Au premier abord, le dernier ouvrage de Catherine et Raphaël Larrère est déroutant : quel est l’apport de cet opus par rapport à l’ouvrage de 1997, Du bon usage de la nature ? Les arguments qui y sont développés se retrouvent pour bon nombre d’entre eux dans Penser et agir avec la nature. Les références à Aldo Léopold, la critique de la notion de « climax » ou encore celle de la « wilderness » ont ainsi un air de déjà vu. Cependant, alors que le propos de 1997 était de refonder la pensée philosophique et politique de l’écologie, celui de 2015 ancre davantage le travail du couple dans l’action. Après un long cheminement universitaire et un engagement dans la Fondation de l’Écologie politique, central pour Catherine Larrère qui en préside le Conseil de surveillance, Penser et agir avec la nature peut être lu comme la base d’un programme politique. Pourtant, une telle démarche ne semblait pas aller de soi pour des chercheurs ayant développé l’idée que l’écologie ne pouvait pas être conciliée avec une démarche politique, au sens partisan du terme. Ce retour au premier plan du politique est sans doute l’apport majeur de ce livre par rapport à l’ouvrage de 1997. Depuis, la publication du manifeste de la Fondation en 2013, co-signé par Catherine Larrère avec Lucile Schmid et Olivier Fressard, avait également posé les jalons d’un engagement de plus en plus clair dans la cité.
Penser et agir avec la nature fait de la biodiversité le pilier d’une refondation de l’écologie politique. Entendue comme nouvelle norme écologique, la biodiversité permettrait de remettre les hommes dans la nature sans nier leurs besoins et favoriserait la mise en place et/ou l’approfondissement de systèmes démocratiques de gouvernance. L’esprit qui guide les engagements des auteurs se trouve condensé dans ce concept. Cependant, malgré la dimension politique du livre, son sous-titre, « une enquête philosophique », rattache le texte à un cadre disciplinaire précis que l’ouvrage déborde largement. Le terme d’« enquête » rappelle que la collaboration de longue date entre Catherine Larrère, philosophe, et Raphaël Larrère, agronome et sociologue, s’appuie bien sur un travail de terrain. L’association du terme « enquête » et de l’adjectif « philosophique » forme ainsi un concept hybride comme l’est cet ouvrage. Car si la dimension philosophique est bien revendiquée, elle sert plutôt de support méthodologique pour une réflexion qui se déroule sur une frontière : entre l’essai, le programme politique et la présentation d’un état de l’art et des pratiques. Le livre est ainsi difficilement classable dans une catégorie si ce n’est celle de la pensée politique. Un sous-titre comme « un programme politique » aurait sans doute donné une meilleure idée d’une démarche qui se veut pragmatique.
Faisant la synthèse du chemin parcouru depuis 1997, Penser et agir avec la nature met l’agir au centre à partir d’une réflexion sur les techniques, et instaure la démocratie comme un idéal toujours à atteindre. La dimension philosophique est moins clairement perceptible que dans l’ouvrage de 1997, sauf à être comprise comme un fond théorique sur lequel vient prendre appui la réflexion. Cette recension n’a pas la prétention de discuter l’aspect philosophique du livre, mais de voir comment l’anthropologie peut mettre à profit cette lecture de l’engagement politique et de l’idéal démocratique, au regard d’une écologie visant l’équilibre entre la nature et les êtres humains qui la façonnent, l’habitent, l’abîment parfois et sont transformés à son contact.
La biodiversité pour replacer l’être humain dans la nature.
