonctionnelle de la ville, les groupes plus aisés ont des représentations plus « éthiques » ou « esthétiques » de la ville. Mais tous les habitants ont des représentations et des images de la ville qui leur servent à se diriger, à agir, à connaître et à vivre en ville.
C’est à partir de cette sociologie balbutiante des représentations de l’urbain que, dès le milieu des années 1970, d’autres sociologues comme Alain Pessin, Henry Torgue, Yves Chalas, Sylvia Ostrowetsky et Pierre Sansot, pour ne citer qu’eux, s’intéressent à la fois à l’imaginaire urbain et aux représentations sociales – des habitants, des professionnels et des politiques – de la ville. Alain Pessin et Henry Torgue, dans Villes imaginaires. Introduction à l’imaginaire urbain en 1975, à propos du quartier de la Villeneuve de Grenoble, montrent que ce quartier peut avoir une signification différente suivant qu’on l’habite ou non, qu’on le connaît ou pas. Dans leur recherche, qui porte sur les représentations des promeneurs à propos de la Villeneuve, ils distinguent différentes représentations de la Villeneuve comme lieu de promenade. Il y a la représentation du promeneur qui est étranger au quartier. Il y a celle du promeneur solitaire qui connaît la Villeneuve. Il y a celle de celui qui erre sans but fixé, etc. Yves Chalas et Henry Torgue, quant à eux, fortement inspirés par les travaux de Raymond Ledrut, réalisent dans les années 1980 deux recherches, La ville latente et Le complexe de Noé ou l’imaginaire aménageur, sur la ville d’Échirolles au sud de Grenoble. Ils interviewent plusieurs habitants aux caractéristiques variées dans un premier temps, puis les professionnels de la ville (techniciens, aménageurs, urbanistes, etc.) dans un deuxième temps. Ils analysent le sens des discours. Ils les regroupent et en font une typologie. Chez plusieurs habitants échirollois, ils constatent que la ville d’Échirolles est à la fois un espace physique et un espace social comme d’autres et qu’il y a quelques représentations dominantes qui sont contradictoires, soit quinze représentations-types en relation avec l’espace bâti et l’espace de vie sociale. Chez les professionnels, la ville est pensée de manière cartésienne, elle est représentée comme étant en péril et hétérogène, et elle est considérée comme un espace et une société fortement liés, qu’il faut traiter comme tel. À l’issue de ces deux recherches, ce qui apparaît, c’est le décalage entre représentations des professionnels et représentations des habitants. De même, Sylvia Ostrowetsky, dans L’Imaginaire bâtisseur. Les villes nouvelles françaises en 1983, s’interroge sur le sens donné à l’espace dans les villes nouvelles par les urbanistes et aménageurs. Quant à Pierre Sansot, dans Poétique de la ville en 1988, il s’intéresse à la perception affective des lieux (espace public, quartier, jardin…) par les habitants et à leur imaginaire urbain.
Cet intérêt grandissant de la sociologie urbaine française pour les représentations sociales de la ville se lit alors dans différentes revues qui publient régulièrement des articles sur la question, voire qui consacrent des numéros à cette thématique (Lefebvre et Kopp 1975) (Les Annales de la Recherche Urbaine 1989).
L’existence d’une sociologie contemporaine des représentations sociales de l’urbain.
Aujourd’hui, en France – mais aussi dans d’autres pays francophones –, il existe une sociologie des représentations sociales de l’urbain, qui se situe dans la continuité des travaux de sociologie urbaine des Trente Glorieuses, et qui cherche à comprendre le ou les sens de tel espace ou tel phénomène urbain pour tels individus, groupes ou acteurs. Ces recherches sociologiques portent autant sur les représentations sociales de l’espace urbain comme organisation spatiale, matérialité, que sur les représentations sociales de la ville comme organisation sociale ou phénomènes sociaux se déroulant dans cet espace. Elles cherchent donc à identifier les représentations des individus, des collectifs et/ou des acteurs à l’égard d’espaces urbains ou de phénomènes sociaux dans ces espaces, et tentent de répondre aux questions suivantes : quelles sont les représentations mobilisées par des individus, des collectifs ou des acteurs pour définir tel espace ou tel phénomène urbain ?
