L’enthousiasme partagé pour la participation des publics, comme remède au défaut de représentation dans les régimes démocratiques, n’est plus à démontrer aujourd’hui. On ne compte plus les dispositifs qui ont vu le jour pour faire entrer d’autres acteurs dans la production de connaissances, que ce soit par l’organisation de débats publics, d’assemblées participatives ou de commissions de concertation dans lesquels autorités, experts et citoyens tentent de dialoguer. La participation prend aussi d’autres formes et ne se limite pas à l’activité gouvernementale de l’État. Aujourd’hui, l’individu, que ce soit en sa qualité de citoyen, de citadin, de travailleur, d’internaute, d’étudiant ou de spectateur, est de plus en plus sollicité à s’engager activement et de manière responsable dans une série d’espaces, de dispositifs et de domaines (Berger et De Munck 2015).
C’est précisément ce que nous montrent certaines recherches récentes qui pointent les limites des théories de la démocratie délibérative. Ces dernières ont tendance à associer à la notion de débat celle d’« espace public », en s’appuyant pour ce faire sur la définition qu’en donne Jürgen Habermas (1987) (1988) dans sa théorie de l’« agir communicationnel ». La réception ordinaire et simplifiée qui en est faite se fonde sur la croyance que chaque individu aurait des capacités de rationalité et de délibération identiques pour « prendre part » activement à une discussion argumentée et pour parvenir à un consensus sur une question de bien commun (Ogien 1995) (Sintomer 2007). Ainsi, des auteurs comme Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe dans leur ouvrage Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique prêtent aux « profanes » la capacité de prendre place aux côtés d’experts, de scientifiques, de politiques dans des « forums hybrides » et de participer sur un pied d’égalité aux débats ainsi qu’aux prises de décision sur l’orientation de choix techniques qui concernent le collectif. Ils prônent un modèle de démocratie dialogique, qui refuse toute forme de majorité et qui reposerait sur la fabrication de microdécisions qui demeurent ouvertes au lieu d’être irrévocables.
La thèse que Julien Charles présente dans son ouvrage s’inscrit dans un courant de recherche pragmatique, qui s’est développé ces dernières années et s’est attaché à enquêter dans ces espaces publics dits démocratiques. Ces recherches ont mis en question cet « idéal » démocratique qui prêterait, de manière systématique, des vertus à la délibération et à la participation. Ces dernières seraient vues comme des conditions nécessaires et suffisantes pour renforcer le pouvoir des « citoyens », garantir l’inclusion des préoccupations et attentes du « profane » dans les prises de décisions expertes et rétablir la confiance perdue de l’autorité politico-administrative. Ces enquêtes menées dans des dispositifs participatifs institutionnels ont montré que ces espaces ne peuvent se réduire à des processus discursifs de formation de consensus et de prise de décision fondés sur l’échange d’arguments rationnels. Les critiques adressées au modèle habermassien de démocratie délibérative peuvent être classées en trois courants, que Mathieu Berger (2014) a synthétisés selon que l’objet de la critique porte sur (1) les (in)capacités de tous citoyens à délibérer en raison des asymétries des compétences et des pouvoirs, (2) l’absence de certains publics et (3) la subordination du discours et de l’argumentation rationnelle par d’autres formats de prise de parole et les limites du caractère « logocentrique » du paradigme délibératif.
La participation ne serait qu’« illusion » (Zask 2011), elle ne permettrait pas d’exercer une quelconque influence concrète sur les conditions et les décisions qui affectent les individus. Bien souvent, celui qui participe s’engage dans un processus prescrit d’avance et son engagement ne fait que valider et rendre légitime l’organisme qui l’enjoint de participer, sans qu’il en ait pleine conscience. Dès lors, comme aveuglé par les présupposés d’une sphère publique qui serait ou plutôt devrait être ouverte à tous et inclusive, les acteurs de la participation en arrivent aujourd’hui à un constat alarmiste : la participation n’aurait pas rempli les promesses qu’elle laissait pourtant entendre au départ, puisqu’une part importante de la population ne participe pas dans les assemblées et que certains de ceux qui participent regrettent de ne pas voir leur contribution retenue.
