C’est à ces questions que répond l’ouvrage de Zakaria Rhani, Le pouvoir de guérir. Mythe, mystique et politique au Maroc. À partir d’une démarche fine et d’analyses approfondies des mythes en lien avec l’émergence de la sainteté/wilaya [1]. La seconde cherche d’abord à fonder sa légitimité sur la contre-théorie, c’est-à-dire la critique notamment des paradigmes de l’anthropologie culturelle américaine (voir Rachik 2012).
La posture de Rhani s’inscrit dans le prolongement de cette dernière voie. Une posture qu’il avait déjà élaborée, en 2011, dans un texte critique : « Ne touche pas à mon Orient ! Auto-exotisme et anti-anthropologie ». Il y analyse le décalage entre le savoir socio-anthropologique basé sur l’effort ethnographique — peu importe celui qui le déploie : colonial ou postcolonial — et la critique de ce savoir, qui est fondée, elle, sur une supposée légitimité nationale ou sur le seul fait d’appartenir à un espace ou une catégorie historiquement dominé(e). Un tel argument a été repris par l’auteur dans un texte récent intitulé « Une sociologie ethnique existe-t-elle ? » (2014b). Il s’y interroge, comme le titre l’indique, sur la légitimité d’une production socio-anthropologique fondée non pas sur l’épaisseur du travail de recherche et sa profondeur analytique et critique, mais sur la sensibilité politique et idéologique d’appartenir à un groupe social déterminé.
C’est avec cette même posture critique que Rhani aborde, dans son livre Le pouvoir de guérir, des dialogues avec les auteurs coloniaux, postcoloniaux et nationaux. Le débat théorique qu’il entreprend dès le premier chapitre entend justement montrer à la fois les ouvertures théoriques et épistémologiques qu’ont rendues possibles les recherches coloniales (Bel en l’occurrence) sur la question de la sainteté, et leurs limites analytiques. Des limites qui, selon lui, ont été davantage décelées par des historiens (Cornell entre autres) que par des anthropologues qui, eux, ont échafaudé leurs modèles théoriques sur ces mêmes limites (voir Geertz). Cette mise au point permet à l’auteur de poser et discuter la question importante des rapports entre l’anthropologie et l’histoire et entre l’oral et l’écrit, une discussion qui continue tout au long du livre, jusqu’à sa conclusion. La position de l’anthropologue « chez-soi » et de l’anthropologue d’ailleurs revient en force, à travers une distance avec la démarche interprétative. Or, si la distanciation avec la démarche interprétative, par exemple, est essentiellement une distance d’approche — lui servant à se positionner comme interprète de la culture marocaine —, Rhani considère la distance comme distanciation sociale, celle qui lui permet d’assurer une distance axiologique. Il ne s’agit pas de créer une opposition entre l’anthropologue d’ici et l’anthropologue d’ailleurs, mais plutôt d’opposer deux démarches, l’une qui travaille dans et sur une distance culturelle, laquelle devient alors un outil de connaissance, l’autre qui se situe dans une posture d’engagement empirique perçu comme moyen d’intéragir avec le terrain. Autrement dit, il entend saisir la finesse de cette culture qu’il partage avec les autres, non pas en les interprétant d’emblée à partir de sa propre perspective, mais à partir de ses interactions pratiques et discursives avec les acteurs eux-mêmes. Cet exercice autour de l’héritage anthropologique au Maroc est une mise en place d’une nouvelle relation que l’anthropologue entame avec lui ; autrement dit, on assiste à partir de ce débat théorique à une construction de sa propre altérité.
L’ouvrage tente ainsi de sortir d’une approche culturaliste à partir de la question politique de la légitimité sharifienne au Maroc, celle qui fait de la filiation directe avec le prophète de l’islam à travers sa fille Fatima et son cousin Ali la légitimité de l’autorité religieuse. Il revient sur les fondements du pouvoir politique au Maroc depuis les Idrissides au 13e siècle jusqu’aux Alawites qui gouvernent encore le pays aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici d’une histoire dans le sens exhaustif, mais au sens archéologique et heuristique qui entend illustrer tant l’imbrication du mystique et du politique que la fragilité des perspectives théoriques qui se sont intéressées à la question. À ce sujet, l’auteur constate que les approches anthropologiques au Maroc ont réduit les pratiques liées à la sainteté et à la guérison soit à des survivances antéislamiques, soit à des ruses thérapeutiques. Cependant, la ruse pour l’auteur n’est en fait que l’autre face de la survivance. C’est à partir d’un espace localisé que le pouvoir thérapeutique associé au pouvoir et au savoir au sens large et la relation entre politique et thérapeutique sont analysés.
