Quand un universitaire écrit pour le grand public, il doit soigner son titre. Historien des sciences à l’université Paris Diderot, Guillaume Lachenal avait déjà tenté l’exercice en 2014, en publiant Le médicament qui devait sauver l’Afrique : un scandale pharmaceutique aux colonies (La Découverte). Cette fois-ci, il convoque Rudyard Kipling, John Huston, voire Joseph Conrad, et l’on s’étonne juste de ne pas trouver une référence à l’autobiographie d’un ancien administrateur des colonies, Hubert Deschamps, qui écrivait qu’il ne connaissait qu’un seul métier : roi de la brousse.
Pour être tout à fait exact, l’auteur avait testé ce titre dans un article publié en 2010 dans les Annales, mais son texte ne traitait que du Cameroun et son sous-titre était certes tout aussi provocateur, mais légèrement différent (Le médecin qui voulut être roi. Médecine coloniale et utopie au Cameroun [1]).
Il est vrai que la galerie de portraits de ceux à qui le pouvoir colonial est monté à la tête est bien fournie. Parfois l’épisode a été dramatique, comme lors de la mission Voulet-Chanoine (1899) décrite par Jacques-Francis Rolland (et à l’écran par Med Hondo), mais l’histoire que propose Guillaume Lachenal semble relever davantage d’un rêve utopique – même si quelques dégâts ont émaillé la séquence expérimentale – que de la volonté d’opprimer ou de soumettre les populations colonisées.
Le docteur David a-t-il été roi à Wallis ?
Le médecin en question était le colonel Jean-Joseph David (1902-1969). Il n’a pas voulu être roi : il a implicitement été roi (à Wallis), mais comme l’auteur a traité le sujet dans l’ordre chronologique dans lequel il a effectué ses recherches, l’ouvrage commence par le Cameroun (1939-1944) et se termine en forme de flash-back par le premier séjour effectué outre-mer par le médecin des troupes coloniales, à Wallis donc (1933-1938).
Cette inversion dérange un peu le lecteur, car celui-ci a suivi pendant 160 pages le médecin-commandant David dans le Haut-Nyong (Cameroun) et s’est interrogé sur cette « utopie » que semblait être la Région médicale, c’est-à-dire l’attribution des pleins pouvoirs administratifs à un médecin. Puis Guillaume Lachenal découvre que ce système existait déjà à Wallis, puisque « pendant la première moitié du 20e siècle, les représentants de la France à Wallis ont été presque exclusivement des médecins » (p. 171).
C’est néanmoins l’occasion de découvrir la manière dont un jeune médecin-capitaine s’attelle à la gestion administrative d’une colonie, avec pour seule expérience – mais elle n’était pas mince – un long séjour à Raqqa (Syrie), où il avait établi un barrage contre le choléra. À Wallis, il est « résident-régent », ce qui lui donne les mains libres pour entreprendre tout ce qu’il souhaite, même s’il a recours à la pratique du fono, « institution de délibération coutumière désormais inscrite dans le temps du calendrier civil » (p. 224). C’est dans ces conditions qu’il récupère le principe des corvées coutumières pour en faire des travaux d’intérêt général (p. 235).
Il marque les esprits dès son arrivée, en s’attaquant au gros scarabée (oryctes rhinoceros) qui détruit les cocoteraies, alors que le coprah est la principale ressource du pays. Il oblige chaque village à rechercher ces insectes pendant une journée entière par semaine. C’est ainsi que plus de 100 000 sont tués chaque mois. Parallèlement à ces travaux « forcés », il fait construire des centaines de citernes en pierre pour stocker l’eau (p. 208) ; elles ont été détruites depuis, mais elles ont laissé des traces de nature archéologique. À son départ, son bilan comptable est intéressant : entre 1933 et 1937, il a fait passer le revenu (imposable) par personne de 132 francs à 749 francs.
Cela n’a pas empêché certains prêtres de la mission mariste locale de l’accuser d’être plus ou moins bolchévique, en tout cas ouvertement anticlérical. L’évêque de Nouvelle-Calédonie, Monseigneur Poncet, impressionné de voir que les indigènes semblent « accablés de corvées », a publié un réquisitoire de vingt-cinq pages qui, selon la formule familière de Guillaume Lachenal, « rhabille l’ancien résident pour l’hiver » (p. 260).
C’est pourtant à Wallis que le docteur David a gagné son titre virtuel de « roi », en profitant – mais était-ce réellement intentionnel ? – à la fois de la coutume et des événements, qui avaient privé temporairement le territoire de leur souverain, à la suite d’une vacance du trône. Il se qualifie néanmoins, non sans un certain humour, de « roi déchu » (p. 279), à l’issue de son séjour dans ce confetti de l’empire colonial français.
Au Cameroun, le médecin disposait des pleins pouvoirs dans le Haut-Nyong.