Ces travaux de sciences sociales, dans lesquels l’ouvrage de Julien Charles s’inscrit, ont toutefois le mérite de ne pas s’enliser dans un rapport désillusionné vis-à-vis de la participation. Ils plaident pour un enrichissement du modèle classique de démocratie participative afin d’y faire entrer les nouvelles formes observées d’engagement de publics, nouvelles formes qui ne peuvent être rapprochées d’une participation purement délibérative. Cela supposerait d’abord d’être attentif aux limites intrinsèques et constitutives de l’inclusion démocratique, comme l’indique le titre du dossier thématique coordonné en 2014 par Mathieu Berger et Julien Charles pour la revue Participations. Pour eux, il faut voir l’« espace public » davantage comme un espace de « différenciation et de circonscription », dans lequel ceux qui participent de façon légitime et valide doivent remplir certains critères d’admissibilité, maîtriser certains formats de prise de parole et certaines règles relatives aux thèmes à débattre et aux modalités de ce débat, au risque de voir leur parole dénigrée, voire méprisée. Il s’agit ainsi de compléter la théorie communicationnelle de la participation en considérant la possibilité d’une pluralité des prises de parole, de l’importance des dimensions corporelles, sensibles et non-langagières dans l’engagement en public.
D’un point de vue général, l’ouvrage ici recensé nous apprend que la participation ne se fait pas sans quelques sacrifices. De la sorte, sans nier les « intentions démocratiques de la participation » (p. 24), l’auteur invite le lecteur à aiguiser son attention sur les conditions d’exclusion et de clôture inhérentes aux dispositifs qu’il observe dans divers domaines (associations, entreprises privées, gouvernance urbaine et santé) et, par là même, d’en comprendre les logiques d’accès. Dépassant l’entrée habituelle par le public et ses capacités délibératives présumées et s’inscrivant dans la lignée des travaux de Laurent Thévenot, auteur de la préface du livre, Julien Charles propose d’approcher la participation par la pluralité des façons de s’impliquer qu’elle exige et des « épreuves » (Boltanski et Thévenot 1991) vécues par les individus qui s’y engagent.
La première posture qui apparaît clairement dès l’introduction consiste à prendre ses « distances avec le mythe d’une participation sans condition » (p. 25) et, dès lors, de « saisir les contraintes inévitables » (p. 25) et la violence que cette activité peut induire lorsqu’elle se ferme à l’écoute de ce qui importe aux participants. C’est justement les « conditions » qui clôturent les possibilités de la participation qui intéressent l’auteur, de même que le « coût » à payer pour pouvoir « faire part » d’une communauté ou d’y « prendre part ». Cet argument central est ainsi synthétisé :
« À ceux qui considèrent que la participation est toujours vectrice d’une expérience bienfaisante (essentiellement en termes de politisation), il importe donc de montrer qu’elle constitue une charge parfois difficile à porter » (p. 30).
La deuxième posture assumée dans l’ouvrage propose de complexifier les trois expériences qui accompagnent le processus participatif, selon la philosophe Joëlle Zask (2011). Plutôt que de « recevoir », « apporter » ou « prendre » une part, l’entrée dans un projet participatif demanderait aussi, selon Julien Charles, d’écarter, de transformer ou de sacrifier une part de ce qui importe aux participants. Cette forme acceptable de l’engagement participatif doit nécessairement passer par une mise en forme des maux personnels pour qu’ils puissent être mis en commun. Cela requiert une capacité à invoquer des « grammaires du commun en différend » (p. 17), c’est-à-dire une capacité à recourir à son expérience subjective tout en visant à exprimer une question d’intérêt commun.
Cet ouvrage est le résultat d’une enquête, réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat impliquée dans des cas concrets au sein de contextes institutionnels et nationaux variés. Le lecteur est invité à voyager à travers une multitude de scènes, dont les descriptions fines données par l’auteur dévoilent de manière lumineuse l’expérience de publics amenés à transformer une « part » de ce qui leur importe, de même que les différentes formes de leur engagement. Cette « ethnographie de la participation » (Cefaï et al. 2012) propose une méthode originale, ajustée aux situations étudiées, et a le mérite d’approcher la participation telle qu’elle se fait et non telle qu’elle devrait être. Par une observation participante, le chercheur engagé dans son objet d’étude recourt à des enregistrements vidéographiques, à des entretiens individuels et des prises de notes rigoureuses des situations observées. Il développe une analyse des conversations captées au fil des rencontres et des communications non verbales. L’ensemble de ces données hétérogènes est agencé dans un format qui se veut accessible et interpellant, tant pour les spécialistes des théories de la démocratie que pour les acteurs de terrain engagés dans ces dispositifs.
