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Serendipity.

Pour une politique du présent.

L’objet de cet article est de faire ressortir la centralité du présent dans le cadre du régime démocratique, en montrant que les critiques de ce qui est habituellement caractérisé sous les termes de « présentisme » manquent leur cible, puisqu’en faisant du présentisme le symptôme d’une incapacité à se projeter dans le temps, celles-ci ne parviennent pas à accorder un statut positif au processus de réflexivité permettant de vivre le présent de manière authentique. Nous nous efforcerons de montrer que, loin d’être un handicap rédhibitoire pour qui veut se situer avec vérité dans le temps, l’ancrage assumé dans le présent constitue au contraire la condition de possibilité d’une activité éthique et politique visant la transformation du rapport que l’individu et la société entretiennent respectivement avec ce qu’ils sont. Cette critique du présentisme sera précédée d’une réflexion méthodologique et épistémologique concernant la démarche à suivre, ou tout au moins indiquant les principaux obstacles à surmonter, pour réussir à cerner la nature des liens qu’entretiennent les sociétés avec le temps. Nous chercherons ainsi à faire ressortir la conflictualité politique qui met aux prises les diverses conceptions du temps, engagées dans une lutte pour se voir reconnaître la légitimité à incarner le modèle de la temporalité par excellence.

Temps et politique : pour une approche relationnelle.

Comprendre le sens des conceptions philosophiques développant une critique du présentisme, que celles-ci présentent comme l’une des principales pathologies de notre époque, implique une réflexion d’ordre méthodologique ayant pour objet le problème du rapport entre la question du temps et la question politique. Si le discours « anti-présentiste » nous semble critiquable, c’est qu’il repose sur des présupposés épistémologiques et méthodologiques discutables impliquant une conception dépolitisée des problèmes du rapport temps/politique. Il y aurait à cet égard un certain nombre d’écueils dont le chercheur devrait se garder lorsqu’il envisage la question des relations que les sociétés entretiennent avec le temps. Le principal obstacle est la tendance à générer une représentation substantialisée du concept de temps, aboutissant à réifier une telle notion et interdisant dès lors de saisir la complexité des relations qu’une société entretient avec la temporalité (Elias 1999). De ce point de vue, la réflexion philosophique sur le temps reste largement tributaire de la physique newtonienne, dans laquelle le temps est conçu comme un absolu, une essence fixe et indépendante.

L’énigme du « temps », écrit à ce sujet le sociologue Norbert Elias, un certain maniement de cette notion impliquant que le « temps » existerait de façon indépendante, voilà à coup sûr un exemple frappant de la manière dont le symbole largement utilisé peut, une fois détaché de toutes les données observables, acquérir une sorte de vie autonome dans le langage et la pensée des hommes. (ibid., p. 151)

Du coup, on ne parvient pas à comprendre comment le temps, pensé de manière aussi indépendante, pourrait avoir des effets pratiques sur le plan de la réalité sociale.

Tout se passe au fond comme si, dans le cadre des critiques du « présentisme », passé et présent et futur se voyaient réifiés, et comme tels transformés en des entités quasi métaphysiques imposant d’une manière bien mystérieuse leur pouvoir aux hommes. Ainsi, faute d’une analyse conceptuelle rigoureuse concernant les différents modes de gestion politique du temps au travers de l’histoire, on en vient à accréditer la thèse que dorénavant les sociétés modernes se sont enfermées dans le carcan d’un « présent autarcique » (Laïdi 2000, p. 7), qui s’imposerait aux hommes et leur ferait perdre toute référence à un horizon temporel pouvant conférer sens et valeur à un présent dépourvu de toute épaisseur (Sue 1994). Il est ainsi abusif, pour ne prendre que cet exemple, d’évoquer une crise du temps afin d’expliquer la forte tendance à la stagnation, qui caractériserait ce que l’on nomme habituellement « postmodernité » (Sue 1994). La « crise », en dépit des lieux communs qui sont légion depuis une cinquantaine d’années, n’est pas un phénomène propre au monde moderne : toute société se trouve en effet confrontée au risque de voir la continuité propre à assurer sa pérennité dans le temps se dissoudre. En ce sens, l’impossibilité d’articuler passé et futur dans une synthèse cohérente se traduirait ipso facto par des crises (Chollet 2011) [1]. C’est pourquoi nombre de sociétés, particulièrement celles dites « archaïques », se sont politiquement agencées de telle sorte que les changements, menaces potentielles pour l’ordre institué, soient comme conjurés en tant qu’expression d’un temps profane qui risque de perturber la juste ordonnance du temps sacré :

Toutes les sociétés, écrit à ce sujet Claude Lefort, sont le lieu d’événements, d’innovations, de changements, mais il en est dans lesquelles les rapports sont agencés […] de manière à désamorcer les effets du nouveau, de manière à conjurer le danger d’un échappement du temps, le danger de l’histoire. (Lefort 2009, p. 342)

