On peut imaginer assez facilement que le contenu et style du passé proche servent de base pour se faire une idée du futur et que, en conséquence, l’ampleur des changements prévus ait un lien avec ce qu’on perçoit des changements récents ou en cours. Or on note, dans les entretiens réalisés dans le cadre du projet La petite fabrique des futurs, un net décalage entre, d’un côté, l’importance des changements vécus (et qui sont effectivement perçus comme tels, cela est dit d’une façon ou d’une autre dans les entretiens) et, de l’autre, la modestie des discours qui les accompagnent. On ne rencontre pas cette extrapolation intuitive du futur à partir du présent en termes d’ampleur et de rythme du changement.
Ce manque d’appétence pour raisonner ou rêver sur des évolutions à venir s’accompagne d’une faible présence apparente des enjeux de société, c’est-à-dire de questions vives mais ouvertes dans lesquelles les individus pourraient dire leur mot, même s’ils vont bien au-delà de leurs problèmes personnels et concernent l’ensemble de leur environnement social. Dans l’ensemble, les idées de progrès, d’utopie, même modeste, sont difficilement repérables.
En somme, on rencontre peu de messages exprimant des énoncés portant sur le devenir de la société dans son ensemble ou des demandes qui lui seraient adressées pour infléchir son cours. Au-delà de cette première impression toutefois, il existe en fait une diversité assez marquée des postures et il ne serait pas juste de faire comme si l’on pouvait faire l’hypothèse que l’ensemble des personnes interrogées partage les mêmes attitudes sur ces sujets. Trois grandes orientations se dégagent, d’inégale prévalence parmi les entretiens, mais qui méritent d’être analysées séparément, même si, dans quelques cas, le même individu peut être classé dans deux groupes distincts.
« Moi, ça va. » : la société mise à distance.
La première posture est nettement dominante parmi les entretiens. Elle regroupe la plupart des femmes et, par ailleurs, a son centre de gravité dans des positions sociales plutôt modestes. Elle correspond aussi à la grande majorité des migrants.
C’est cette attitude qui vérifie l’impression signalée plus haut. Il s’agit de personnes qui n’ont pas ou peu répondu à la suggestion de ne pas seulement parler de leur propre futur, mais de celui de la société. Très souvent, malgré les relances de l’enquêteur, elles reviennent vers leurs activités, leur parcours, leurs attentes ou leurs craintes, en traitant le monde extérieur comme un arrière-plan d’autant plus abstrait que son action n’y a pas de prise directe.
« Moi, ça va. » (Sibille, Albert)
« Ça va bien j’suis contente de ma vie. » (Esther)
« Pour moi, ce n’est pas effrayant, mais pour les autres…» (Ahmad Sha)
« On n’a pas le droit de se plaindre. » (Cynthia)
On pourrait penser que cette valorisation différentielle de soi en regard du monde extérieur n’est qu’une manière de justifier sa situation pour la rendre acceptable, comme l’ont souvent souligné les travaux de sociologie structuraliste : les dominés s’inventeraient un registre de discours organisé autour de leurs choix et de leur réussite pour pouvoir tenir le coup face à l’échec profond de leur vie. Si l’on ne peut jamais complètement exclure ce type d’interprétation, ce serait très certainement une erreur de s’y limiter. D’abord parce que, parmi les personnes avec qui nous avons parlé, cette attitude à la fois positive et égocentrée n’est pas, loin s’en faut, que le fait de personnes démunies ou se trouvant visiblement en situation d’insuccès selon des critères habituels. Ensuite et surtout parce que ce genre de jugement ponctue des discours combinant de manière difficile à dissocier passé, présent et futur : le moment actuel apparaît comme un point d’étape. Il est souvent défini simultanément comme validation des acquis et annonce de projets, d’intentions, d’horizons. Il s’agit plutôt d’une conviction que ce qu’on est et ce qu’on fait représente un accomplissement et un atout pour la suite.