L’enchaînement de cette analyse se renforce avec le deuxième chapitre, « Espace et lignages saints. Une dynamique conflictuelle », qui nous ramène à l’intérieur de l’organisation sociale et économique des espaces de guérison à Ben Yeffu et des luttes de pouvoir que cette organisation implique. L’analyse des rapports conflictuels permanents entre les descendants du saint ainsi qu’entre ces descendants et une voyante-thérapeute illustre à la fois les formes de construction des hiérarchies et de leadership, et les stratégies de subversion des normes politiques et religieuses. Des jeux de pouvoir auxquels l’anthropologue lui-même n’a pas échappé : « J’ai moi-même, écrit-il, assisté à plusieurs incidents qui ont nécessité l’intervention des gendarmes et du caïd de la région. Et j’ai été même cité comme témoin dans une affaire qui a violemment opposé deux shurfa sur l’occupation d’une cellule » (p. 41).
Le mythe joue un rôle fondateur dans la création d’une légitimité du pouvoir thérapeutique et politique. L’histoire et le mythe sont les effets de mémoire d’une dynamique de groupe. C’est dans le chapitre trois que Rhani défend les significations à la fois méthodologique et épistémologique qu’il donne au concept de « mythe », souvent négligé ou sous-estimé par les chercheurs ayant travaillé sur la sainteté et la guérison. L’auteur entend revaloriser le mythe en tant qu’analyseur historique et anthropologique. L’analyse anthropologique du mythe fondateur du culte de Ben Yeffu sert de matière pour faire l’histoire. Autrement dit, le mythe est utilisé comme outil analytique pour secouer la fixité de l’écrit et jeter la lumière sur les non-dits, les sous-dits et les sur-dits de l’histoire, dans le but de comprendre les dits du présent. L’usage du mythe ici est proche de l’usage structuraliste, qui est une histoire que les gens se racontent ou qu’ils entendent raconter sans pouvoir l’attribuer à nul auteur. Le mythe, en tant que discours historique ouvert (car étant malléable), apparaît comme porteur de transformations de l’ordre sociologique et politique, voire territorial. En effet, dans les récits mythiques, l’espace prend une dimension importante. Les lieux de l’asociabilité (khla/le vide) y sont investis de nouvelles significations sociopolitiques. Le pouvoir et le savoir des saints leur permettent de domestiquer cet espace vide et ensauvagé, d’y insuffler vie et de fonder ainsi un ordre social, la cité. La sainteté permet, ce faisant, une double identification : socio-écologique et territoriale d’une part, historico-politique et généalogique d’autre part. En somme, l’examen anthropologique du mythe fondateur élucide l’histoire de l’imbrication du politico-religieux au Maroc. La rencontre mythique entre le saint (Ben Yeffu) et le sultan noir [3] au chapitre cinq se penche sur le processus de guérison pratiqué dans différents sanctuaires. Ce chapitre cherche à établir le lien qui existe entre la force de la guérison et le processus de possession et son implication socio-politique. Fidèle à sa démarche, l’auteur montre les limites des analyses des rituels dans les travaux anthropologiques, qui ont donné une interprétation parfois émotionnelle et partiale des rites. Entre maîtres Buya Omar, Sidi Mas’ud ben Hasein, Ben Yeffu et leurs descendants, les formes de classement et de déclassement des saints en lien avec leurs suprématies et la puissance de leur baraka prennent un sens pratique. Le fait que les trois saints partagent la même spécialité thérapeutique ramène les descendants à mobiliser encore une fois le mythe pour légitimer non seulement la pratique thérapeutique, transmise sous forme de baraka par le maître, mais aussi, et surtout, son efficacité. La baraka se traduit ainsi comme la source et le signe d’un pouvoir de guérir. Si bien que la comparaison hiérarchique que font les praticiens entre leurs ancêtres fondateurs et sanctuaires respectifs permet non seulement de souligner ce qui est commun, mais aussi de tracer les principes et les frontières qui leur sont spécifiques, et la baraka finit par prendre sa force du mythe. Le mythe est ainsi fondateur de toutes sortes de pouvoirs et de savoirs thérapeutique, social, religieux, territorial et politique.
