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Serendipity.

Réduire la mobilité par la télécommunication : un leurre ?

Le pouvoir séducteur récurrent de certains postulats.

La fascination que véhiculent les technologies de l’information et de la communication (TIC) et leur développement extrêmement rapide relève sans doute plus globalement de l’utopie ubiquitaire inhérente à une certaine idée de la modernité ou de l’hypermodernité (Ascher 2005). Elle explique aussi la multitude de questionnements scientifiques qui entoure ces outils techniques, leur appropriation, leurs usages et leurs impacts. Chez les géographes, une thématique déjà très longuement débattue concerne ainsi les liens et entre les TIC et le déplacement physique dans l’espace géographique.

Alors que ce débat semblait avoir abouti à un certain consensus parmi les scientifiques, il est très fréquent de voir certains des postulats réfutés par la science apparaître dans le monde de la pratique opérationnelle : en aménagement du territoire, dans la planification des transports ou dans certains discours à portée politique. Cette récurrence dénote l’attirance ou le pouvoir séducteur de certaines hypothèses dans le domaine. En tant que scientifique, un exercice fréquent consiste alors à souligner les connaissances aquises sur le sujet pour nuancer ou contrecarrer des idées séduisantes.

Concernant les liens TIC/espace, deux exemples m’ont beaucoup frappé. En 2011, au sein même de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), lors des journées de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC), j’ai assisté à une conférence de Xavier Comtesse, le directeur de l’antenne romande d’AvenirSuisse, un think tank libéral portant sur les enjeux économiques et sociétaux. Dans sa présentation qui portait sur l’avenir de la métropole lémanique, il a asséné à plusieurs reprises sa foi et son enthousiasme pour les outils de télécommunication dont les formidables développements devaient enfin nous affranchir de nos dépendances aux villes, qui concentrent les emplois et les activités. Il prenait l’exemple de la banque Swissquote et de sa localisation dans la petite ville de Gland, située bien loin de Genève et de son quartier central des banques. Avec l’appui de cet exemple, Comtesse soulignait les possibilités désormais sans limites de localiser les activités partout dans le territoire. Un développement qui présage le meilleur pour le monde des transports, puisque ces nouvelles localisations impliquent un changement de paradigme majeur : ce serait désormais les emplois qui se déplacent et beaucoup moins les employés.

Autre exemple, lors de la journée médiatique consacrée à la mobilité le 15 novembre sur la Radio Télévision Suisse (RTS), le même type d’argument pouvait se faire entendre. En introduction de l’émission Temps Présent qui s’intitulait « Crise de la mobilité », l’argument suivant était avancé : le télétravail, le fait de travailler à la maison, convainc de plus en plus d’entreprises, dont Microsoft, qui a tout à gagner avec une population de plus en plus connectée, via Skype ou la visioconférence. Bilan écologique durable, productivité augmentée, et si le télétravail se généralisait ?

La thèse de la substitution.

En fait, les propos de Xavier Comtesse et l’idée du reportage de la RTS relèvent d’une thèse théorique précise concernant les liens entre espace, outils de télécommunication et mobilité physique des individus : celle de la substitution. Selon cette thèse, le développement des outils de télécommunications extrêmement performants (Internet à haut débit, chat, vidéoconférences, téléservices, etc.) permet de s’affranchir de l’espace. Il devient alors possible de faire à distance ce que l’on faisait auparavant à proximité, en substituant un lien physique par un lien virtuel (Rallet et al. 2009). L’exemple type est celui du télétravail.

On le comprend, la thèse de la substitution implique une réduction logique du nombre de déplacements. Lorsque l’on pratique le télétravail, on épargne de la mobilité spatiale. Une journée télétravaillée, c’est au moins deux voire trois déplacements réalisés en moins. C’est incontestable. La pression sur les réseaux de transports s’amoindrit d’autant plus. Une solution bienvenue à l’heure de la congestion croissante des réseaux et des trains bondés.