Ainsi, depuis les années 1990, par exemple, les recherches de Philippe Genestier, de Gérard Baudin et de Patrick Simon, sur les banlieues et les quartiers, de Joëlle Cavin Salomon sur la ville ou de Michel Bassand sur l’espace public illustrent bien cette approche représentationnelle de l’espace urbain. Philippe Genestier (1990), Gérard Baudin (Baudin et Genestier 2002) et Patrick Simon (1992) montrent notamment les représentations sociales à connotation négative, telles que la concentration de problèmes sociaux, le ghetto, l’insécurité, la dégradation du bâti, etc., mobilisées par les médias, les acteurs politiques et les professionnels de l’urbain définissent les banlieues ou les « quartiers difficiles ». Joëlle Salomon (2005) démontre, quant à elle, que des représentations anti-urbaines en Suisse perdurent et qu’elles reposent sur une opposition ville-campagne fondée sur une image négative de la ville et un idéal fantasmé des campagnes. Enfin, Michel Bassand (Bassand et al. 2001) montre, en observant les espaces publics d’un centre-ville – celui de Genève – via entre autres les représentations sociales que, s’il y a, chez ceux qu’il nomme les habitants-usagers-citoyens, une représentation homogène du centre-ville, c’est-à-dire la représentation d’un lieu considéré comme ouvert à tous, que tous les individus se sentent en droit de pratiquer, des représentations sociales à l’égard d’espaces publics précis situés au centre diffèrent : certains espaces sont valorisés, d’autres sont dévalorisés. D’autres recherches ont pour objets des phénomènes particuliers tels que la densité, l’habitat ou les modes de vie. Ainsi, Manon Vivière (2015) cherche à comprendre les phénomènes de densité vécue dans l’habitat, via l’analyse des représentations sociales, et explique qu’il y a, du côté des habitants, une densité associée aux quartiers en difficulté et aux grands ensembles, souvent excentrés, faisant figure de rejet, et que cette représentation de la densité semble responsable d’un blocage cognitif quant à son appropriation sociale. Marie-Paule Thomas (2013), travaillant sur les modes de vie résidentiels de quelques familles suisses, montre que les représentations urbaines combinées aux pratiques urbaines et aux ressources et contraintes de ces familles expliquent leurs choix résidentiels, et, in fine, leurs modes de vie. D’autres recherches encore éclairent les processus d’action urbanistique via l’analyse sociologique des représentations sociales, et postulent que dans l’action collective urbanistique, les représentations sociales de l’urbain des acteurs sont toujours à l’œuvre (Duarte 2011) (Duarte 2015) (Adam 2016) (Tiano 2007). Ces représentations sociales contribuent à orienter les actions urbanistiques. Ainsi, par exemple, Paulette Duarte (votre serviteur) identifie chez des professionnels de l’urbanisme des représentations sociales de quartiers à renouveler qui légitiment les représentations mobilisées dans les actions de démolition et de reconstruction dans ces quartiers (cf. Figure 2). Matthieu Adam montre qu’un projet urbain en phase de réalisation peut être considéré comme un dispositif de médiation entre représentations de concepteurs et de récepteurs (les habitants), et que ces représentations souvent variées, voire contradictoires, s’influencent mutuellement pour orienter le contenu du projet.