Les pratiques de guérison sont décrites en détail, notamment à travers les produits utilisés (henné, kalkha, fasukh), et les termes qui relèvent du champ thérapeutique sont analysés à partir de leur portée épistémologique et sémantique (hukm/jugement, mahkama/tribunal, ftuh/ouverture, bukh/souffle entre deux lèvres serrées en dégageant la salive, sbub/écriture thérapeutique, tab’a/malédiction pourchassante, etc.). Les djinns sont aussi classés par rapport à leur appartenance ethnique, religieuse ou « raciale ». L’observation et la description des interactions entre guérisseurs et patients permettent à Rhani d’élucider les dimensions politiques et identitaires des rites de guérison. À l’instar du sultan noir du mythe, la possession par le djinn noir du rite — cruel et injuste comme le premier — permet une identification et la reconnaissance du patient comme « patient légitime » ; ce qui, selon Rhani, aide à réduire certaines tensions d’origine sociale, qui pourraient éventuellement aggraver l’état du patient.
Au chapitre six, l’analyse de la rencontre du saint et du sultan nous livre une autre dimension paradoxale de sharaf. Si, dans un premier paradoxe, le sharaf s’acquiert socialement — autrement dit, même si on n’est pas né shérif, on peut le devenir — ; dans un deuxième, seuls les hommes peuvent transmettre le sharaf, malgré le fait que Fatima, fille du Prophète, soit le personnage central dans sa transmission originelle. Bouchra, une thérapeute à Ben Yeffu, s’inscrit comme une exception sociale, car non seulement elle n’est pas descendante du saint, mais elle échappe aussi à l’autorité masculine, essayant d’inverser, ou plutôt de ré-établir, l’ordre de la transmission. À l’instar du mythe, sa rencontre onirique avec un roi, Mohamed VI, et un saint, Ben Yeffu, constitue le fondement de son pouvoir et autorité pour faire face aux descendants « effectifs » du saint Ben Yeffu. Bouchra est guérisseuse, elle récupère les symboles du mythe tout en en inversant la structure et l’ordre. À travers des visions, elle fonde tout d’abord une filiation sharifienne légitimante, puis des pouvoirs spirituels et curatifs. On se trouve devant une inversion de l’ordre et du désordre dans le sens de Balandier car, tout en discréditant l’affiliation sharifienne des descendants mâles de Ben Yeffu, Bouchra met en valeur sa propre affiliation au saint par le biais d’un lignage djinnique. L’exemple de Bouchra illustre la dynamique marge-centre sous des aspects de liminalité créatrice, libératrice et fécondatrice, s’agissant d’une dynamique qui, à partir d’une position de marginalité (femme, non-sharifienne, voyante-thérapeute), bouscule des normes centrales bien établies (l’idéologie sharifienne en l’occurrence). Il s’agit, en fait, d’un anti-mythe et d’un contre-rituel qui questionnent la centralité même des principes politico-religieux au Maroc : la baraka, le sharaf, la généalogie, la sainteté et la royauté.
Dans le dernier chapitre de cet ouvrage, une analyse politique du Maroc contemporain prolonge la dynamique historique. Rhani marque un passage audacieux du microlocal au national, en analysant le cheminement d’un « saint contemporain » : Abdessalam Yassin, fondateur du mouvement islamique Adl wal Ihissan (justice et bienfaisance). À l’instar du mythe, ce cheminement est marqué par les mêmes épisodes décisifs, dont la confrontation avec des saints et un souverain, le roi Hassan II. Tout se passe comme si le récit de et sur le shaykh/maître Yassin actualise les mêmes mécanismes mythiques et historiques de confrontation et de légitimation. En effet, en mobilisant un dispositif légitimateur où se croisent le texte et la généalogie, la loi et le miracle, le mythe et le rituel, le shaykh/maître inscrit sa confrontation avec le roi Hassan II dans la même démarche que les autres saints, mythiques ou historiques, et fonde ainsi une communauté de fidèles et de disciples qui le reconnaît en tant que saint et maître porteur de pouvoirs politico-religieux. Il s’agit là d’une analyse anti-segmentaire et anti-dichotomique. L’auteur n’oppose pas le maître et le roi pour les séparer ; au contraire, cette opposition sert à créer une dynamique politique dans laquelle les acteurs mobilisent la légitimité de leur pouvoir politico-religieux.
Outre ces intérêts multiples, à la fois théoriques, méthodologiques et ethnographiques, le livre apporte un éclairage sur le politico-religieux au Maroc et ses articulations entre la marge et la norme, le microlocal et le national, le rural et l’urbain, dépassant ainsi certaines oppositions qui ont marqué les études sur le Maroc, le Maghreb et l’anthropologie d’une manière générale : notamment entre mythe/histoire, oral/écrit, magie/sainteté, rural/urbain, hétérodoxie/orthodoxie et islam mystique/islam politique. La dynamique qui lie ces dualités est, selon Rhani, centrale pour appréhender la plasticité des relations du pouvoir et des processus politico-religieux, leurs actualisations discursives et pratiques, et la complexité de leurs fondements historiques et mythiques.