« Moi et mes parents, ça marche pas, moi et mes frères, ça marche pas, moi et l’école ça marche pas. […] Ma seule force, c’est moi. » (Cynthia)
Cette valorisation du moi peut provenir de la découverte de l’individualité grâce à l’immigration et la sortie d’un environnement communautaire (Cynthia, Claudio) et contre la communauté. Laura critique d’ailleurs l’idée qu’un retour au lieu d’origine puisse être bénéfique et valorise « le droit de faire plein de choses » en rupture avec son héritage familial. Plusieurs femmes mentionnent le changement récent et inachevé de leur statut dans la société comme un événement majeur qui, du coup, crée un clivage générationnel marqué. Plus généralement, l’insécurité affective est assumée. L’amour rend fort et rajeunit. On se rapproche, dans les descriptions, de ce qu’Anthony Giddens (2004) a appelé une « relation pure », qui contrairement au lien « romantique », se trouve totalement libérée de contraintes temporelles (« pour la vie », « pour toujours… ») ou institutionnelles (le mariage). Enfin, on observe chez beaucoup l’affichage d’une satisfaction provenant du travail et de la créativité qu’elle active dans des activités professionnelles qui sont aussi créatives et missionnaires qu’excitantes, dans l’esprit du Beruf tel que Max Weber (2004) le décrit comme caractéristique de l’« éthique protestante ». Le travail au sein de la société est souvent présenté comme une vocation même s’il s’agit d’emploi peu qualifié ou mal rémunéré. Enfin, ce qui pourrait être interprété comme contrainte est souvent retourné comme fierté d’avoir su réagir efficacement à une injonction collective en contraste avec d’autres, moins flexibles : éloge de l’adaptabilité (Jack), éloge de la mobilité (Yaya).
« Si on a envie de rien, on est mort. » (Gustave)
Dans tous ces cas, on ne se trouve pas dans une relation simple entre une société qui imposerait ses règles et un individu contraint de s’y adapter mais dans une interaction complexe. Le désir n’y est pas forcément premier et n’y constitue pas une force de résistance, mais plutôt un capital nécessaire pour réussir des projets qui seront validés par l’environnement. Jean-Claude combine un horizon qu’il se construit (les projets d’ouvrir un restaurant ou de concevoir une voiture jetable) et celui que la chance de gagner au Loto pourrait dessiner.
Tout n’est certes pas vu comme positif dans le devenir de ces individus exposés au monde. Beaucoup, salariés modestes, retraités inquiets, immigrants pauvres parlent de l’argent qu’ils n’ont pas, qui leur manque, qu’ils voudraient bien avoir ; les mêmes ou d’autres parlent de l’argent qui mène le Monde. La « fatigue d’être soi », repérée par Alain Ehrenberg (1998), se fait sentir chez beaucoup. Il y a, chez les migrants, des souffrances (Ahmad Sha, Yassin) et des déceptions par rapport à ce qu’on espérait en décidant de changer de pays. Ces personnes se voient parfois comme des orphelins de la communauté. Les femmes sont seules parce que la famille n’est plus là (Lydie). La « qualité de la vie » est menacée. Il faut être vigilant pour ne pas « être pris de court » (Albert). Il n’y a plus de mur à abattre, ni de jardin d’Éden à retrouver. D’où le paradoxe que « plus on est protégé, plus on est fragile » (Charles). La chance elle-même se produit et ils craignent justement de ne pas pouvoir mobiliser la part qui dépend d’eux pour être à la hauteur. Cela peut passer par une « descente en particularité » : on se polarise sur les petites choses visibles et appréhendables plutôt que sur les grosses, abstraites et lointaines.
Un monde qui change et nous fait changer sans qu’on le maîtrise produit une angoisse spécifique, même si, au bout du compte, ce changement se révèle bénéfique. Inversement, la perception d’une stabilité ou d’un équilibre au milieu du désordre n’est pas non plus, au-delà de la rhétorique compassionnelle, si confortable. C’est ce qu’exprime le décalage, souvent explicité dans les entretiens, entre « moi, ça va » et « le monde va mal ». Ce différentiel génère de la culpabilité vis-à-vis d’un engagement social insuffisant (Esther, Lydie), mais aussi une inquiétude plus personnelle sur sa propre mobilité, trop faible dans un monde qui change. Se trouver trop stable dans un système en mouvement (Yassin) est un problème angoissant. On retrouve ici les réflexions de Danilo Martucelli (2004) sur l’injonction à la mobilité, au sens propre et figuré. C’est en fait l’absence supposée de prise sur l’environnement qui peut créer l’illusion de l’immobilité.
Cependant, même si on se sent parfois faible pour porter son fardeau d’individu autonome, on l’assume comme un bien incontestable et défini par la mise en mouvement de soi par soi. Personne ne propose un retour en arrière et c’est tellement évident qu’on n’a pas besoin d’en parler longuement. Pour presque tous, la vitesse de changement du monde extérieur est perçue comme plus faible et plus erratique que celle des individus, et ce phénomène, associé à la conscience qu’en ont ceux qui le vivent, constitue un changement majeur par rapport à un contexte de double immobilité personnelle et environnementale ou d’une course permanente pour s’ajuster à un monde qui risquerait de bouger sans nous. Ni l’une ni l’autre de ces images ne se retrouvent dans les entretiens. Le référentiel utilisé pour approcher les mouvements, c’est fondamentalement celui du mouvement propre de l’individu, au moyen duquel il identifie le mouvement de l’environnement, le plus souvent caractérisé comme lent, tortueux ou aberrant.