De manière plus générale, la notion de temps comme écoulement régulier et homogène relève, comme le fait remarquer Norbert Elias, d’une représentation philosophique et scientifique du monde remis aujourd’hui en cause dans le cadre de la physique issue d’Einstein (Elias 1999). Or, dans la pratique, le temps tel qu’il est socialement et politiquement institué n’est pas redevable d’une analyse à strictement parler philosophique et scientifique, mais relève davantage d’un effort de théorisation que l’on pourrait qualifier de « pragmatique » : le temps produit des effets « pratiques » aussi bien individuels que collectifs, qui se traduisent en général par la mise en œuvre de mécanismes de régulation sur la base desquels les individus et les groupes coordonnent les multiples activités auxquelles ils se livrent (ibid.). D’où la nécessité de s’extirper d’une représentation substantialiste du temps pour lui substituer une conception politique. Le temps en soi, cela ne veut rien dire. Le temps, c’est toujours le temps de telle société structurée sur la base d’institutions politiques bien déterminées. La nécessité, pour le penseur, de conjurer le spectre d’une analyse essentialiste du temps implique par ailleurs d’envisager les données du problème dans le cadre d’une pensée « relationnelle » ne séparant pas une étude de la temporalité qui relèverait de l’ontologie et un examen du temps pris dans ses dimensions sociale et politique, qui le transforme en objet d’étude pour le sociologue ou l’historien [2].

Le problème du temps, écrit à cet égard Elias, se pose en des termes tels qu’on ne peut espérer le résoudre si l’on explore ses dimensions physique et sociale indépendamment l’une de l’autre. Si l’on transforme en verbe le substantif « temps », on constate immédiatement que l’on ne peut séparer entièrement la détermination temporelle des événements sociaux et celle des événements physiques. (ibid., p. 51-52)

Concevoir la question du temps en des termes sociaux et politiques implique donc que l’on garde à l’esprit l’idée selon laquelle les plans physique et social, qui font partie intégrante de l’univers, sont placés dans une relation indissoluble (Elias 1999). La division du travail intellectuel est à ce point prégnante, l’habitude prise de penser les problèmes physiques (ou ontologiques) et sociologiques du temps de manière séparée si forte, que l’on passe généralement sous silence la question, selon Elias, cruciale, consistant à savoir comment une notion dont l’examen approfondi est tributaire d’un très haut niveau de synthèse intellectuel peut dans le même temps exercer sur les hommes et les sociétés des effets empiriquement déterminés (ibid.) [3]. Il est certain qu’une compréhension des régimes d’historicité, pour parler comme François Hartog (2003) [4], qui ne passerait pas par un examen précis de la relation que chaque société entretient avec ces trois dimensions du temps que sont passé, présent et futur, manquerait complètement son objet.

La nécessaire référence à un paradigme « relationnel » va de pair avec une autre exigence, qui n’est sans doute pas spécifique à la seule question du triple rapport temps/société/politique, mais qui s’impose plus particulièrement au chercheur soucieux de traiter ce problème. La démarche de type « relationnelle » implique en effet de rompre avec une méthode qui consisterait à envisager le problème du rapport temps/société/politique à partir des seules exigences de la subjectivité individuelle, en transposant les données de la conscience individuelle du temps au phénomène de la structuration temporelle de la société. Comme le fait remarquer Krzysztof Pomian (1984), il ne peut certes y avoir de temporalité qu’en référence à une instance qui coordonne la multiplicité des changements affectant le devenir : quelque chose de l’être humain doit à ce titre permettre de donner un sens au devenir, en l’inscrivant dans une continuité reliant les différents moments du temps. Mais une fois posée la nécessité d’une fonction qui synthétise en une totalité cohérente les changements qui se produisent, il convient de se demander si cette instance productrice de sens est de nature individuelle ou sociale.

Il semble, pour notre part, que s’il y a bien un rapport au temps qui est constitutif de la subjectivité, ainsi que l’a montré Husserl (1983), il est loin d’être certain que l’on puisse faire dériver le phénomène de l’institution sociale du temps des réquisits qui sont ceux de la subjectivité, fût-elle transcendantale. La conception consistant à comprendre les phénomènes collectifs en référence à la structure de la personnalité individuelle, ou même à séparer radicalement l’individu et la collectivité dans le traitement des questions, pose, indépendamment même de l’interrogation concernant la relation au temps, d’énormes problèmes [5]. Car la séparation entre problématique individuelle relevant de la psychologie et problématique collective relevant de la sociologie reste artificielle. L’homme doit à cet égard être considéré en tant que totalité. On ne peut donc, suivant cette logique — c’est du moins ce que fait remarquer Norbert Elias (1999) —, séparer dans la personnalité de l’individu ce qui relève d’un phénomène de structuration sociale de ce qui tient à sa singularité propre. À strictement parler, la psychologie n’aurait de sens et d’intérêt selon Elias que dans la seule mesure où elle considère l’être humain comme un individu socialisé (ibid.) [6]. Dans une société démocratique moderne, par exemple, ce n’est pas l’individu pris comme tel, c’est-à-dire défini comme atome indépendant, qui décide de penser et d’agir par lui-même de façon autonome, mais c’est plutôt l’institution en tant précisément que productrice de normes qui crée un type d’individu valorisant la liberté de penser, de choisir et d’agir. Il n’y a donc d’individu autonome que parce qu’il y a une société qui institue et valorise un type générique d’individu autonome, ainsi que l’ont fait remarquer Cornelius Castoriadis et à sa suite Vincent Descombes, en situant leur réflexion dans un cadre « holiste ». Plutôt que de prendre pour point de départ l’analyse de l’individu particulier dans sa singularité, l’« holisme systémique » (ou « structural », pour reprendre le terme employé par Descombes) préfère se placer du point de vue de l’institution et de son esprit objectif. Ce n’est qu’à partir de la prise en compte de ce que Castoriadis appelle l’« institution première du social » (1999, p. 124-125) que l’on peut saisir le sens d’un comportement individuel : « Le sens du système n’est pas un sens que les sujets donnent au système, car c’est seulement dans les termes d’un tel système que les individus peuvent faire sens » (Descombes 1996, p. 82). L’« intersubjectivation » forme certes un moment incontournable de l’existence commune et constitue en quelque sorte la chair concrète des relations humaines. On ne saurait toutefois réduire le social, ainsi que l’affirme notamment Castoriadis (1996), à un simple réseau de relations intersubjectives. Même s’il s’agit en définitive de penser la singularité du sujet individuel, cet objectif implique d’intégrer le fait de la subjectivation à l’intérieur de la totalité sociale à partir de laquelle celle-ci prend toute sa signification : les sujets qui entrent en relation les uns avec les autres (« intersubjectivité ») ne sont pas n’importe quels sujets ; ils sont les sujets institués par telle société à tel moment de son histoire — un type anthropologique produit par l’institution première de la société.