L’ouvrage se compose, outre la préface, l’introduction et la conclusion, de quatre chapitres. Les trois premiers chapitres discutent les terrains d’enquêtes à partir de trois entrées : la mise en forme des contributions, l’épreuve de la participation et ce que fait le participant. Le dernier chapitre revient sur les principales critiques adressées à la participation et expose quelques recommandations. À travers ces chapitres, Julien Charles étudie de manière approfondie les limites et les promesses concrètes de quatre « projets autoproclamés participatifs » en Belgique et aux États-Unis (p. 24). Ces quatre études de cas lui permettent d’éclairer, d’abord, la façon dont les ouvriers d’une usine de pelleteuses doivent se plier quotidiennement aux indicateurs statistiques et critères d’évaluation des performances, en vue d’améliorer les productions. Ensuite, la façon dont l’usage d’une cartographie contraint les débats entre professionnels de la participation et habitants dans le cadre d’un plan communal de mobilité. Puis, la façon dont, dans des espaces moins institutionnalisés, comme un atelier d’apprentissage à la réparation de vélo, le participant doit faire preuve de certaines compétences pour entrer dans le processus. Dans le cas étudié, c’est en faisant par lui-même qu’il est amené à gagner une plus grande autonomie. Et, enfin, les exigences que fait peser un projet d’autogestion sur les salariés d’une maison médicale, de même que les tensions qui apparaissent à l’arrivée de nouveaux employés qui ne partagent pas les mêmes conceptions. Le lecteur pourra toutefois regretter que l’auteur impose une lecture linéaire qui ne permet pas de piocher dans le livre ou de considérer une étude de cas indépendamment des autres. En effet, la multiplication des comparaisons et de retours faits dans chaque chapitre à ces différents terrains peut compliquer la tâche du lecteur. Cependant, ce choix narratif permet à l’auteur de réaliser une analyse comparative et d’effectuer des rapprochements entre ces différents dispositifs, en vue d’en pointer les spécificités et d’en identifier les « similitudes », ce qui s’avère particulièrement riche.
Transformer l’indiscutable.
Explorons à présent les propositions théoriques avancées dans La participation en actes. Du début de cet ouvrage, nous retenons le propos suivant : « chaque projet participatif impose aux personnes qui y prennent part de s’y conformer (…) [de] se plier à ses exigences, lesquelles pèsent lourdement sur ceux qui ne s’engagent pas d’entrée de jeu de manière adéquate » (p. 26). Deux verbes employés dans cette phrase – se conformer et se plier – parlent d’eux-mêmes. Il ne s’agirait plus de faire traduire (Akrich, Callon et Latour 2006) les contributions de profanes par des porte-paroles pour les rendre audibles pour les experts, mais bien plutôt que l’individu transforme lui-même ses propositions pour les faire entrer dans une forme prédéterminée. Ainsi, une contribution considérée au départ comme ne pouvant pas être discutée (parce qu’elle ne correspond pas à la thématique traitée, par exemple) peut, après adaptation, devenir recevable et être prise en compte. Cette forme est influencée, nous dit l’auteur, par la procédure mise en œuvre, l’environnement dans lequel le dispositif se déploie et les personnes en présence, mais également, et c’est là une des originalités de l’ouvrage, par les objets présents dans cet environnement tels que les indicateurs statistiques et les cartes, qui semblent avoir été occultés par les théories de la démocratie délibérative focalisées sur la discussion comme seul médium de langage.
L’auteur démontre que ces « instruments » de cadrage et d’enregistrement de la participation ont toutefois tendance à mépriser, négliger et exclure ce qui importe aux participants : leurs habitudes, leurs expériences subjectives, leurs combines et engagements quotidiens, etc. Ils tendent à canaliser et orienter les perceptions et l’attention des professionnels, les rendant plus sensibles aux dimensions mesurables et tangibles des activités. Par exemple, les catégories et la localisation géographique, imposées par la carte employée pour identifier les troubles vécus lors des déplacements quotidiens par les habitants d’un quartier, ne correspondent pas toujours à la façon dont les participants expriment spontanément leurs expériences en pratique. Ces derniers recourent plus facilement à un mode de communication qui se rapproche du récit, du témoignage et qui demanderait un certain temps pour être élaboré et restitué. Ces différents modes d’expression ne semblent pas directement compatibles, voire tendent à s’exclure, dans ce contexte.