Dans cette configuration, on peut noter l’absence d’horizons d’attente sociétaux au sens où les a définis Reinhart Koselleck (1990). Il y a bien des horizons, mais qui ne sont pas attendus, il y a des attentes, mais qui ne définissent pas un horizon. Tout se passe comme si vivre dans le projet, y compris sous la forme d’une action quotidienne pragmatique, comme beaucoup de personnes de ce groupe, dispensait d’une pensée du futur. Dans un contexte où les dispositifs et les agencements sociétaux apparaissent plus lourds et plus visqueux que les biographies individuelles, les acteurs ordinaires font avec ces grosses structures et les changent sans avoir besoin de les isoler sous forme de concepts abstraits ou de projets politiques explicites. Les sociétés progressent sans téléonomie, changent sans penser le changement. Les acteurs du changement peuvent même se raconter un discours de conservation ou d’aggravation de l’actuel, de réticence vis-à-vis d’un futur dont ils seraient les acteurs. Cela les rassure et diminue leur part de responsabilité sur leur devenir. Chacun se pense comme une enclave en mouvement partiellement perméable, mais capable de définir son espace et son rythme. On est proche de l’écume sociale de Peter Sloterdijk (2005).
Le modèle de l’artiste (le rapport à l’œuvre, sa production, sa réception) apparaît comme un cas de figure en lui-même (beaucoup de personnes interviewées ont une activité de production esthétique, d’une manière ou d’une autre), mais aussi comme métaphore : on se débrouille avec un monde qui ne nous écoute pas toujours, on ne « perce » pas forcément, mais on trace sa route en fonction d’un projet fort qui vient de soi.
Acteurs du futur ? Oui, mais pas trop, pas plus que nécessaire, pas plus, aussi, que ce n’est raisonnablement possible. Il faut trouver le bon compromis, le bricolage qui marche, la bonne stratégie pour tirer avantage du monde sans l’ignorer, mais sans non plus chercher, vainement, à le maîtriser.
« La faute de l’homme lui-même » : un antihumanisme eschatologique.
Le deuxième groupe qui se détache est composé de personnes qui ont une vision explicite du devenir de la société, mais une vision franchement négative. Il est à nette dominante masculine et comprend plutôt des personnes bien insérées dans la société – Genevois de souche ou étrangers installés depuis longtemps – mais ayant une position sociale inférieure à la moyenne. Ce qu’elles disent du futur en tant que tel, détaché des pratiques individuelles de l’enquêté et des enjeux précis qui le concernent, est franchement pessimiste.
L’analyse des occurrences du mot « progrès » permet, paradoxalement, d’approcher le cœur des prises de position caractérisant ce groupe. Le terme apparaît assez rarement et dans une minorité d’entretiens, mais revêt une signification presque systématiquement négative, soit directement pour contester qu’il se manifeste, soit indirectement comme concession provisoire contribuant à la conclusion que, dans l’ensemble, les éléments de progrès sont contrebalancés par des inconvénients inacceptables. La notion de progrès offre donc l’occasion, à ceux qui acceptent de l’explorer, de proposer un énoncé isolable sur l’avenir de l’humanité, sous la forme d’un pronostic très sombre. Plusieurs n’hésitent pas à utiliser un vocabulaire très dur, qui évoque un paysage humain à la Mad Max.
La critique de la notion de progrès peut se présenter comme constructive : il faut remplacer l’espoir d’acquérir des objets techniques par d’autres attentes, adaptées au monde contemporain.
« L’avenir pour moi c’est ça, c’est la vision collective qu’on a, et je pense que c’est un grand enjeu pour essayer de donner une nouvelle vision, justement retrouver ou reformuler ensemble une vision pour l’avenir, parce que je pense qu’on n’en a plus vraiment. Et ces idées qui guidaient les sociétés, comme les idées de progrès, qui allaient sauver tout le monde, apporter le bonheur à tout le monde, une idée un peu vague, mais qui a guidé nos parents, en tout cas mes parents à moi, qui les a fait travailler toute leur vie et qui leur a donné un cadre et une motivation pour mener leur vie, [ironique] ben, c’était la voiture, le frigo… Maintenant tout le monde a une voiture, un frigo… il faut autre chose ! Tu peux pas avoir juste comme vision un nouveau frigo et une nouvelle voiture. » (Bernard)
Cependant, cette approche bienveillante bute sur un constat moins optimiste. Bernard enchaîne immédiatement :
« Et en plus, on a vu que ça avait quand même une série d’effets collatéraux, pas désirés dans la vision originaire de ce concept de progrès. […] Tout le problème des ressources, qui sont limitées, et notre mode de production qui n’est pas du tout durable. »
Six énoncés, plus ou moins présents dans tous les entretiens de ce groupe, permettent de résumer cette posture.
Le bilan du progrès technologique est globalement négatif.