Du coup, et pour revenir à la question plus précise de la relation entre la politique et le temps, l’objectif du chercheur devrait, d’après Elias (1999), consister à examiner le système complexe des relations entre la structure sociale à l’intérieur de laquelle les multiples déterminations temporelles prennent leur effectivité, et la structure de la personnalité qui coordonne ses activités et ses conduites en fonction de cette structuration sociale du temps. Ce dont il faut partir, c’est donc du temps en tant que donnée sociale (ibid.), et non de l’individu pris comme tel en tant qu’il éprouve un sentiment subjectif de durée lié au temps qui passe :

L’individu n’a pas la capacité de forger à lui tout seul le concept de temps. Celui-ci, tout comme l’institution sociale qui en est inséparable, est assimilé par l’enfant au fur et à mesure qu’il grandit dans une société où l’un et l’autre vont de soi […]. Chaque enfant en grandissant devient en effet vite familier du « temps » en tant que symbole d’une institution sociale dont il éprouve très tôt le caractère contraignant. (Elias 1999, p. 16, 135 et 157) [7]

Le temps n’est donc pas réductible à une donnée de la conscience individuelle, et s’il constitue en quelque manière un cadre de référence fournissant aux membres de la société des repères leur permettant d’orienter leur action en lui donnant un sens (Elias 1999), sa fonction principale revient bien davantage, selon Elias, à coordonner et synthétiser un ensemble de processus de nature diverse, de manière à produire une uniformisation des actions et des conduites humaines au sein d’une société :

[Le temps] représente une très complexe mise en relation instrumentale de séquences événementielles que des groupes humains, plus ou moins fortement organisés, opèrent dans certains buts entre des continuums évolutifs observables ou à l’intérieur mêmes de ceux-ci, l’opération pouvant inclure ou non le continuum constitué par ces groupes eux-mêmes. (ibid., p. 84) [8]

Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le temps n’est pas saisissable à la manière d’un flux ou d’un écoulement perpétuel au sein desquels se produiraient des événements objectivement constatables, mais qu’il constitue le système d’ordonnancement institutionnel et social de ces événements auxquels il confère un sens, c’est-à-dire une raison d’être et une orientation. L’articulation de ces séquences événementielles en une totalité cohérente est l’une des procédures fondamentales par laquelle le pouvoir politique institue un ordre du temps surplombant, qui agence et structure les différents processus dans le cadre desquels se produisent une profusion de changements. La mesure institutionnelle et sociale du temps permet ainsi au pouvoir de conjurer le caractère désordonné et chaotique de ces changements, produisant une certaine stabilité qui vient agencer et comme canaliser le flux anarchique du devenir. Du coup, à la place des mutations imprévisibles impliquées par ce devenir irréversible orienté vers l’avenir, l’ordre du temps produit un système de faits récurrents qui se traduit empiriquement par des régularités et des répétitions. Le temps en tant qu’il est politiquement institué a donc pour fonction de coordonner les multiples domaines d’activité dont se compose une société, en imposant aux individus une forte contrainte qui les pousse à intérioriser une façon uniforme de sentir et d’agir conformément à cette ordonnance première qui structure le devenir et vient rythmer leur vie [9].

L’irréductible pluralité des temps.

Reste que si l’accent mis par Norbert Elias sur la dimension normalisatrice et contraignante du temps rend bien compte de la fonction politique de cette institution sociale primordiale, c’est peut-être au détriment du caractère conflictuel des conceptions et représentations concurrentes du temps qu’on ne peut subsumer aussi aisément sous une catégorisation homogène dominante. C’est du moins la critique opérée par Antoine Chollet (2011) des thèses défendues par Elias : mettant l’accent en référence à Krzystof Pomian (1984) sur le caractère pluriel du temps, Antoine Chollet montre que si le temps produit bel et bien des effets d’uniformisation et de normalisation dans la société, ce n’est que sur un mode tendanciel, le pouvoir ne pouvant jamais être assuré de fournir la représentation homogène du temps qui unifie intégralement activités, processus et comportements. La première forme de ce conflit est celle qui met aux prises ce qui, dans une société donnée, peut être considéré comme faisant partie du temps et ce qui doit en être exclu (Chollet 2011). Ainsi, comme l’affirme Claude Lefort, il n’est pas possible de séparer le temps lui-même en tant qu’entité objectivement déterminée de la façon qu’ont les membres de la société de se rapporter à lui et de l’appréhender (Lefort 2009). La relation que les individus socialisés entretiennent avec le temps est donc d’emblée politique. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que Platon attribuait au politique la fonction de gardien du temps, celui-ci devant ouvrir la cité aux possibles qui seront les siens et qu’elle s’efforcera d’accomplir. De même que Weber (2000) considère l’État comme l’institution détenant le monopole de la violence physique légitime, le pouvoir doit en général, selon Norbert Elias (1999), s’assurer de la maîtrise de la détermination légitime du temps nécessaire à sa pérennisation. Selon la définition du temps qui structure l’ordre du devenir, il sera ainsi loisible au pouvoir de reconnaître la légitimité d’un changement dans tel domaine ou bien de dénier toute légitimité à telle velléité de transformation sociale.