Cette sociologie urbaine spécifique s’inspire d’une définition de la représentation sociale telle qu’elle s’est développée dans les sciences sociales et humaines dès la deuxième moitié du 20e siècle. Ainsi, elle s’appuie sur la définition de la représentation comme contenu, donnée entre autres par les psychosociologues et les géographes. Pour Serge Moscovici, la représentation est « une organisation psychologique, une modalité de connaissance particulière » (1961, p. 302). Pour Denise Jodelet, elle est à ce titre constituée d’éléments informatifs, cognitifs, idéologiques, de croyances, de valeurs, d’attitudes, d’opinions et d’images. Les représentations « donnent les points de référence au travers desquels une personne communique avec autrui, en lui permettant de se situer et de situer son monde » (1993, p. 243). Pour Jean-Claude Abric, « toute représentation est donc une forme de vision globale et unitaire d’un objet, mais aussi d’un sujet » (Abric 1994, p. 13). La représentation a également pour caractéristique d’être à dominante figurative, c’est-à-dire constituée d’images signifiantes : « Le contenu d’une représentation est à prédominance figurative. Il est structuré par une signification donnée. » (Moscovici 1961, p. 303). De même, pour les géographes, la représentation est une connaissance de l’environnement à dominante figurative, ou une conceptualisation du réel, « une création sociale et/ou individuelle d’un schéma pertinent du réel » (Guérin et Gumüchian 1985, p. 7). Ainsi, si la représentation est un contenu, car faite d’informations, d’images, d’opinions, d’attitudes, elle est également un processus, matérialisé par le langage. Elle est un processus, car deux dynamiques majeures caractérisent sa formation : l’objectivation, qui correspond à un certain agencement des connaissances relatives à l’objet représenté, et l’ancrage, qui prolonge le processus précédent, en conférant à l’objet de la représentation une fonction et une valeur, celles du système de référence, d’interprétation, voire d’idéologie. Ce processus est tel qu’il permet à l’individu d’évoquer l’objet même en son absence (Moscovici 1961).
Cette sociologie urbaine n’échappe pas aux différents débats scientifiques qui traversent les autres sciences humaines et sociales, portant sur la construction et le fonctionnement des représentations : existe-t-il ou non une réalité urbaine au-delà des représentations de l’espace ou du phénomène urbain que s’en font les individus ou les collectifs ? Les représentations sociales de l’urbain sont-elles ou non indépendantes de la réalité urbaine ? Les individus sont-ils porteurs de représentations individuelles et/ou sociales de l’urbain ? Comment se construisent les représentations sociales de l’urbain ? Sont-ce les milieux d’appartenance, les institutions, les organisations qui influencent les représentations de l’urbain chez les individus ? Sont-ce les pratiques sociales de l’urbain qui déterminent les représentations de l’urbain, ou l’inverse ? Les représentations sociales de la ville sont-elles exclusivement produites par les interactions sociales en ville ?
Autant de questions auxquelles les sociologues des représentations de l’urbain vont chercher à répondre en se positionnant scientifiquement et en mobilisant des méthodes adéquates. Ainsi, pour accéder au(x) contenu(s) des représentations sociales de l’urbain, tous ces sociologues sont d’accord pour dire qu’ils ont besoin de supports sémiotiques. Comme l’affirment Alain Leconte et Marc Glady : « Il n’y a notamment pas de moyen général d’accéder à un quelconque “contenu de pensée” sans passer par une manifestation sémiotique » (1989, p. 150). Parmi les méthodes les plus utilisées pour recueillir les représentations de l’urbain, nous trouvons des méthodes de type interrogatif comme l’entretien, le questionnaire, les associations d’idées, les planches inductrices, les dessins ou supports graphiques. Le matériau ainsi recueilli est ensuite analysé via différentes méthodes d’analyse de contenu (analyse thématique, analyse formelle, analyse structurelle…). Toutefois, l’utilisation de ces méthodes va différer en fonction du positionnement scientifique de chaque sociologue à l’égard de la construction et du fonctionnement des représentations. Pour les sociologues de l’urbain, que l’on pourrait qualifier de « déterministes », qui s’attachent à montrer l’existence de liens entre représentation et réalité urbaine, entre représentation et société urbaine ou entre représentation et pratique urbaine, les méthodes citées précédemment sont combinées de façon à démontrer un lien entre le contenu ou l’organisation d’une représentation et des critères tels que le contexte social et urbain, les discriminants sociaux ou les pratiques urbaines. Ainsi, pour