« Mon souci, c’est que le progrès qu’on a déclenché avec deux cents ans d’industrialisation, qui [a permis] d’avoir une médecine meilleure, une qualité de vie meilleure, d’avoir moins d’enfants qui meurent en bas âge, de femmes qui meurent en couche […] Et puis tout d’un coup, dans l’après-Seconde Guerre mondiale, il y a un moment où ça a arrêté d’être bon et ça a commencé à devenir des emballements. On est un peu comme des gamins en face d’une machine à vapeur de la toute première génération – on voit ça dans des films – […] qui s’emballe, avec la vapeur qui sort dans tous les sens, et puis personne ose même approcher la machine pour essayer de l’arrêter. Alors [il faudrait que] quelque chose ou quelqu’un puisse arrêter cette machine, mais en fait on n’a aucune idée de comment l’arrêter. […] Le développement économique humain est parti de pas grand-chose, et est arrivé quand même à améliorer la qualité de vie de manière très importante. Mais maintenant, pour des raisons démographiques et de pollution, on arrive au bout, c’est sûr qu’on arrive au bout d’un modèle. […] Je pense que, effectivement, si on prend une famille […] à n’importe quelle étape de l’âge des 30 000 dernières années, on aura autant de gens heureux, de gens malheureux, et peut-être beaucoup plus de gens malheureux maintenant [qu’ils vivent] dans un environnement qui est tout construit par l’homme, plutôt que d’être assis dans un arbre, dans un environnement naturel. Là alors, je suis tout à fait d’accord de remettre en question la notion même de progrès. » (John)
John distingue les progrès qu’il juge incontestables, comme le rice cooker, le réfrigérateur ou la machine à laver, parce qu’ils ont libéré les individus, et les dépenses inutiles qui, notamment quand elles sont associées à l’engouement pour les « marques », portent sur le « paraître » ou conduisent à des activités nocives, comme l’équipement d’une voiture en lecteur de DVD, qui pousse les enfants à ne pas regarder le paysage. Il exprime un jugement balancé, mais dont la dominante pessimiste provient de sa chronologie. Il y a eu progrès, mais son ressort est aujourd’hui épuisé dans un cadre général où le bonheur se dérobe malgré les innovations.
Grâce à leur puissance technique, les hommes détruisent la planète.
« J’aimerais croire que le progrès de la connaissance sert à quelque chose. […] Pour l’instant, il a servi à démolir la planète. » (Georges)
« On fout tout en l’air actuellement… C’est de la faute de la technologie. […] C’est un peu ambigu la technologie, parce qu’en même temps elle permet à l’homme de progresser, mais comme l’homme il détruit tout, y compris la Terre, surtout les animaux […], il se rend pas compte qu’à long terme, il fout en l’air lui-même sa vie en détruisant tout ce qu’il détruit. Alors bon, est-ce que la technologie est un bien ? Là on peut se poser la question. » (Gustave)
En lisant ces raisonnements, on comprend que le versant du souci écologique tel qu’il apparaît ici, et qui n’est qu’un aspect des discours environnementalistes contemporains, renvoie ici très clairement à une rhétorique antihumaniste à orientation réactionnaire : ce que l’homme fait à la nature est l’expression d’une orientation générale négative qui imprègne l’ensemble de l’action humaine tout au long de l’histoire. La seule solution serait que les humains cessent d’agir ou le fassent en tout cas plus discrètement. Cette idéologie est présente sur la scène politique à travers les courants écologistes radicaux hostiles au projet de développement durable. Dans le cas de notre enquête, elle s’ancre dans des discours qui semblent utiliser les débats actuels sur la nature pour relégitimer un point de vue très ancien et moins technique sur la dégradation du monde sous l’effet de l’action humaine. Le changement climatique prend ainsi la place du « Avec leurs bombes atomiques, ils nous dérèglent le temps » des années 1960.
La surpopulation crée des problèmes insolubles.