Prenant comme définition de la nature celle d’un nœud de relations, un « enchevêtrement de processus » (p. 11), les auteurs défendent l’idée que l’être humain y est englobé : plus que d’exclure l’homme de la nature pour protéger celle-ci, il s’agit d’harmoniser les modes de vie en fonction d’impératifs raisonnés de protection, c’est-à-dire dans des conditions satisfaisantes sur le long terme pour tous les acteurs — humains et non-humains compris, ce qu’établissait déjà l’ouvrage de 1997 (voir p. 157 sqq., par exemple). Discutant, en première partie, la vision fantasmée d’une nature originaire et sauvage avec la wilderness américaine, les auteurs défendent, encore et toujours, la vision d’une nature où l’homme a sa place. Si la wilderness correspond bien à un besoin — celui de s’isoler de ses semblables pour se retrouver et affirmer son individualité (p. 65), voire pour se livrer à l’émotion du sublime naturel dans une optique antimoderne et élitiste (p. 33-34) —, elle est associée à une vision erronée de la nature : une nature vierge de toute empreinte d’action humaine et qui ne serait elle-même — c’est-à-dire « pure » — que protégée de l’intrusion des hommes. Or, pour penser la nature, il faut la concevoir comme un ensemble et non comme un monde à part, ce qui la rapproche de la notion de « milieu extérieur » d’André Leroi-Gourhan [1]. Aussi, pour penser la nature de manière dynamique, les auteurs s’appuient sur le concept de « biodiversité ». Ce dernier
étend l’idée de la diversité biologique à tous les niveaux du vivant (des gènes aux paysages), dépassant la seule diversité des espèces, à laquelle on s’en était jusque-là tenu, et, d’une vision statique et quantitative de la diversité (compter le nombre d’espèces), il passe à une conception qualitative et dynamique (c’est le processus de diversification qui importe). (p. 43-44)
La biodiversité permet de refonder le rapport à la nature. Dépassant une conception sans doute très occidentale, cette notion permet de concevoir l’homme dans la nature sans que cette inclusion dans le milieu naturel ne soit scandaleuse comme elle peut l’être pour certains tenants de la wilderness livrée à elle-même :
Là où la wilderness sépare, faisant de l’homme un perturbateur que l’on met en accusation, la biodiversité permet de qualifier les actions de l’homme dans la nature et de découvrir que certaines sont positives. Elle peut donc servir de norme, sans que celle-ci soit radicalement extérieure à l’action humaine. (p. 23)
La biodiversité apparaît ainsi comme un cadre dans lequel doivent s’inscrire les entreprises de préservation et de co-construction de l’environnement, en associant plus largement les populations. S’appuyant sur le découpage opéré par Philippe Descola dans le continuum des représentations de la nature de par le monde [2], les auteurs insistent sur la nécessaire pluralité des points de vue que la biodiversité leur semble pouvoir protéger. Même si la prise en compte de cette pluralité relève du politique, le lien est facile à établir pour l’anthropologie, dont l’une des grandes missions est d’explorer la diversité des cultures humaines, pourtant le fruit d’une seule et même espèce biologique. Un seul regret est à formuler : l’absence de référence à des travaux de terrain récents qui auraient permis de contrebalancer la dimension d’essai de l’ouvrage et lui aurait donné une plus grande hybridité.
Les techniques face à la question du respect de la nature.
La seconde partie de l’ouvrage est la plus philosophique. À partir d’une réflexion sur la transformation des milieux, les auteurs proposent un classement des techniques en deux catégories : celles du faire et celles du faire-avec. Les techniques du faire relèvent de la fabrication ; celles du faire-avec ou du faire-faire du pilotage. Cette proposition de lecture des techniques prolonge la recherche d’une solution permettant de sortir du dualisme nature/culture — avec la biodiversité — en visant, cette fois, à dépasser le clivage naturel/artificiel. Toutefois, là encore l’empreinte du livre de 1997 est très perceptible : les techniques du faire évoquent la natura naturata et celles du faire-avec la natura naturans, concepts qui étaient discutés, dans le premier ouvrage, à partir de l’opposition opérée entre art et nature par Montesquieu (p. 81 sqq.). Comme tout modèle, celui-ci peut être critiqué pour son schématisme. L’intérêt réside cependant dans le rappel de l’importance des techniques d’accompagnement de la nature. Où passe la frontière entre les deux types de techniques identifiés par les auteurs ? Est-elle aussi nette que souhaitée ? Les ajustements à apporter à ce modèle font partie du travail scientifique, c’est-à-dire d’une confrontation régulière aux pairs pour affiner sa pensée et consolider ses résultats. Cependant, si le modèle semble pertinent, même s’il appelle des travaux comparatifs, sa mise à profit pour aborder les questions éthiques et morales paraît plus délicate.
À plusieurs reprises, en effet, est avancée l’idée d’un respect dû à la nature [3]. Quel est donc ce respect ? Pourquoi faut-il respecter la nature ? La force de l’évidence de cette idée chez les auteurs est, en soi, un sujet d’interrogation. Comme ces derniers revendiquent une place pour l’homme dans la nature, il est compréhensible que ce respect aille de pair avec celui qui est dû à toute personne humaine. Mais ce respect vaut-il protection ? Et que renferme cette notion, lorsqu’elle est appliquée à la nature ? Ne pas nuire volontairement à des organismes vivants — par exemple, ne pas détruire pour le plaisir des nids d’oiseaux —, ne pas saccager un paysage avec des dépôts d’ordures, voilà des prescriptions morales qui peuvent sembler aller de soi. Pourtant, la dimension de construction sociale ne doit pas être oubliée au profit d’une « naturalisation » des prescriptions : ce qui semble normal et acceptable est toujours produit socialement et évolue. Mais au-delà ? Or, la notion de « respect » n’est pas explicitée dans l’ouvrage alors qu’elle donne lieu à de multiples interprétations : un chasseur et un vegan n’ont pas la même conception de respect du vivant, de même qu’un catholique pro-life et un militant pour l’avortement. Derrière la notion de « respect » et la nécessaire élaboration d’un consensus à ce sujet, il faut également s’interroger sur la notion de « partage du territoire » : qu’est-ce que vivre ensemble ? Quelle mode d’interaction faut-il mettre en place pour qu’habitants et usagers d’un lieu participent à la création d’un véritable espace public, c’est-à-dire un lieu d’échanges et de co-construction permettant à chacun de trouver sa place ?