Il est intéressant de constater à quel point la thèse de la substitution revient régulièrement sur le devant de la scène. On la retrouve avec l’invention du téléphone. Elle a alimenté des idées futuristes fantasmées dès les années 60, notamment la fameuse thèse du village global de Marshall McLuhan (1962), pour lequel les télécommunications génèrent une unité de lieu à l’échelle mondiale. Elle revient aussi à la fin des années 90, avec l’apparition d’Internet, du commerce en ligne, ou encore de l’e-banking. Son pouvoir attractif se base effectivement sur des faits peu contestables : en restant à la maison ou en communiquant par Skype, on s’épargne la co-présence physique.

Dans une optique de géographie économique ou d’économie spatiale, la thèse de la substitution va de pair avec l’idée que les télécommunications permettent globalement à tous les territoires de se développer à chances égales. Elles réduisent les forces qui poussent à la concentration dans l’espace. Elles sont donc à même de réduire l’hétérogénéité même de l’espace. C’est le sens des idées développées par Xavier Comtesse lors de son exposé.

En réalité, comme le soulignent Rallet et al. (2009), ce n’est pas tant ces impacts précis qui peuvent être critiqués, mais bien la relation globale à plus long terme entre télécommunications, espace et mobilité dans son ensemble, qui va à l’encontre de la thèse de substitution.

La thèse de la complémentarité et de l’induction.

La thèse de la complémentarité et de l’induction est celle que l’on oppose généralement à celle de la substitution. Selon elle, les télécommunications réduisent certes quelques déplacements, mais tendent surtout, à long terme, à en stimuler d’autres (Rallet 2001, Rallet et al. 2009). Cela expliquerait en grande partie le fait que le développement constant de ces outils ces 60 dernières années ne s’est accompagné ni d’une diminution de la mobilité ni d’une réduction des grandes disparités spatiales, notamment en termes de concentration des emplois dans les agglomérations. Le parfait contraire est en fait observé : on se déplace toujours plus longtemps et sur de plus longues distances, et le phénomène de concentration des activités au cœur des agglomérations les plus importantes de la hiérarchie urbaine, la métropolisation, génère des territoires très hétérogènes. Un développement particulièrement bien observé en Suisse (voir Da Cunha et Both 2004). Peu d’actions politiques semblent à même de contrer cette forte dynamique (Ascher 1995).

Pour François Ascher (1995), les télécommunications ont ceci de paradoxal qu’elles tendent à valoriser grandement ce qui n’est pas télécommunicable : la proximité physique, les interactions complexes du face à face, l’informel, le hasard, le small talk, l’improvisation, la spontanéité. Certains évoquent finalement une réelle « vengeance spatiale du lien social » (Jauréguiberry 1994). Les échanges face à face sont toujours aussi valorisés voire deviennent encore plus précieux. Le télétravail, les vidéoconférences signifient effectivement que chaque interaction n’est pas forcément synonyme de coprésence physique et donc de déplacement. Mais, ce faisant, ces outils rendent possibles et génèrent, à long terme, des rencontres supplémentaires et donc de la mobilité.

Cette idée est facilement transposable à l’exemple du télétravail. Sans la possibilité de télétravailler quelques jours par mois, il est fort probable qu’un pendulaire pratiquant cette forme d’interaction à distance aurait considéré tout autrement le choix de son emploi : peut-être en déménageant plus près de son lieu de travail, peut-être en excluant carrément le poste en question de son champ des éventualités. Ce pendulaire n’aurait peut-être donc pas occupé la place qu’il a aujourd’hui dans un train ou sur la route, même si ce n’est que trois fois par semaine. Sous cet angle, ce sont surtout les trois allers-retours qu’il effectue par semaine qui seront permis par le télétravail et moins les deux allers-retours qu’il s’épargne. Un autre exemple s’applique aux vidéoconférences : sans la possibilité de discuter en groupe par téléconférence, un colloque scientifique international quelconque ne pourrait sans doute pas être facilement organisé. Au final, le colloque implique tout de même la coprésence physique des tous les participants et donc autant de déplacements.