« Si on améliore la qualité de vie de l’être humain, à un moment on [sera] trop sur Terre. » (Charles)
« Trop de gens. Qui vont se manger les uns les autres, tout simplement : y a plus assez de place pour tout le monde. » (Claudio)
« Moi je serais de ces gens qui diraient “Back to the trees” [rires]. Non non, c’est pas qu’il faut retourner aux cavernes, enfin si on veut survivre, oui [rires] ! Mais justement si on était… moins de gens, moins de population dans le monde, forcément on utiliserait moins de ressources, donc on pourrait vachement avancer dans la technologie, mais on aurait, on causerait pas autant de problèmes dans le milieu. Pour moi, la solution c’est… stériliser les gens [rires]. […] Souvent je retombe sur la même conclusion, que, avec moins de gens, ça irait mieux. On a dépassé la capacité. » (Laura)
« Des milliers, voire des millions de personnes, des millions de personnes au chômage, et ça va pas s’arrêter là. Ils continuent à faire des bambins tous les jours, des millions qui naissent. Il y a pas un contrôle des naissances, on ne sait pas où on va arriver. Donc aujourd’hui on est à sept milliards passés, dans cinquante ans, on sera combien ? Quatorze milliards ? Qu’est-ce qu’on va faire ? On va chercher où la nourriture pour tout le monde ? L’eau ? […] Il n’y a pas de solution. Il faudrait… aller en Chine, faire un coup d’État et dire aux Chinois : “Maintenant vous faites comme ça, comme ça et comme ça”. Et ça c’est impossible. Donc qu’est-ce qu’on va faire pour pouvoir survivre ? Parce que le problème va être là : de survivre. » (Claudio)
Notons à ce sujet que l’information, pourtant largement diffusée depuis une dizaine d’années, selon laquelle les prévisions démographiques des dernières décennies avaient été démenties par la réalité de la fécondité et que les nouveaux scénarios, nettement revus à la baisse, envisagent une stabilisation de la population autour de neuf milliards en 2050, n’est pas citée, y compris dans le reste de l’échantillon… Comme si l’idée d’une explosion démographique était plus facile à intégrer dans les modèles explicatifs disponibles que la maîtrise de la fécondité. On a clairement retrouvé cette thématique (avec l’apparition du « concept » de Dichtestress [stress de la densité] dans la vie politique suisse avec les débats autour de l’initiative anti-immigration du 9 février 2014 et l’initiative « Ecopop »qui propose explicitement de limiter la population au nom de l’intérêt de la planète.
La place croissante de l’économie, de l’argent, de la marchandisation empoisonne la vie sociale.
« L’homme fait n’importe quoi pour quoi, pour l’argent. […] C’est pour ça que, en fait, j’ai peur de l’homme. » (Sibille)
« La société est devenue très matérialiste. […] Tant que les gens vont au pouvoir avec le seul but de s’auto-enrichir, là c’est sûr que la misère, la violence vont continuer. » (Lima)
« C’est vrai que je ne suis pas très copain avec tout le monde de l’économie. » (Jean-Yves)
Beaucoup d’enquêtés décrivent un monde dévasté par une terreur économique qui ne cesse de s’aggraver. C’est d’autant plus frappant que ces entretiens ont été réalisés en 2006, soit bien avant la crise de 2008 et même avant ses premiers signes, apparus en 2007.
Tous ne développent pas une vision strictement économique du présent et de l’avenir, mais personne n’en fait la critique et personne non plus ne présente d’approche alternative qui pourrait se substituer à celle qui domine. Il est frappant de voir à quel point un point de vue qu’on pourrait considérer comme relevant d’un « marxisme populaire », à la fois argumenté et protestataire, opposant terme à terme l’argent à la morale, l’économique à l’humain et les « petits » aux « gros », imprègne une grande partie des entretiens.
« Ça fait seize ans que je fais ce métier, le changement que j’ai pu constater c’est… le Capitalisme avec un grand C, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme […]. On ne fait plus rien pour rien, une certaine déontologie n’existe plus aujourd’hui. Le profit est la pierre angulaire. J’entendais l’autre jour à la radio quelqu’un qui disait que, en fait, c’était la fin du capitalisme, quand le capital ne travaille plus pour l’homme, mais pour lui-même, pour ses actionnaires… en fait il se mord la queue, il tourne en rond, y a plus d’investissement nulle part et pour finir y a plus de capitalisme. » (Jean-Paul)
Comme la précédente, l’argumentation de Jack ci-après est doublement radicale : sur les faits eux-mêmes et sur leur dynamique. Le peu qui échappait au pouvoir de l’argent est en passe de disparaître.