Biodiversité et démocratie.
La troisième partie porte précisément sur ces sujets à une échelle locale et plus vaste. La question principale est celle de la justice environnementale (p. 301 sqq.) : comment concilier impératifs de développement et préservation des milieux ? Comment équilibrer les avantages entre les pays ? La réponse proposée par les auteurs passe par un décloisonnement des questions liées à cette notion. Pour mieux saisir les enjeux et élaborer des solutions acceptables par tous, ils insistent sur la dimension culturelle du rapport à la nature. La prise en compte de la diversité culturelle devrait permettre d’équilibrer les forces en présence et surtout de rendre réellement audible la voix des populations. Prenant l’exemple des peuples autochtones, les auteurs soulignent à juste titre combien certains mouvements écologistes peuvent leur nuire, soit en critiquant leurs modes de vie, soit en basculant dans une volonté de protection qui ne tient pas compte de la parole des intéressés (p. 307). Au final, l’enjeu est toujours le même : il s’agit de pouvoir se parler et de considérer l’autre comme un interlocuteur à part entière. L’intérêt principal de cette partie — et sans doute de l’ensemble de l’ouvrage — réside dans la mise en évidence d’un manque de démocratie.
Mais il reste encore à construire les outils de cette démocratie mondiale ou, plutôt, les outils permettant à des groupes organisés de manière démocratique — c’est-à-dire où la parole circule entre les couches sociales et où les prises de décision sont le résultat d’un débat et donc de la mise au point de consensus — de communiquer et d’élaborer ensemble des règles pour habiter le monde de la manière la plus satisfaisante possible pour eux-mêmes, leurs voisins et l’ensemble des populations du globe. La notion de « dette » — écologique — comme révélateur d’un monde commun est ainsi particulièrement fertile [4] : dans la mesure où les États les plus riches ont bénéficié de l’exploitation d’une grande partie des ressources du globe en particulier pour leur industrialisation, il leur revient d’aider les plus fragiles à se développer.
Cet ouvrage de synthèse est ainsi le reflet d’un parcours engagé qui, au-delà de l’enquête philosophique, se rapproche du manifeste. La revendication de la notion de « biodiversité » comme norme permet aux auteurs de dépasser le dualisme nature/culture et de conserver à l’homme une place dans la nature, dans le respect de la diversité des cultures humaines et des besoins des populations et des milieux. Afin de mieux intégrer les activités humaines, les auteurs rappellent combien les techniques ne sont pas une dérive artificielle qu’il faudrait corriger. Comme l’a montré l’archéologie et la palethnologie, les hommes fabriquent des objets et pilotent des processus naturels depuis au moins les débuts de l’industrie lithique. Les deux grandes catégories de techniques choisies par les auteurs connaissent une accélération avec la progressive sédentarisation au Néolithique [5]. Prenant en compte la globalisation des problèmes environnementaux, les auteurs soulignent la nécessité de prendre conscience du fait que le monde est commun. Cette conception fait écho à l’idée développée par Hannah Arendt d’espace construit entre les hommes [6], la difficulté étant désormais d’envisager la globalité du monde sans nier les particularités de chaque culture, ce qui était déjà le propos du livre de 1997. L’intérêt du dernier ouvrage est donc ailleurs. Il réside dans le fil rouge que constitue le lien établi entre écologie et démocratie. Le souci de l’environnement est, en soi, politique : parce qu’il implique des hommes et parce qu’il exige que ceux-ci se mettent d’accord sur un usage commun ou un partage — de territoires, de profits, etc. En filigrane, l’enjeu désigné par l’ouvrage est de redessiner des instances de décision satisfaisant aux exigences des populations et des milieux, à toutes les échelles, faisant ainsi écho aux réflexions actuelles sur les communs — même si ce thème n’est pas abordé, alors qu’il figure clairement dans l’essai de la Fondation de l’Écologie politique (2013, p. 316).
C’est donc à l’invention d’un nouvel ordre mondial, respectueux des points de vue locaux, que sont invités les lecteurs. Dans cette tâche, la part des sciences humaines est fondamentale, à commencer par celle des anthropologues pour que les parties en présence se parlent et que les groupes privés d’accès à la représentation soient associés aux débats. Les scientifiques ne peuvent plus se contenter de parler aux seules élites : les logiques de pouvoir doivent être revues pour élargir les bases de la participation. Le concept de « biodiversité » est porteur de ces valeurs et c’est sans doute à ce niveau qu’il peut servir de norme. Ce livre défend ainsi le passage du bon usage de la nature au bien commun puis au monde commun. Au-delà des principes énoncés, les orientations martelées inlassablement par les auteurs peuvent être vues comme des balises permettant d’orienter de nouvelles recherches de terrain.