Pour l’auteur, ce cadrage de la participation à travers des indicateurs statistiques ou des cartes reste aveugle aux « contraintes » pratiques vécues par les participants et « entrave » les possibilités de « déploiement de la critique » (p. 55-56). Généralement déterminés et construits en amont des rencontres participatives, ces outils ne laissent aucune prise aux participants et induisent une « sélection » et une « mise en forme » des contributions, des « petites histoires » pour les rendre compatibles avec ces formats (p. 40) (p. 69). Ils visent d’ordinaire à répondre à des objectifs mesurables bien établis, à enregistrer des données sans qualités qui inhibent toute discussion, pour aboutir rapidement à la formulation de propositions concrètes et opérationnelles. Ces supports de chiffres et de cartes sont pensés avant tout pour leur facilité à être exploités, particulièrement « hors de l’enceinte locale de la participation » (p. 62) où ils sont considérés comme convaincants et objectifs.
Par conséquent, « prendre part » demanderait d’être en mesure de comprendre, d’utiliser et de maîtriser au mieux les outils qui servent d’appui aux prises de parole. Il s’agirait, pour le participant qui revendiquerait une part dans un débat, de savoir répondre à un propos fondé sur des statistiques en brandissant lui-même des statistiques (Bruno, Didier et Prévieux 2014), de se saisir du cadre préétabli pour le modifier, ce qui n’est pas chose aisée pour tous. Être capable de mobiliser le bon médium de communication serait de ce fait une des conditions souhaitées par les animateurs de la participation, dans l’attente qu’ils ont vis-à-vis d’individus devant être capables d’« élever » leurs contributions au-delà de leurs « histoires personnelles » (p. 63).
Inconfort et apprentissage.
Cependant, Julien Charles avance que chaque participant ne dispose pas des mêmes capacités pour prendre en charge les contraintes de mise en forme qui pèsent sur lui, afin de se faire entendre et agir sur le monde. Il n’est pas donné à tout le monde de savoir s’exprimer sur le mode de l’expertise, pointer des « connaissances inaccessibles » aux ingénieurs et animateurs de la participation, monter en généralité, argumenter, communiquer dans les formats attendus. Pour Mathieu Berger et Jean De Munck (2015), c’est précisément l’étude de ces « infélicités » des performances des participants qui permettrait de dévoiler, en miroir, les capacités exigées qui font défaut dans une situation.
Le deuxième argument soutenu dans l’ouvrage est que la participation, contrairement à l’absence d’engagement, constituerait toujours une charge pour ceux qui en font l’épreuve et pourrait pour certains être difficile à « endosser » et conduire à une « souffrance subjective » (p. 132) (p. 137). La transformation des contributions, que l’on a évoquée dans la section précédente, peut se révéler, selon l’auteur, « éprouvante, éreintante, fatigante » (p. 68) pour les personnes en situation d’incapacité. Si celles-ci ne parviennent pas à s’accommoder de cette instabilité de leur prise de parole, la situation peut atteindre un point de rupture, se révélant par l’abandon du participant. C’est ce que Julien Charles observe dans une maison médicale, dans laquelle les travailleurs développent un projet d’autogestion. Il note que le dispositif participatif mis en place pour discuter des troubles rencontrés dans l’activité professionnelle demande un apprentissage pour prendre part aux débats. Lorsque la personne n’est pas apprêtée, l’« injonction à exposer publiquement tout ce qui ne va pas » (p. 91) peut être vécue comme une agression, une sorte de harcèlement, et pousser le participant à préférer le non-engagement. Ce dernier développerait alors une méfiance vis-à-vis des organisateurs, perdrait confiance dans le dispositif et déserterait progressivement l’espace de participation, sans qu’une attention particulière soit accordée à ce qui le « meut » et l’« émeut » (p. 98).