Qu’il n’y ait pas à strictement parler, comme le montre Claude Lefort (2000), de « sociétés sans histoires » ne vaut donc pas reconnaissance de l’historicité du social en tant que processus d’auto-altération réfléchi par les hommes : il subsistera toujours, comme le souligne Antoine Chollet (2011), un décalage entre les changements affectant réellement et objectivement une collectivité, et les changements reconnus dignes d’être intégrés dans la  représentation légitime du temps, qui pourront se métamorphoser en ces événements primordiaux dont parlent les mythes et les récits fondateurs. Autrement dit, c’est parce qu’il y a des changements qui adviennent dans le devenir qu’il s’avère nécessaire pour les sociétés de produire la représentation d’un temps qui structure ces changements en les insérant dans une trame ordonnée. Mais c’est aussi précisément parce qu’il y a des changements qu’il n’est pas possible, pour une société, de se donner la représentation unifiée et homogène de son devenir temporel, puisque par définition tout changement contient un excès de signification qui vient mettre en question le sens institué (ibid.). Il est en réalité impossible pour l’institution politique de parvenir à ressaisir dans le cadre d’une conception unifiée du devenir la totalité des changements qui viennent affecter et, pour certains, perturber l’ordre social. En tant qu’il est porteur d’une créativité immanente au champ social, aucun changement ne peut être reconnu par l’institution en charge de la gestion du temps comme absolument logique et donc rationalisable : il peut y avoir, à certains moments, des changements qui constituent de pures créations, de pures nouveautés, qui contiennent en eux les prémisses d’un monde nouveau (ibid.) [10]. Ce sont ces changements que l’ordre du pouvoir cherche précisément à enfermer dans ses rets, en tout cas à en réduire la portée, de manière à ce que l’ordonnance globale de la société ne soit pas remise en question.

C’est pourquoi il serait plus juste de dire que, sur le plan politique, le temps est une institution équivoque, détentrice d’un pouvoir de normalisation, mais également matrice de transformations radicales : ce n’est que dans le cadre du temps qu’il peut se produire des événements inédits, comme une révolution ou un changement radical dans la façon dont les hommes conçoivent leur rapport au monde. Défini comme un « agent qui compose, décompose et recompose les sociétés », pour reprendre la formule de Georges Balandier (1985, p. 239), le temps est une force qui introduit de la stabilité au sein du devenir et assure la pérennité des institutions. En ce sens, il est un pouvoir de faire durer. Mais il est également, et tout aussi fondamentalement, une puissance de dissolution — un pouvoir de transformer — qui vient contester le principe même de la reproduction sociale : « de là, écrit Balandier, le rapport essentiellement ambigu que toute société établit au temps » (ibid.). On retrouve ici l’idée défendue par Castoriadis (1999) d’une union et d’une tension au sein du social-historique entre l’imaginaire instituant et l’imaginaire institué, ou entre la société instituante en tant qu’elle conteste l’ordre établi et manifeste la volonté de se transformer, et la société instituée en tant qu’elle cherche à se pérenniser et protéger les institutions des risques du chaos.

L’« irréductible pluralité des temps », pour reprendre les termes employés par Antoine Chollet (2011, p. 22), rend de toute manière impossible la domination absolue d’un temps qui serait installé dans une position de souveraineté intégrale et donc intégralement prévisible. En raison du caractère hétérogène des changements qui affectent les sociétés, sans doute serait-il plus juste d’évoquer l’existence d’une pluralité de temps sociaux, qui sont, ainsi que l’affirme Roger Sue, ces « grandes catégories ou blocs de temps qu’une société se donne et se représente pour désigner, articuler, rythmer et coordonner les principales activités sociales auxquelles elle accorde une importance particulière » (1994, p. 29). On ne saurait à proprement parler de la domination dans une société d’un temps particulier sur les autres temps, mais d’une structuration du social fondé sur l’articulation de ces différents « régimes de temporalité » qui rythment la vie des sociétés. Tout au plus pourrait-on affirmer, comme le fait Roger Sue (1994), que cette organisation des différents temps sociaux s’opère en référence à un temps dominant, qui forme le modèle par rapport auquel se polarisent les différents « blocs » de temps qui composent la société. Toute société serait donc fondée sur la prédominance d’une certaine conception et représentation du temps. Ainsi, dans une société « archaïque », c’est le temps sacré qui domine, dans la société féodale le temps religieux, dans la société industrielle le temps du travail, dans la société « postmoderne » le temps « libre » (ibid.). Reste que, s’il y a bel et bien domination de tel ou tel « bloc » de temps, ce n’est que sur un mode tendanciel, l’irréductible hétérogénéité des temps débouchant sur une conflictualité généralisée qui met aux prises des représentations concurrentes ayant notamment pour objet la double définition de ce qui est digne d’être gardé en mémoire et de ce vers quoi l’avenir doit s’orienter, cette conflictualité tournant principalement autour d’enjeux de pouvoir. Ainsi de la lutte au Moyen Âge entre l’Église et le pouvoir dit « temporel », ou du conflit de classe lors de la révolution industrielle mettant aux prises une définition « qualitative » du temps de travail, en quelque sorte le temps comme « valeur d’usage », et une définition « quantitative », le temps défini comme « valeur d’échange » [11].

