L’« habiter » : comme notion marginale des sciences sociales et humaines, le mot traverse le 20e siècle. Mais c’est peut-être la phénoménologie, particulièrement dans son orientation ontologique, qui lui donne sa plus grande visibilité. Distinguant le logement de l’habitation, Heidegger fait de l’« habiter » un des enjeux de la quête humaine de l’être :
« Que veux dire alors ich bin (je suis) ? Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : “je suis”, “tu es”, veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. ». (Heidegger 1996, p. 173)
Pour autant, l’habiter dont il est question pourrait aussi passer pour daté, si ce n’est normé par l’implicite d’un modèle : l’attachement paysan tel que le 19e siècle des États-nations l’a martelé (Heidegger 1995). Et voilà un modèle que Maurice Le Lannou (Le Lannou 1949) s’empresse de reproduire, à sa sauce géographique bien sûr, celle de l’« homme-habitant ». Scientifiquement, si une telle situation n’est pas unique, elle n’en demeure pas moins paradoxale. D’un côté, l’« habiter » est institué dans sa pleine portée humaine ; de l’autre, il est réduit à un seul modèle et participe ainsi à établir une discrimination entre les « bons » habitants, conformes au modèle, et les « mauvais », qui s’en éloignent (Lazzarotti 2006). Du coup, faire de l’« habiter » un argument politique, n’est-ce pas, ipso facto, lui faire perdre toute pertinence scientifique ?
Et rendre aveugle à des situations qui, pourtant et malgré tout, existent. Par exemple, résider dans les bois parisiens, dormir dans une tente au cœur de la ville ou s’abriter dans un camping à l’année, ce n’est pas seulement y avoir un logement. Plus globalement, et même de manière précaire, c’est aussi habiter (Lion 2015). Le vaste processus d’actualisation et de re–conceptualisation de l’« habiter » qui marque l’épistémologie géographique française de ce premier 21e siècle se devait donc, impérativement et aussi loin qu’il se peut, d’opérer sa neutralisation politique. C’est à ce travail que participe le sociologue Gaspard Lion. Pour ce faire, il nous accompagne avec tact, à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui, en dehors des habitudes, des standards et des normes, malgré tout habitent. Pour ces habitant(e)s en effet, la survie est associée à la précarité. Sous son heureuse plume, ils prennent un visage, ont une histoire, mettent en œuvre des stratégies… De fait, « comment habiter des espaces non prévus à cet effet ? » (p. 32) Quelles ressources et compétences déployer, ne serait-ce que pour rester là ? Comment résister aux normes et aux pressions des représentations d’un ordre dominant doté des moyens de la force légitime ? Alors même qu’il arrive que ceux-ci s’exercent à l’encontre du chercheur lui-même (p. 94) ? Mais comment aussi comprendre l’habiter de tous ces gens, des centaines de milliers, autrement que comme le produit de « manques et de manquements » (p. 198), autrement que comme des victimes, des « exclus » ?
Dans les centres des villes, des cartons et des tentes. Ici se combine avec une acuité particulière la fameuse relation entre « proximité spatiale » et « distance sociale ». Car le défi, pour ces habitants de la rue, est de se faire légitimer, même comme tels. Pour cela, il leur faut neutraliser la dangerosité politique qui se dégage du regard des autres, les voisins. Les voici donc, comme autant de « bons pauvres » (p. 111). Tel est le prix de la durée dans le lieu.
Une autre forme de précarité consiste à résider à l’année dans un camping, « normalement » prévu pour un usage saisonnier. Ici, l’« art de la bricole » (p. 165) permet, tout en assurant une relative « maîtrise de l’espace », de donner au « territoire une valeur biographique » (p. 168). Mais alors, et comme dans tous les autres lieux, les places prennent des valeurs symboliques différentes.
En produisant cette sociologie de l’habiter précaire, Gaspard Lion réactive multiplement l’intérêt du concept d’« habiter ». Justement, il en fait un concept « proche de l’expérience » (p. 22). Touchant donc au sensible. Comment l’« habiter » ne passerait-il pas aussi par les corps ? La restitution qu’il en fait est donc indissociable de l’écriture choisie. Le récit « ethnographique » donne à voir, à entendre, en un mot à sentir, ces habitants précaires dans leurs faiblesses, leurs travers, mais aussi, et d’une certaine manière, leur grandeur. Dès lors, le texte intègre aussi son auteur, sa présence, si ce ne sont ses effets, y compris politiques quand les « autorités » lui font comprendre la bonne idée qu’il aurait à quitter les lieux (p. 94). On comprend ainsi que l’« habiter » porte aussi en lui une irréductible dimension anthropologique, pour ne pas dire « infrapolitique » (p. 25).
Cela dit, les dimensions qu’en tire Gaspard Lion insistent sur les puissantes portées de ce dont il est question. Elles sont bien existentielles, quand il montre que s’affirmer dans un lieu, c’est manifester une autonomie propre (p. 26) : « […] le “j’habite ici” de René et des autres est aussi une manière de s’affirmer en tant que sujets politiques autonomes à part entière ». Une observation qui alimente une autre manière de questionner, celle déjà énoncée par Georges Perec (p. 42) : « À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? ». En la matière, loin des catégories et des clichés, Gaspard Lion montre que les histoires singulières comptent alors au moins autant dans la compréhension des situations que les situations elles-mêmes (p. 152) : « C’est à l’aune de son ancien confort que l’on compare, évalue la situation présente ». Articulée à la précédente, une autre portée est politique. Elle est celle de la cohabitation. Les questions de la légitime présence, celle du droit au logement, mais aussi celles des normes dominantes, plus ou moins tacites, traversent la réflexion de l’auteur en même temps que les vies de ces habitants.
Comment, finalement, passer du subi au choisi ? Comment rendre habitable l’inhabitable (p. 37) ? Comment comprendre qu’entre les exclus et les inclus, il n’y a peut-être pas de frontières mais plutôt un continuum ? C’est alors que, face à l’absence de logements disponibles et contre les formes normatives et dominantes de résider, l’auteur défend l’idée d’une reconnaissance de ces « formes alternatives d’habitation » (p. 211). Il y voit une des manières de faire en sorte que le droit à l’habitat choisi intègre celui des « demeures incertaines » (p. 215).
Toute recherche pose comme enjeu l’articulation du théorique et de l’empirique. Celle-là n’aborde le théorique que ponctuellement, comme une fenêtre ouverte à partir d’un cas, d’une remarque. Un chapitre conclusif consacré à l’« habiter » aurait pu synthétiser, ne serait-ce qu’en quelques pages, le riche apport de l’auteur à cette question. Pour autant, ce parti pris de l’ethnographique démontre aussi, et définitivement, qu’il y a de multiples manières d’habiter et que, dans cet ensemble de formes, bon an, mal an, dans l’opulence ou la parcimonie, chacun peut inventer la sienne. Et c’est bien le fondement du travail scientifique que de se donner les outils pour en rendre compte.