« Aujourd’hui, c’est l’argent qui règne, donc il y a plus de règles comme rendre service à quelqu’un. On a tendance à penser qu’il n’y a plus de service gratuit, genre je te rends un service sans être payé. Alors que ouais, je pense qu’avant, je pouvais prêter l’argent à un copain et il peut me rendre quand il veut, sans vraiment chercher des intérêts. Alors que maintenant, il y a de plus en plus de gens qui prêtent de l’argent, même si c’est quelqu’un de proche, ils vont vouloir des intérêts. […] Parce que bon, tu peux parler, mais le pouvoir aujourd’hui, c’est l’argent. C’est ce qui décide tout. Tu peux, bon, parler mais quand il y a l’argent, tu as beaucoup plus de pouvoir, tu peux te faire entendre partout. Et quand tu n’en as pas, on peut t’écraser facilement. […] Le contre-pouvoir, il existe pas ! […] Le contre-pouvoir, on le perd, petit à petit. On le perd parce que c’est l’économie qui vient commander maintenant. C’est l’argent qui prend les rênes. Même les politiciens, des fois, ils sont obligés de se plier parce qu’il y a l’argent. Et c’est là qu’on perd un peu le contre-pouvoir. Déjà ils ont l’argent, ça veut dire qu’ils ont le pouvoir. Donc c’est eux qui tiennent les choses. Le politique qui ferait un peu le contrepoids, des trucs comme ça, il a tendance à laisser faire ces gens qui ont l’argent soi-disant. Donc voilà, c’est eux qui ont le pouvoir, même si c’est pas encore complètement dans les mains des gens riches ou qui ont beaucoup d’argent. […] Je vais donner juste un exemple, tu es pas obligé de partager ma théorie […]. On dit qu’au centre de Londres […] la circulation est interdite parce qu’il y avait trop de bouchons, qu’on devait faire des zones payantes. Mais qui bénéficie ? Le contre-pouvoir, il y en a pas ! Moi je suis pas pauvre, je fais partie de la classe moyenne, mais ça pourrait coûter style trente euros de circuler là, au centre de Londres, par jour. Qui peut se permettre ça ? Que des riches ! Que des gens qui ont l’argent ! C’est comme toi avec l’argent, tu peux acheter l’air qu’on respire, tu peux acheter les embouteillages, et nous qu’on a pas l’argent, vous prenez les transports publics ! Et là on voit qu’il y a pas de contre-pouvoir. Parce qu’on veut soi-disant éliminer la pollution, moi je dirais ça serait plus juste, on se sentirait moins écartés, parce que s’il y avait une loi pour des transports de services, que ça soit des pompiers, des ambulances, des facteurs de livraisons, vraiment ceux qui ont la nécessité. Et puis tout le monde, je sais pas, que tu sois riche ou pauvre, prenons les transports publics. La chose aurait été résolue. Mais si on dit : “tu paies ?” Qui paie ? Moi si j’ai des millions, je dis : “je m’en fous, je paie !” » (Jack)
Enfin, la référence marxiste se retrouve dans le fait que le recours de l’économie fonctionne comme un principe dernier, capable d’expliquer tout ce qui se passe dans la vie sociale.
« En parlant de futur, ça me fait penser plutôt au futur général de la société, parce que je me demande où la société va. Je me dis qu’il y a de plus en plus de précarité, de plus en plus de chômage, que tout est axé sur l’économie. […] Dans l’économie, il n’y a pas de visage humain ou social, et je pense qu’il faudrait faire une combinaison pour essayer d’améliorer la situation actuelle, de rendre un peu plus humain. […] On risque de perdre les différentes richesses de la Terre […], j’ai l’impression qu’on va vers une Terre atroce, dans le sens où je dis [qu’en Europe, en Occident] on est trop basés sur l’économie ou trop basés sur l’argent. […] Si on continue comme ça, ça va vers une catastrophe. Et je pense qu’on va avoir de moins en moins de travail. Le travail s’exporte en Asie parce qu’il est moins cher, ils travaillent plus vite, et peut-être que plus tard, quand tout sera en Asie et que nous on n’aura plus rien, on sera prêt à travailler à deux francs pour une journée. […] Je pense qu’on va se planter en Occident, parce qu’on est trop basés sur le fric et l’économie, si l’économie prend un visage plus humain et social, ça peut peut-être rattraper les choses, mais des fois j’ai l’impression qu’il y en a qui font des erreurs et qui ne voient pas que dans le passé, on a fait exactement les mêmes erreurs, et qu’on va se planter. » (Éric)
L’histoire est cyclique et fondamentalement immobile.
Georges exprime de manière explicite ce qui sous-tend la théorie de l’histoire d’une partie des membres de ce groupe. Apparemment contradictoire avec l’idée d’une accélération catastrophique, elle est en fait compatible, pour peu qu’on sépare les thématiques. La vision cyclique permet en effet de déceler, derrière les mouvements apparents, une immobilité profonde qui est celle, on le voit dans le point suivant, de la défaillance morale de l’Homme, soulignée par la même personne et par d’autres.
« L’histoire c’est le balancier. On voit très bien ça dans les partis politiques : une fois ça part à gauche, une fois ça part à droite, et au milieu c’est très difficile. […] On peut commencer par le cycle des glaciations et de la Terre hein ! Ça se refroidit ou il y a un réchauffement ou quelque chose comme ça. C’est étudié sur des millions d’années. En politique, c’est une évidence, en Suisse peut-être un petit peu moins à cause du système suisse, mais, par exemple, dans le système français, on a quelques années avec un gars de droite, puis après quelques années avec un gars de gauche. Aux États-Unis c’est pareil, les cycles pouvant être évidemment peu plus long, un peu plus court, mais grosso modo on passe pas douze ans avec le même pouvoir politique. Au bout de douze ans, ça change ! […] Combien de fois y a du cyclique dans les relations entre les personnes : « je t’aime moi non plus, je t’aimais mais j’t’aime plus » hein… combien de fois ? » (Georges)
L’homme est intrinsèquement mauvais.