Il semble donc nécessaire de rompre avec une lecture unilatérale qui verrait dans l’institution sociale et politique du temps un pôle hégémonique imposant aux individus et aux collectivités une structure normative que ceux-ci ne pourraient qu’intérioriser. La conception d’un « méta-temps » qui viendrait surplomber l’ensemble des processus temporels en les régulant sur un mode contraignant se fonde sur une « méta-politique » du temps : cela conduit à une vision homogénéisante des rapports temps/société/politique et débouche paradoxalement sur un traitement dépolitisé de la question : en oubliant qu’il n’y a pas un temps, mais une pluralité de temps qui entrent en concurrence dans la procédure de désignation du temps légitime, on manque ce qu’il y a de conflictuel dans le fait primordial de la pluralité des temps. Un traitement « méta-politique » du problème des rapports que les sociétés entretiennent avec le temps ne fait de toute façon que renforcer la tendance « substantialiste » qui accompagne toute démarche transformant les objets de la recherche en des entités closes et intégralement déterminées.

Pour une méta-critique du présentisme.

C’est d’ailleurs ce que révèle de façon emblématique la tentative pour qualifier de « présentiste » l’époque contemporaine, le « présentisme » se caractérisant dans cette perspective comme la tendance à l’abolition de toute distance entre ce que Reinhardt Kosseleck (1990) nomme le « champ d’expérience » et l’« horizon d’attente » : l’expérience est définie par tout ce qui renvoie au « passé actuel », qui est fait des expériences vécues venant se sédimenter dans le présent pour constituer la base de l’action orientée vers le futur. En ce sens, toute action doit, pour s’accomplir, faire fond sur un « déjà-accompli » qui forme le « champ d’expérience » à proprement parler en fonction duquel l’action s’organise et se structure. L’attente, selon Kosseleck, désigne le « futur actualisé », qui renvoie à la fois aux potentialités contenues dans le présent et aux dispositions subjectives qui permettent de viser ce qui n’est pas encore accompli, par exemple le souci, l’espoir, ou encore la crainte. Toute action doit, suivant cette logique, s’étayer sur ce qui est hors du champ d’expérience et qui sera anticipé dans le présent sous la forme d’un « horizon » désignant le champ des possibles à une époque donnée (ibid.). La tension entre « champ d’expérience » et « horizon d’attente » est d’autant plus grande que la société est davantage moderne, autrement dit oriente son devenir selon le schème du progrès indéfini : la différence, sur ce plan, entre une société traditionnelle et une société moderne tient à ce que, dans la société paysanne traditionnelle, le futur n’existe que pour confirmer ce que le passé a posé comme étant l’ordre légitime à reproduire. En ce sens, les attentes correspondent point par point aux expériences. Alors que dans la société industrielle, par exemple, le futur est devenu beaucoup plus ouvert en ceci qu’il doit faire naître une réalité nouvelle objectivement meilleure que ce qui existait dans le passé. Ainsi, les attentes qui se prolongent dans le futur sont totalement déconnectées des expériences vécues jusqu’alors par les hommes (ibid.). Le « présentisme » désignerait, dans cette perspective, une phase de l’histoire où serait abolie toute différenciation entre « champ d’expérience » et « horizon d’attente », ce qui aboutirait au règne de l’instantanéité et engendrerait une « crise de la politique », autrement dit la décomposition de la cité en communautés juxtaposées ainsi que la montée de l’individualisme et de l’incivisme [12].