reprendre un exemple de recherche cité précédemment, Manon Vivière (2015) montre que les représentations habitantes de la densité orientent les stratégies résidentielles de ces habitants et leur appropriation de l’espace. Jean-Louis Pan Ké Shon (2005), qui a observé les modes d’habiter de la population française, démontre que les représentations des habitants à l’égard de leur quartier s’expliquent par des critères tels que le statut résidentiel des habitants, le type socio-économique du quartier et la catégorie socioprofessionnelle des individus. Pour les sociologues de l’urbain, plutôt phénoménologues ou interactionnistes, qui estiment que le sens des représentations sociales de l’urbain est à chercher du côté de l’expérience vécue des individus (Jodelet 2006) ou que les représentations sociales de l’urbain sont produites au cours des interactions sociales, l’observation et l’analyse des comportements et des discours de ces individus en situation d’expérience ou d’interaction vont être privilégiées. Ainsi, Isaac Joseph (1998) n’a cessé, dans ses recherches sur les espaces publics urbains, d’observer les interactions entre usagers et, au cours de ces interactions, la construction et la modification des représentations sociales de soi, des autres et de la sociabilité. Enfin, pour les sociologues, que l’on peut considérer comme « pragmatiques » car ils cherchent à dépasser les oppositions traditionnelles de type objet/sujet, holisme/individualisme, macrosocial/microsocial, structures/interactions, ou représentations/pratiques (Dubet 1994) (Boltanski et Thévenot 1991), plusieurs de ces méthodes vont être mobilisées pour démontrer que les représentations sociales de l’urbain sont autant des constructions historiques que des constructions quotidiennes réalisées par des individus et des collectifs, ou que ces représentations en partie prédéfinies sont sans cesse redéfinies, reconstruites dans un grand nombre de situations urbaines. Ainsi, Matthieu Adam (2016), cité précédemment, en analysant les représentations des concepteurs et des habitants à l’égard d’un projet urbain, celui de l’écoquartier Bottière-Chénaie à Nantes, montre que les représentations de ces deux groupes se sont construites indépendamment – pour le groupe des concepteurs, en fonction de leur formation, du contexte socio-économique d’exercice de leur profession, des courants de pensée en vogue ou encore des origines sociales et des orientations idéologiques ; pour le groupe des habitants, en fonction de leur parcours résidentiel, de leurs origines socio-économiques ou de leurs attentes en termes d’habiter –, mais qu’elles ne cessent d’évoluer, et qu’elles s’influencent et s’entrelacent tant dans la conception que dans la réception de ce projet urbain.
À l’issue de cette brève histoire, nous pouvons dire que l’urbain – ou la ville – a été et est considéré comme un phénomène représentationnel (Morisset et Breton 2011) par des sociologues et qu’il existe donc une sociologie des représentations sociales de l’urbain qui contribue à l’éclatement de la sociologie urbaine contemporaine. Cette sociologie des représentations sociales de l’urbain cherche à comprendre le ou les sens de l’espace urbain et des phénomènes sociaux qui s’y déroulent pour les individus, les collectifs ou les acteurs. Elle s’est constituée progressivement au moment du « tournant représentationnel » dans les sciences humaines et sociales, dès les années soixante, en puisant dans d’autres champs disciplinaires – sciences cognitives, psychologie, psychologie sociale, géographie… – et en mettant en œuvre des démarches et des méthodes pour définir et analyser les représentations sociales de l’urbain. Si cette sociologie n’est pas encore reconnue dans les ouvrages scientifiques, elle devrait pouvoir trouver sa place au sein de la sociologie urbaine aux côtés, entre autres, d’une sociologie des ségrégations, d’une sociologie des manières d’habiter, ou d’une sociologie des transformations urbaines. En outre, elle devrait être à même de participer aux débats scientifiques transdisciplinaires sur les représentations, et notamment au dépassement des controverses actuelles sur la construction et le fonctionnement des représentations sociales. Toutefois, pour qu’une telle reconnaissance scientifique soit effective, il conviendrait, d’une part, d’analyser de manière approfondie – analyse démarrée dans cet article, mais qui reste encore à faire – le contenu, le contexte et les raisons de la production scientifique déjà réalisée et, d’autre part, de poursuivre de manière « pragmatique » des recherches sociologiques pour mieux éclairer la question des représentations sociales de l’urbain mobilisées par les différents individus/collectifs/acteurs qui agissent en et pour la ville.