« L’homme est naturellement mauvais. […] La technologie évolue, mais indépendamment de l’homme qui, lui, stagne. » (Georges)
« L’homme n’a pas trop évolué par rapport à l’homme du Moyen Âge. » (Lima)
« Je pense qu’on est plutôt prêts à se manger entre nous qu’à s’organiser pour s’en sortir. » (Claudio)
« On va se bouffer : si on n’a pas de problèmes à l’extérieur, on va chercher des problèmes entre nous. […] Ils veulent pas partager, chacun veut le pouvoir, veut toutes les ressources pour lui. Même s’ils étaient tous musulmans, ils diraient : “Nous on est chiites, les autres sunnites” ou s’ils sont tous chrétiens, ils vont dire : “Nous sommes catholiques, les autres protestants”, et alors ils vont faire la guerre, ils vont trouver un argument. […] Là, c’est l’être humain. On n’a pas changé grand-chose avec les siècles hein. Vous connaissez Darwin ? […] Bon, peut-être qu’on a changé un peu après des milliers d’années, mais la nature humaine est la nature humaine. Toujours il y avait la guerre, toujours la jalousie, toujours on trouvait des moyens pour se tuer. » (Yassin)
« C’est le seul animal, l’homme, qui tue sans avoir besoin de manger. C’est un des propres de l’homme. Alors que les animaux, ils tuent, oui, c’est vrai, mais c’est parce qu’ils ont faim. Alors nous, les guerres, machin il veut dix mètres carrés de plus, il fait la guerre à son voisin, ainsi de suite. Bon. C’est l’homme, ça. […] J’ai pas l’impression, j’espère que je me trompe, mais j’ai pas l’impression que le monde évolue positivement. Bien qu’il y ait des tas de progrès de tout ce que vous voulez, il n’évolue pas quand même positivement. C’est la faute de l’homme lui-même. » (Gustave)
Une révolution ?
Certains se prennent à espérer qu’un changement spectaculaire va se produire, mais, sitôt présentée, cette hypothèse est considérée comme improbable, sinon franchement apocalyptique. Et certains se réjouissent d’avance de cette catastrophe qui « remettra les pendules à l’heure », selon Éric.
« La destruction elle-même de la planète par l’homme, oui, ça se pourrait. Tout simplement [parce qu’il y a] trop de gens, qui se mangeront les uns les autres. Tout simplement, y a plus assez de place pour tout le monde, ou bien tout simplement, comme les poules, d’énormes maladies vont anéantir toute la planète. Ou bien quelque chose d’inespéré qui va nous faire, tout simplement changer, toutes nos, nos manières de penser et que peut-être l’avenir pourrait tout simplement être magnifique. » (Claudio)
Cela peut prendre la forme d’une crise qui débouche sur une transformation politique.
« Le petit paradis pour nous, il est très proche. Mais avant qu’on s’en rende compte et qu’on change notre façon de gérer un pays, ça va, ça va être un peu dur. Et faut passer ces moments-là, comme une femme quand elle accouche, elle a des douleurs. Et ces douleurs-là, il faut apprendre à les dépasser. Si y a ça, c’est que devant y a mieux. Et quand je dis qu’il y aura énormément de chômeurs, ça ne sera pas si mal. Ça sera bien. Dans ces moments-là, la société, l’État ou les institutions vont se poser des questions. […] À partir d’un certain moment, il va falloir qu’on se pose les vraies questions. Est-ce qu’il faut maintenant qu’on travaille pour la collectivité ? Est-ce que toutes ces entreprises qui auront le monopole et qui n’auront pas besoin de beaucoup de monde vont partager ce qu’ils gagnent ? Si y a plus personne pour travailler, y a plus personne non plus pour payer les produits qui vont sortir. C’est intéressant de voir comment ça va se faire. Je me réjouis de voir comment ils vont patauger — c’est clair — ils vont patauger, ils vont faire des conneries, ils vont faire des lois absurdes, mais après… ils vont trouver la solution. » (Miranda)
Dans l’ensemble, l’idée qui se dégage est que la catastrophe est inévitable et, à certains égards, même souhaitable, de manière à éradiquer les tares du système.
« Des fois je me dis que s’il y avait une troisième guerre mondiale ou une grande catastrophe, ça remettrait les pendules à l’heure. » (Éric)
Laura se surprend à proposer la stérilisation de populations entières. Pour d’autres, c’est la guerre qui pourrait être le grand régulateur.