Or si on peut à la limite admettre que, selon les moments historiques, une certaine dimension du temps en vienne à prédominer sur les autres, il est par ailleurs complètement fallacieux de faire correspondre purement et simplement le mode de temporalisation propre à une époque donnée à telle ou telle dimension du temps — dans le cas du monde contemporain le présent —, comme si passé, présent et futur constituaient des réalités substantielles qui s’imposent aux sociétés sans nulle autre considération. L’histoire elle-même, et les différentes sociétés qui en composent le tissu, ne sont pas une réalité substantielle que le regard de l’historien devrait viser à partir d’une position de surplomb. L’histoire en tant que discours ayant pour objet le passé repose en réalité sur le paradoxe suivant : c’est précisément parce qu’il est prisonnier d’un point de vue socio-centré que l’historien peut parvenir à dire quelque chose d’intéressant sur une période du passé [13]. L’enracinement dans le présent formerait, suivant cette logique, la condition constitutive rendant possible une visée de l’universel — « c’est notre particularité qui nous ouvre l’accès à l’universel » (Castoriadis 1999, p. 51). Ce n’est que parce que nous sommes « socio-centrés » et comme englués dans l’« ethnocentrisme du présent » que nous pouvons faire dire au passé autre chose que ce qu’il énonce spontanément à propos de lui-même. « Le paradoxe de l’histoire consiste en ceci que chaque civilisation et chaque époque, du fait qu’elle est particulière et dominée par ses propres obsessions, arrive à dévoiler dans celles qui la précèdent ou l’entourent des significations nouvelles » (ibid., p. 51-52). La fécondité de la connaissance historique tient au fait que celle-ci ne se réduit pas à un effort pour viser la vérité de la société en question du point de vue de la société elle-même, car ce qu’elle prend essentiellement pour objet, c’est le point de vue de ce que la société est pour les autres (ibid.). La vérité d’une société, c’est fondamentalement la vérité d’une société prise dans l’histoire, et donc exposée au regard d’autres sociétés situées à d’autres époques, qui visent l’être de la société à partir d’un point de vue diamétralement étranger. Croire que la connaissance du passé passe par la rupture avec un point de vue « ethno-centré » dans le présent implique le contraire de ce que l’on cherche à démontrer, dans la mesure où une telle exigence présuppose que seule la société romaine, par exemple, serait légitime pour parler d’elle-même. Certes, mais dans ce cas, n’est-ce pas à son tour rester prisonnier d’une forme larvée de « présentisme », puisqu’une telle conception de la recherche historique repose sur le postulat contradictoire (compte tenu des prémisses posées au départ) que seule une société intégralement présente à elle-même, autrement dit elle aussi engluée dans son présent, peut arriver à cerner son essence ?

Ce qu’il faut au contraire admettre, c’est que chaque époque institue une certaine façon pour elle de vivre son rapport au temps ou, si l’on souhaite se référer à l’expression de François Hartog, un « régime d’historicité » qui articule passé, présent et futur dans une unité et une configuration chaque fois singulières. Ainsi que l’a montré par exemple Krzysztof Pomian (1984), l’architecture temporelle des sociétés doit se comprendre comme une juxtaposition de différentes strates du temps dont l’articulation reste toujours problématique et jamais déterminée une fois pour toutes. Le temps politique doit, par exemple, s’étayer sur un calendrier qui s’emploie à reproduire sur le plan humain des régularités d’ordre astronomique — au fond, l’articulation de ces différents rythmes ne se fait jamais sans heurts [14].

Ce que semble surtout oublier ce genre d’élaboration, c’est que si une certaine figure du temps parvient bel et bien à s’esquisser pour une période donnée sur la base d’une primauté accordée à telle dimension du temps (passé, présent, futur), c’est toujours à partir du rapport au présent que le régime d’historicité en question est élaboré. De sorte qu’il ne saurait y avoir de domination pure et simple d’une dimension du temps sur les autres sans qu’un lien problématique au présent soit en tant que tel mis en jeu, comme le fait très justement remarquer Antoine Chollet (2010) [15] : faire ressortir ainsi la prédominance du passé au sein des sociétés traditionnelles n’a de sens que si l’on pointe dans la représentation « archaïque » du temps comme répétition de l’origine un discours idéologique au service des dominants visant à interdire toute possibilité d’une remise en cause de la tradition, qui impliquerait de concevoir un ordre du temps structuré par l’avènement du nouveau. De même, faire de la prospective et du rapport au futur des qualités en tant que telles de l’homme moderne qui s’emploie à transformer l’ordre des choses selon des finalités rationnelles, c’est se montrer aveugle aux inégalités dans la distribution des biens symboliques de la maîtrise du temps, ainsi que l’a montré Pierre Bourdieu (2003).

L’ambition effective de maîtriser pratiquement l’avenir (et, a fortiori, le projet de penser et de poursuivre rationnellement ce que la théorie des anticipations rationnelles appelle la subjective expected utility) se proportionne en fait au pouvoir effectif de maîtriser cet avenir, c’est-à-dire le présent lui-même. (ibid., p. 321 ; nous soulignons)

Sans même aller jusqu’à dire que la maîtrise symbolique du temps est la condition sine qua non de l’accession au pouvoir politique [16], il semble en tout cas nécessaire de mettre en rapport les formes d’articulation des dimensions du temps, au sein de ces régimes d’historicité, dont parle Hartog, avec les formes du conflit qui met aux prises les hommes dans l’espace politique. En effet, passé, présent et futur ne constituent pas des entités données comme telles et qui s’imposeraient sans plus à la réflexion [17], mais ils résultent d’une élaboration politique conflictuelle dans laquelle le rapport au présent est primordial. Du coup, s’en tenir à une dénonciation du présentisme et de la politique court-termiste débouche sur une conception dépolitisée des rapports entre temps et politique, ce qui est contradictoire, l’objectif étant précisément de combattre la dépolitisation. L’appréhension des rapports entre démocratie et temporalité se voit dès lors faussée. Le fait que la démocratie accorde une place centrale au présent finit toujours dans cette optique par être interprété comme une tare conduisant fatalement la passion pour la chose publique à dégénérer en culte de l’immédiateté et la conscience éclairée des droits et devoirs du citoyen à se transformer en un faisceau de revendications consuméristes infantiles.