Certains auteurs mettent aussi en évidence la complexité des liens entre TIC et mobilité, et les difficultés à les saisir (Rallet et al. 2009) :           

– il existe des effets croisés : les motifs de déplacement peuvent être recomposés. On se déplace moins pour le travail, mais cela libère du temps pour certaines activités de loisirs. Ces activités génèrent des déplacements de différente nature et sur d’autres itinéraires qui constituent à leur tour une demande conséquente pour le système de transport ;

– les effets sur le long terme : on refuse d’abord la pratique d’un nouvel outil avant de l’adopter complètement et d’agir dans un nouveau champ des possibles. Un effet de masse critique existe. C’est seulement lorsque certaines pratiques liées aux nouvelles technologies entrent dans une sorte de culture légitime que des effets importants pourront être identifiés ;

– l’échelle du ménage est à prendre en considération, par exemple en modifiant la répartition des tâches dans le couple. Ces effets sont difficiles à cerner.

La question doit être insérée dans une grille d’analyse plus large que celle des transports, celle des programmes d’activités et l’agencement de nos pratiques dans le temps et dans l’espace. La question n’est donc plus celle du nombre de déplacements, mais elle concerne les formes, les contenus de la mobilité dans un espace intrinsèquement hybride : virtuel et physique (ibid.).

Au niveau spatial, la thèse de l’induction avance que la valorisation de l’échange informel et du face-à-face par les télécommunications pousse les acteurs à privilégier toujours plus la concentration, et ceci paradoxalement dans les endroits les mieux dotés en infrastructures de télécommunications et de transport. Les télécommunications et leurs développements semblent donc participer grandement à la reproduction, voire l’accentuation des déséquilibres territoriaux, de l’hétérogénéité de l’espace. Ils sont coproducteurs de la métropolisation (Ascher 1995).

Si les TIC peuvent donner l’impression de faciliter une dispersion spatiale, un éclatement dans l’espace, comme dans le cas de la ville de Gland prise en exemple par Xavier Comtesse, cette dynamique n’est finalement constatée qu’à l’intérieur des limites des métropoles et de leur forme moderne, ce que François Ascher nomme « la métapole ». On peut, en effet, légitimement penser que si la ville de Gland attire des activités tertiaires, telles que la banque Swissquote, ce n’est finalement que grâce à son intégration au sein du bassin de vie urbain nouveau qui se dessine autour du Léman entre Genève et Lausanne. Si la thèse de la substitution était vérifiée, c’est au Locle, dans l’arc jurassien, avec ses loyers extrêmement attractifs, que Swissquote se serait installé. Mais Gland n’est pas Le Locle !

Abstract

The thought that information and communications technology can lead to reducing spatial heterogeneity and therefore mobility demand is recurrent. It goes hand in hand with any major technological advance in this field. Faced with this attractive idea, scientists are sometimes invited to highlight empirical evidences that are much more counter-intuitive.

Bibliography

Ascher, François. 1995. Métapolis ou l’avenir des villes. Paris : Éditions Odile Jacob.

—. 2005. La société hypermoderne. La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.

Da Cunha, Antonio et Jean-François Both. 2004. Métropolisation, villes et agglomérations. Structures et dynamiques socio-démographiques des espaces urbains. Neuchâtel : Office fédéral de la statistique.

Jauréguiberry, Francis. 1994. « De l’appel au local comme effet inattendu de l’ubiquité médiatique » Espaces et sociétés, n° 74/75 : p. 117-133.

McLuhan, Marshall. 1962. The Gutenberg Galaxy : The Making of Typographic Man. Toronto : University of Toronto Press.

Rallet, Alain. 2001. « Commerce électronique et localisation urbaine des activités commerciales » Revue économique, n° 52 : p. 267-288.

Rallet, Alain, Anne Aguiléra et Caroline Guillot. 2009. « Diffusion des TIC et mobilité : permanence et renouvellement des problématiques de recherche » Flux, n° 78

Notes

Authors

Partnership

Serendipity.

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