Nous le voyons, les ressources nécessaires pour participer « sont inégalement distribuées » (p. 75), ce qui empêche la réception des contributions, qui se font sur un mode inattendu par le dispositif. Ce constat lui fait émettre l’hypothèse d’une « clôture capacitaire » inhérente aux dispositifs participatifs, selon laquelle « seules les personnes capables, préalablement à leur entrée dans le projet (…) continuent à répondre positivement à l’ouverture qui leur est offerte » (p. 77). Néanmoins, nous relevons une ambiguïté dans les propos de l’auteur, qui aurait mérité d’être explicitée. En effet, bien qu’il mette en avant l’exclusion inévitable qu’induit ce type de dispositif vis-à-vis de certains publics, il ne rejette pas pour autant le fait que l’engagement peut relever d’une « disposition personnelle », d’une « volonté » ou de convictions. Il met, par là, en discussion une autre capacité présupposée du participant, à savoir : qu’il soit disposé à vouloir participer, ou tout le moins qu’il soit disposé à apprendre à participer, à s’y essayer. Or, cette deuxième hypothèse semble être approchée plus timidement, sans plus d’explications sur ce paradoxe qui fait que certains individus se tiendraient d’emblée à l’écart de dispositifs auxquels ils ne se sentent ou ne veulent pas appartenir, dont ils ne partageraient pas l’idéologie. La position de l’auteur est à nos yeux quelque peu ambivalente à ce propos : présentées dans un premier temps comme opposées et privilégiant l’approche par les ressources, l’auteur semble dans un deuxième temps souligner la complémentarité de ces deux hypothèses pour comprendre la pluralité de formes de participation attendues. Il aurait été, selon nous, utile qu’il se prononce davantage sur cette différence entre le vouloir et le pouvoir participer. Allant un pas plus loin, Julien Charles révèle toutefois l’importance de ce qu’il appelle des « espaces intercalaires » qu’il situe dans le « monde proximal et familier » des participants, dans lesquels ces derniers acquièrent, par un apprentissage, les « capacités requises pour prendre part aux débats » (p. 90), inventent des rôles et des places qu’ils peuvent tenir et s’initient de cette façon à la participation.
De la parole aux actes. Le paradoxe de la responsabilisation.
Dans les situations qu’il observe, l’auteur remarque une constance. Toute participation serait marquée par une « visée de réalisation » (p. 141). Il procède ainsi à un retour vers les théories selon lesquelles participer, c’est toujours « prendre part à quelque chose » (p. 109), laissant à présent de côté le coût induit par cette action. Pour l’auteur, qui sans le citer fait référence au titre de l’ouvrage d’Austin (1970), participer ce n’est « pas seulement dire des choses face à d’autres, c’est aussi faire des choses ensemble » (p. 109).
Au-delà des modes convenables pour faire entendre sa voix, c’est le lien entre la participation et les pratiques souvent ignorées par ces dispositifs qui intéresse ici l’auteur. Il distingue deux niveaux de pratiques : celles, préexistantes, sur lesquelles les dispositifs entendent peser, et celles qui découlent directement de la participation. Ces actions ne sont pas libérées des contraintes de mise en forme qui pesaient déjà sur les engagements de parole. De la même façon, ces contraintes demandent une transformation des pratiques elles-mêmes, pour qu’elles soient prises en considération par le dispositif. Dans le « management participatif », par exemple, le travail est réduit à l’injonction d’accomplir une série d’opérations permettant d’améliorer les indicateurs de performance. Cet acte contribuerait de manière performative à réaliser les objectifs fixés par la direction et évalués par ces mêmes indicateurs (p. 114). Seulement, les pratiques quotidiennes qui ne sont pas traduites par des indicateurs, comme l’habilité des ouvriers à bricoler des solutions avec ce qu’ils ont sous la main pour résoudre un problème de production, ne sont pas prises en compte, et rien n’est fait pour les renforcer et les encourager, alors qu’elles sont essentielles au fonctionnement de l’entreprise.
Aussi, les dispositifs d’empowerment ou de « capacitation » qu’il étudie et qui visent, par exemple, l’émancipation et l’autonomie du cycliste, demanderaient à celui qui prend part de réaliser certaines tâches pour « agir sur le monde ». Il y a une responsabilisation de l’individu à faire par lui-même en s’engageant activement dans des actions. Toutefois, cette participation, qui prend en compte les activités qui importent aux participants et qui autorise certaines expérimentations au-delà de toutes procédures règlementées, contiendrait un « risque de dépolitisation » (p. 126). La participation et l’émancipation supposée qu’elle induirait se limiteraient, dans un rapport ludique, à faire « faire ». Focalisée sur la réalisation de certaines tâches, la participation se ferait en négligeant les discussions et les débats. Dans le cas de l’atelier de réparation de vélo, cet « engagement discursif et politique » est réservé, nous dit-il, à un espace inaccessible aux publics. L’implication de ces derniers ne porterait dès lors que sur la remise en état d’une bicyclette et sur rien d’autre.