Pour conclure, nous dirons qu’il faut partir du postulat que si la démocratie se distingue de toutes les autres formes de régime par la primauté qu’elle accorde au présent, ce n’est pas au sens où elle nivelle les dimensions de l’existence et met tous les désirs sur le même plan, mais au sens où une société démocratique ne peut se projeter dans le futur et se confronter à son passé qu’à partir de la réflexivité qui la met aux prises avec son présent. On ne doit donc pas concevoir le lien intrinsèque qui noue démocratie et présent comme la marque d’une déficience originaire de la démocratie, l’enfermement dans la seule dimension du présent interdisant aux hommes toute action singulière qui viendrait briser le cercle d’un temps quotidien voué à la seule satisfaction des besoins biologiques. Comme le fait d’ailleurs remarquer Bruce Bégout (2010) à ce sujet, il est réducteur d’assimiler la dimension de la vie quotidienne à la simple exigence d’autoconservation de soi, en l’opposant à l’humanité proprement dite du monde historique où l’existence devient problématique et non-évidence de fait. Dénoncer la démocratie en tant que régime politique médiocre, abolissant l’idéal d’excellence et supprimant toute possibilité d’héroïsme est de toute façon un lieu commun de la pensée réactionnaire, ainsi que l’a montré l’historien Zeev Sternhell (2007).

Or, à rebours de cette platitude, on peut faire l’hypothèse que, loin de se réduire au conformisme et au règne de l’instantanéité, la démocratie implique une conception positive de la temporalité où l’insistance sur le présent doit être comprise à la manière de Castoriadis comme capacité pour la société à réfléchir sur un mode critique son rapport au passé dans la perspective du projet de transformation explicite et continue de son institution et de ses lois. S’il y a un régime d’historicité propre à l’institution démocratique, il faut donc concevoir celui-ci comme une dynamique interminable où la société doit reprendre, dans des conditions chaque fois nouvelles, le mouvement de réflexivité au travers duquel elle travaille à sa transformation (voir Poirier 2011). De même que, selon Freud (1977), le sujet peut parvenir, au travers d’un processus qu’il nomme « perlaboration », à se dégager de l’emprise des contenus refoulés en répétant, dans le transfert, ce qui s’est joué dans le passé, la société doit travailler à la reprise permanente de son institution, car elle ne peut tendre vers la dimension du futur et de la nouveauté qu’au travers d’un mouvement de reprise de ce qui est déjà institué. On ne saurait mieux dire que la relation au présent constitue la condition de possibilité de l’action politique émancipatrice. Ce n’est que sur la base d’un rapport réflexif, et donc critique, à ce qu’elle a été que la collectivité peut se donner les moyens d’ouvrir un horizon de sens qui oriente son action dans le présent en direction du futur. On comprend donc bien comment un penseur comme Castoriadis a pu autant insister sur la radicalité inouïe de la révolution hongroise de 1956 — pas seulement en vertu de la radicalité de l’objectif d’autogestion généralisée proclamé par les conseils ouvriers hongrois, mais aussi, et sans doute plus fondamentalement, parce que la capacité pour une société à mobiliser en un laps de temps aussi court une telle créativité politique revêt, d’après Castoriadis (1979), une plus grande portée politique que plusieurs siècles d’histoire égyptienne.

C’est pourquoi le présent constitue cette dimension du temps qui devient centrale lors des épisodes révolutionnaires, et qui est d’ailleurs plus généralement constitutive de l’utopie. Celle-ci ne doit en effet pas être entendue comme la représentation d’un monde fictif que l’imagination projette dans l’avenir, mais comme ce qui concerne le présent dans ce que celui-ci a de plus essentiel, l’utopie ne se construisant, d’après Miguel Abensour (2000), que pour autant qu’elle vient suspendre la continuité du temps historique. En réalité, la figure du temps à l’œuvre dans les conceptions sociologiques et philosophiques traditionnelles est celle d’un temps homogène et continu structuré sur une base causale où il ne se passe à peu près rien d’essentiel sur le plan politique, qui implique que l’on se place à un autre niveau, si l’on désire du moins penser la temporalité dans sa dimension authentiquement politique, celle où le temps s’interrompt et fait jaillir une durée totalement neuve, potentiellement riche d’événements révolutionnaires [18]. Penser le présent comme une catégorie centrale de la politique démocratique n’implique donc pas que l’on s’enferme dans la jouissance de l’instant présent en refusant d’assumer ses responsabilités d’individu engagé dans l’histoire. C’est au contraire se donner les moyens de concevoir la possibilité même d’un temps révolutionnaire qui transforme la société.

Illustration : Justin Brown, « The New York Hustle », 18.09.2012, Flickr (licence Creative Commons).

Abstract

The aim of this paper is to bring to light the centrality of the Present within the framework of the democratic regime by showing that, far from being a definite obstacle to whoever wishes to locate themselves truthfully in Time, inscribing oneself resolutely within the Present is a necessary condition to develop an ethical and political activity through which the individual and society can transform themselves. Before we criticize presentism, we will conduct a methodological and epistemological reflection on how to proceed — and which obstacles to overcome — to reveal the relationship that societies entertain with Time. Our last objective will be to show that the three moments of temporality (past, present, future) partake of a regime of power politics that gives rise to not one but several modalities through which the Present can be experienced ; the inscription in the present of an unemployed who no longer qualifies for benefits is not the same as that of an aristocrat relieved of all materiel concerns.

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Notes

[1] Sur l’« interruption » du temps chez Hannah Arendt, voir Chollet 2009, p. 261-264 et p. 270-276.

[2] Sur l’approche sociologique du temps social, voir Sue 1994, p. 45-65. Roger Sue note par ailleurs (p. 24) que les sociologues, contrairement aux historiens, ne se sont jamais véritablement intéressés au problème du temps social.