Quand il arrive au Cameroun en octobre 1939, le docteur David hérite d’une circonscription qui sera érigée en « Région médicale » en janvier 1940, par le gouverneur général Richard Brunot (« Je désire rappeler que j’ai remis la région du Haut-Nyong entièrement aux mains des autorités médicales », p. 57). Bien que la démarche ait déjà été suivie à Wallis, elle apparaît ici comme expérimentale. Guillaume Lachenal la définit comme « un essai de gouvernement scientifique : au sens où des techniciens éclairés dirigent, mais surtout au sens où le gouvernement lui-même est une expérience » (p. 79).
L’auteur est ici au cœur de son sujet, au croisement d’une forte personnalité (militaire) et d’une opportunité de pleins pouvoirs. La tentation est donc grande de mesurer à quel point l’ivresse de l’autorité peut conduire à une forme d’autoritarisme, voire de totalitarisme, reposant non plus seulement sur la volonté déterminée de faire respecter l’ordre colonial, mais aussi sur des visées considérées comme hygiénistes.
Ayant déjà traité cette question dans un précédent ouvrage, portant sur le docteur Jamot, Guillaume Lachenal assume, au début du présent livre, son parti pris consistant à montrer la logique des camps, du confinement des malades, ainsi que le poids et le prix des expérimentations. Il est bien aidé par des citations choisies, comme celle du docteur Henri Koch, qui devait succéder à David dans le Haut-Nyong : « Les habitants de ce pays se présentent à nous, encore imprégnés de leurs coutumes barbares des temps passés, comme un magnifique champ de belles et humaines expériences » (p. 79).
Le lecteur reste néanmoins libre de porter son propre jugement sur ces « expérimentations ». Dans le programme appliqué par le docteur David, il y avait la détection des femmes enceintes dans les villages, et leur hospitalisation forcée pendant 45 jours « pour qu’elles échappent aux corvées coutumières et reçoivent des conseils sur l’hygiène alimentaire du nouveau-né » (p. 66), tout en étant elles-mêmes nourries de manière abondante et équilibrée. Cette méthode a « permis aux enfants de gagner 500 à 600 grammes de poids de naissance » (p. 103). Certes, on peut aussi voir dans cet effort – et Guillaume Lachenal le souligne – la volonté de « faire » des cultivateurs (pour les plantations) et des tirailleurs (pour la guerre), mais était-ce vraiment la principale motivation des médecins de l’époque, quand ils étaient affectés dans des contrées reculées du continent africain ?
Selon les témoignages recueillis sur place auprès des descendants de ceux qui l’avaient connu, « David était brutal, catégorique, gouvernait par la chicote et la prison, sans cela il n’allait pas réussir sa mission » (p. 116). Mais les colons n’étaient guère mieux traités. Ainsi, le docteur-gouverneur n’hésitait pas à se rendre dans les plantations des compagnies concessionnaires pour exiger que les manœuvres soient payés, allant parfois jusqu’à les encourager à retourner chez eux pour créer leurs propres plantations (p. 116). Très tôt, il avait d’ailleurs imposé des règles strictes aux planteurs européens en matière de droit du travail (p. 69).
La « région médicale » était-elle une utopie ?
L’approche coloniale des années 1930 par les « déterminants sociaux de la santé » n’aurait-elle pas été inspirée par les idées du Front populaire ? On peut esquisser une réponse à cette question en revenant sur la personnalité du gouverneur général Brunot, dont on se souvient qu’il avait créé la Région médicale du Haut-Nyong.
En effet, selon Guillaume Lachenal, Richard Brunot était « l’un des rares administrateurs de haut rang encartés chez les socialistes de la SFIO », dans la dynamique de la « timide expérience réformiste du Front populaire » (p. 59). Il conviendrait de pousser plus loin la recherche sur les ressorts philosophiques ou idéologiques de ces administrateurs des colonies, qui étaient plus nombreux que ne le laisse entendre l’auteur à épouser des idées dites « de gauche » et – surtout – à avoir mis en pratique des méthodes certes coloniales, mais probablement pas colonialistes.
Dans son ouvrage, Guillaume Lachenal ne consacre que quelques lignes à ce qui aurait pu être le fil rouge de son essai : la commission d’enquête Guernut. Or, c’est bien le Front populaire qui avait créé, en 1937, ce groupe de travail, destiné à réfléchir sur « les besoins et les aspirations légitimes des populations habitant les colonies » (p. 61). Parmi les 38 membres, il y avait l’écrivain André Gide qui, après avoir dénoncé les atrocités commises par les sociétés concessionnaires en Afrique centrale, rédigea les rapports de la commission. Il y avait également des administrateurs coloniaux comme Robert Delavignette et Hubert Deschamps, le géographe Pierre Gourou, que l’on a longtemps accusé d’avoir été le suppôt du colonialisme en Indochine (et ailleurs) avant de découvrir qu’il avait probablement été l’un des porteurs de valises du général Giap. La seule femme était Andrée Violis, journaliste, militante antifasciste, anticolonialiste et féministe.