Finalement, en posant la question de l’« exclusion des contributions inadéquates » (p. 69) et de l’inclusion des engagements convenables dans les dispositifs participatifs, cet ouvrage débouche sur un résultat majeur. Il montre que la participation est toujours prise dans un contexte avec des conditions et des contraintes spécifiques qui supposent que les contributions soient mises en forme pour être retenues. Une critique de la participation ne peut cependant pas se satisfaire, nous dit l’auteur, d’une attention portée uniquement sur les « charges qu’elle fait peser » et sur son caractère hiérarchique, prescrit et rigide. Elle doit également prendre en compte les différentiels de capacité qui existent dans la pratique entre participants, pour prendre part et donner une part. C’est précisément la combinaison de ces deux entrées qui fait toute l’originalité de l’approche de Julien Charles. Cet ouvrage, dont le titre aurait pu prendre la marque du pluriel, a le mérite de présenter des participations qui prennent chaque fois des formes différentes, selon le contexte et selon les attentes démocratiques qui pèsent sur elles. Croiser une analyse de la démocratie avec une approche critique des théories de la communication nous semble particulièrement riche et porteur pour comprendre la pluralité des manières qu’ont les individus de s’engager et de parler des choses qui leur importent. Cette posture interroge aussi la place des techniques de participation en rapport avec l’horizon démocratique qu’elles véhiculent. Ces dernières semblent n’être que trop peu remises en débat et beaucoup trop déconnectées des savoirs des participants. Elles sont souvent mobilisées pour persuader, convaincre ou confirmer des objectifs préétablis, pour assoir une légitimité, sécuriser des performances, ne laissant pas de place à ce qui viendrait les discuter ou en contester la crédibilité. C’est pourtant là des qualités nécessaires pour prétendre à une forme de justice démocratique.
Cet ouvrage riche d’enseignements théoriques, tant pour les chercheurs travaillant les théories de la démocratie que pour tous les acteurs soucieux d’en savoir davantage sur l’expérience des participants, se termine par quelques recommandations sans pour autant, on le regrette, offrir aux lecteurs des exemples concrets d’application. L’auteur avance que pour déjouer la violence induite par la participation, il serait indispensable de reconnaître la vulnérabilité de certains engagements et de les « apprêter à encaisser les coups et les coûts du cheminement vers l’expression, démocratique et émancipatrice, d’une voix en public » (p. 142). Sans plus de précision, il nous dit que cela passerait par l’expérimentation de nouvelles voies entre les « formes conventionnelles de prise de parole en public » et des possibilités d’expression ancrées dans la pratique, qui laisseraient une place au partage des doutes, des troubles et de ce qui meut les participants. Ce n’est qu’à ce prix qu’il est possible de « faire entrer en politique des personnes et des objets qui se tiennent le plus souvent aux bords du politique plutôt qu’à son bord » (p. 146).
Au terme de l’ouvrage, nous aurions aimé que Julien Charles nous livre davantage sur son expérience d’ethnographe à l’épreuve de la participation. Dans ses recommandations, il ne dit rien des effets potentiels de son analyse sur ses terrains d’étude. Les résultats de sa recherche ont-ils été partagés avec les enquêtés et mis à l’épreuve de ceux-ci ? Comment sa critique y est-elle reçue ? En outre, en tant qu’observateur qui a un point de vue désillusionné sur la situation, il aurait été fécond que Julien Charles formule concrètement des formes possibles de ces nouvelles combinaisons qu’il imagine. En l’état, seuls les acteurs sociaux semblent devoir porter la charge de réfléchir à la façon de faire atterrir ces recommandations dans des actions concrètes. Malgré ces quelques critiques, il faut reconnaître que l’auteur fait émerger de nouveaux questionnements et ouvre des portes pour de futures recherches portant sur ces voies alternatives aux techniques habituelles de participation, des techniques qui ne négligeraient pas l’horizon des réalisations concrètes et donneraient plus de place à ce qui importe aux participants, opérant de la sorte un élargissement des contenus jugés convenables dans les dispositifs participatifs.