[3] Sur la question du rapport exclusif/inclusif « temps physique »/« temps social », voir également Elias 1999, p. 7-21 et p. 96-100.

[4] « Un régime d’historicité n’a […] jamais été une entité métaphysique, descendue du ciel et de portée universelle. Il n’est que l’expression d’un ordre dominant du temps. Tissé de différents régimes de temporalité, il est, pour finir, une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps — des manières d’articuler passé, présent et futur — de leur donner sens. » (Hartog 2003, p. 118 ; voir également p. 19-20 et p. 27-28).

[5] Pour une critique de l’individualisme méthodologique en matière d’explicitation des réalités et des faits sociaux, voir Elias 1999, p. 23-24.

[6] La psychologie n’aurait donc de raison d’être, selon Elias, qu’en tant que psychologie sociale.

[7] Norbert Elias est ici très proche des positions de l’école durkheimienne qui cherchait, comme le remarque Roger Sue (1994), à éviter la psychologisation dans le traitement de la question du temps, tout en rompant avec la conception physique d’un temps homogène et objectif indépendant de la société.

[8] Voir également, en référence notamment à Norbert Elias, la définition du temps que donne Antoine Chollet : « Le temps sera considéré ici comme la coordination des processus, des multiples changements, du flux du devenir » (2011, p. 21), ou encore un peu plus loin : « Le temps sera donc compris comme la synthèse opérée entre de multiples phénomènes évolutifs par des “instances” ou des institutions précises » (ibid.).

[9] Voir Elias 1999, notamment : « La transformation de la contrainte exercée de l’extérieur par l’institution sociale du temps en un système d’autodiscipline embrassant toute l’existence d’un individu illustre de façon saisissante la manière dont le processus de civilisation contribue à former les habitus sociaux qui sont partie intégrante de toute structure de personnalité. Cette transformation de la contrainte externe, exercée par l’institution sociale du temps, en un certain type de conscience du temps propre à l’individu n’est pas toujours aisée, comme en témoigne les cas de refus compulsif de refus de la ponctualité » (p. 16-17).

[10] Sur le temps comme surgissement et création pure, voir notamment Castoriadis 1986 : « [L’être] est source perpétuelle, altération toujours imminente, origine qui n’est pas reléguée hors temps ou à un moment de mise en marche du temps, mais constamment présente dans et par le temps. Il est littéralement temporalité — à condition de comprendre que le temps dont il s’agit ici n’est pas le temps des horloges, mais le temps qui est création/destruction, le temps comme altérité/altération […]. Le temps de la création est aux antipodes du temps de la répétition, qui seul, par définition, se laisse “mesurer” — à savoir, transformer en son contraire. Le temps n’est pas seulement l’excès de l’être sur toute détermination que nous pourrions en concevoir. Le temps est l’excès de l’être sur lui-même, ce par quoi l’être est toujours essentiellement à-être » (p. 375-376).

[11] Voir sur ce point les travaux de l’historien anglais Edward Palmer Thompson (2004). Selon lui, le capitalisme serait fondé sur un « régime de temporalité » cherchant à ramener toute détermination hétérogène du temps sous la coupe d’une représentation unifiée, celle d’un temps homogène indexé sur celui des horloges qui rythme le travail en usine. La lutte des prolétaires contre l’exploitation est tout aussi bien lutte pour la réappropriation du temps et la redéfinition d’un temps qui soit en osmose avec le rythme propre à l’individualité de chaque travailleur.

[12] Très franchement, et compte-tenu de ce qu’est la condition humaine en tant que condition intégralement temporelle, on ne voit pas très bien comment une telle situation serait possible.

[13] Voir Castoriadis 1999 : « […] Celui qui parle n’est pas une “conscience transcendantale”, il est un être historique, et cela n’est pas un accident malheureux, c’est une condition logique […] de la connaissance historique […]. Seuls des êtres historiques peuvent avoir l’histoire comme objet d’expérience […]. Avoir une expérience de l’histoire, ce n’est pas la considérer de l’extérieur comme un objet achevé et posé en face — car une telle histoire n’a jamais été et ne sera jamais donnée à personne comme objet d’enquête » (p. 49).

[14] On peut aussi, dans cette perspective, penser au problème que pose l’imposition du temps de la production industrielle à un rythme qui lui est totalement étranger, à savoir celui de l’individu. Voir sur ce point Edward Palmer Thompson (2004) et Pomian (1984, p. 232). Voir également supra note 11.

[15] Pour une critique de la notion de « présentisme », voir ibid., p. 1-7.

[16] Voir Bourdieu 2003 : « Le rapport pratique à l’avenir, dans lequel s’engendre l’expérience du temps, dépend du pouvoir et des chances objectives qu’il ouvre » (p. 321).

[17] Voir Elias 1999 : « L’autorégulation en matière de “temps” que l’on rencontre dans presque toutes les sociétés avancées n’est ni une donnée biologique liée à la nature humaine ni une donné métaphysique liée à quelque a priori imaginaire, mais une donnée sociale, un aspect de l’évolution sociale de la structure de la personnalité qui, en tant que tel, s’intègre à part entière dans l’individualité de chacun » (p. 166).

[18] Sur la figure de Walter Benjamin en tant que penseur du présent comme constitutif de toute activité révolutionnaire, voir Chollet 2010, p. 367-385.

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