À la tête de cet aréopage avait été nommé Henri Guernut, ancien ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, qui avait été pendant vingt ans secrétaire général de la Ligue des Droits de l’Homme (1912-1932), et qui était l’un des fondateurs de la Ligue Internationale des Droits de l’Homme. On appellerait aujourd’hui « laboratoire d’idées » cette entreprise, et on peut regretter que les historiens ne se soient pas davantage penchés sur le contenu des débats, voire plus simplement sur les recommandations issues des travaux. L’histoire de la pensée coloniale y gagnerait en clarté, ne serait-ce qu’en replaçant dans le contexte de l’époque les prises de position de ceux qui étaient sans doute les plus engagés dans la cause anticolonialiste.
Dans cette optique, on relira utilement l’article stupéfiant publié par Pierre Gourou (membre de la Commission Guernut) dans le premier numéro des Cahiers d’Outre-Mer. Il propose, lui aussi, une méthode « utopique » de mise en valeur de ce qu’il appelle les « tropiques pluvieux » d’Afrique centrale, c’est-à-dire des régions comparables au Haut-Nyong :
« Il est vain d’essayer d’assainir une région peu peuplée, une région qui compte seulement quatre à cinq habitants par kilomètre carré. […] De vastes parties du monde sont justiciables d’une véritable colonisation à partir de zéro. […] La meilleure méthode serait de rassembler la population sur des étendues restreintes. Par exemple, dans une région de 10 000 kilomètres carrés, comptant quatre habitants par kilomètre carré, réunir les 40 000 habitants sur 800 kilomètres carrés, peuplés de cinquante habitants par kilomètre carré. L’excédent de population qui ne manquerait pas de se développer serait employé à coloniser, selon les mêmes méthodes, des pans successifs du territoire de 9 200 kilomètres carrés, qui aurait été dépeuplé par la contraction salutaire imposée dès l’origine de l’opération. » (Gourou 1948, p. 8).
C’est donc très probablement à partir des réflexions de tous ces humanistes fortement marqués « à gauche » qu’est née l’idée de la Région médicale dans le Haut-Nyong. D’ailleurs, David avait également tenté d’y créer des « villages modèles », avec des cases en briques et parpaings, un terrain de sport, un lavoir et des fosses d’aisance.
Parallèlement, il y avait aussi ces chantiers routiers destinés à désenclaver les villages isolés, mais reposant sur le travail forcé, très coûteux en vies humaines. Guillaume Lachenal ne passe pas sous silence les états d’âme du médecin-capitaine Koch qui en avait la charge, mais il insiste aussi sur les conséquences de ces trouées forestières sur la propagation de la trypanosomiase. Alors, quel choix aurait-il fallu faire ?
De la difficulté de rendre compte des méthodes coloniales des années 1930 par une relecture des années 2010.
La question n’est pas nouvelle, mais elle demeure désespérément polémique : les progressistes des années 1930 peuvent-ils être perçus aujourd’hui comme des réactionnaires ?
L’intérêt du livre de Guillaume Lachenal réside en grande partie dans la mesure et dans la prudence qu’il observe sur le sujet, et aussi dans la manière dont il fait partager au lecteur ses propres interrogations. Ayant sans doute tiré les leçons des réactions à son ouvrage sur Jamot (qui lui avait valu un communiqué très sévère de l’Académie de Médecine), il exprime (p. 16-17) la difficulté de « rendre compte de la part indécidable, ambivalente, inarticulable même, de cette histoire telle qu’elle a été vécue ». Il a donc décidé de « la raconter plusieurs fois », et il parle de « géographie affective d’un moment colonial ».
Pourtant, il avait clairement posé la problématique telle qu’il entendait la traiter : « Que faire des prétentions des médecins coloniaux à “discipliner”, à “assainir” ou à “sauver” les populations colonisées ? » (Lachenal 2010, p. 122). Or, après une centaine de pages, il fait part de son embarras, car il a entendu dire beaucoup de bien du docteur David lors de son passage dans l’ancienne région médicale, 70 ans plus tard : « C’était presque décevant de ne pas entendre de dénonciation frontale des méthodes des médecins, de leurs fiches, de leurs convois, de leur police, de leur prison. Il faudra repasser pour une interprétation “totalitaire” de la mesure d’exception qu’est la Région médicale » (p. 119).
On pense alors aux propos du haut-commissaire à Djibouti, Dominique Ponchardier (1968-1971), rapportés par Romain Gary: « Tu sais ce que je veux leur donner ici ? Des cheveux blancs. Si la France part d’ici en laissant derrière elle quelques milliers de beaux vieillards, je saurai que j’ai fait quelque chose de plus dans ma vie que trente romans policiers » (Gary 1971, p. 50). L’administrateur des colonies soulignait l’importance qu’il attachait à la lutte contre la mortalité (et relativisait son œuvre éditoriale, pourtant riche de toute la série des Gorilles).
Au cœur de ce livre passionnant à lire (et illustré de cartes bienvenues), on trouve, en étant très attentif, trois lignes qui illustrent parfaitement l’ambiguïté de l’exercice auquel s’est livré Guillaume Lachenal: « La question que je me pose depuis le début, comme souvent les historiens, est plutôt une question de forme : comment raconter cette histoire ? En utilisant quel temps ? Quelle intrigue ? » (p. 120). N’est-ce vraiment qu’une question de forme ?