« Pour moi la guerre, elle est tout aussi nécessaire que la paix. Tout est question de forme et de règle. Je pense que l’humain, il peut pas vivre sans la guerre. » (Bernard)
Ces discours sont eschatologiques et pas seulement pessimistes. Ils proposent des prévisions, mais aussi des prédictions, qui impliquent le locuteur dans le sens des événements annoncés. Cet engagement se justifie, dans la dénotation ou la connotation, par des considérations morales : la catastrophe à venir est la conséquence d’une série de mauvaises actions. Nous allons souffrir parce que nous avons péché. La comparaison avec la posture communiste fait ressortir l’absence du versant messianique de la « bonne nouvelle » dans ces entretiens : on n’a pas affaire à un couplage messianisme/eschatologie qui laisserait la place à une posture missionnaire. Dans le meilleur des cas, c’est après une série de tâtonnements brutaux que les choses peuvent s’améliorer. Dans l’ensemble, c’est l’annonce de l’inévitable catastrophe qui donne le ton.
« Toutes les belles choses qui se construisent » : un progressisme des acteurs.
« [Si je vous dis “futur“, vous me répondez quoi ?] “Espoir.” » (Thierry)
Ce troisième groupe est encore plus minoritaire que le précédent. Il comprend une majorité d’hommes à « capital culturel » élevé. Au sein de ce groupe, cinq personnes apparaissent comme les plus significatives. Ce sont celles qui utilisent spontanément le mot « acteur », dans le sens d’un opérateur doté d’intentionnalité stratégique : Paul, le fonctionnaire international, Daniel, le militant de quartier, Thierry, le théologien, Bernard, l’agriculteur alternatif et Yaya, l’intellectuel-entrepreneur tunisien.
On peut y ajouter l’entretien de Simon, policier, qui apparaît organisé autour de l’idée que « l’homme est perfectible » au prix d’un surcroît de réflexivité. Il utilise un grand nombre de métaphores portant sur le jeu de cartes : nous avons tous des cartes en main, mais pas toutes. Cette vision, caractéristique dans le monde savant, de la problématique fondatrice de la théorie des jeux, permet à Simon de représenter la société comme un continuum dans lequel personne ne maîtrise totalement sa vie, mais où personne non plus n’est totalement démuni de leviers pour agir sur son devenir.
Paul n’est pas imperméable aux idées du groupe « antihumaniste » : il incrimine parfois la « nature humaine » et mentionne un modèle cyclique de l’histoire, mais juste en passant et en prenant immédiatement ses distances, comme s’il s’agissait d’une couche inférieure du raisonnement qu’il fallait traiter comme simple matériau d’une construction plus complexe. Il nous permet de comprendre le passage d’une posture à une autre. De fait, les membres de ce groupe s’excusent parfois de rêver, de décrocher de la réalité, de pécher par excès d’optimisme. Cela étant, Paul est sans doute celui qui développe le discours le plus « complet », dans la mesure où il relie dans une séquence cohérente sa propre expérience, des enjeux politiques majeurs, certains assez sophistiqués, et les acteurs les plus divers, y compris les plus « ordinaires » comme moteur de la dynamique sociétale. Fonctionnaire d’organisation internationale, il ne développe cependant pas un discours technocratique, mais place au centre de son propos un ensemble d’analyses et de jugements impliquant à la fois de l’individuel, du collectif et du sociétal.
Chez tous, on rencontre deux éléments fortement associés :
1. Une intégration du projet individuel (le leur ou ceux d’autres personnes) et des enjeux de société, en assumant cette intégration.
« Pour moi, la vie publique, eh bien c’est la vie tout court. L’être humain ne peut pas vivre indépendamment de la société dans laquelle il est. La vie publique, c’est ce qui fait que même indépendamment des institutions, il y a des gens. Il y a des gens dans les villes, il y a des gens dans les rues, il y a des gens dans les immeubles, c’est une vie, il y a des gens qui bougent. » (Thierry)
2. Une vision complexe, mais à dominante positive, des dynamiques contemporaines, en particulier à l’échelle du Monde. Logiquement, ce groupe comprend des personnes qui donnent une coloration positive à la mondialisation.
Au sein de ce petit groupe, il existe une variante plus ambiguë consistant à relier, dans une proportion variable, les horizons d’attente à la défense de certains acquis. C’est ce que dit Bernard à propos de l’agriculture et Daniel au sujet des politiques culturelles. Néanmoins, compte tenu de l’ensemble de leur orientation, qui fait cohérence, ni l’un ni l’autre ne peuvent être classés comme des conservateurs.
« Le futur, c’est la matérialisation des intentions collectives ou individuelles, ou les deux à la fois. » (Bernard)
Ce qui caractérise l’attitude de ce groupe, au fond, c’est la capacité et la volonté de faire circuler le je. Ce qui définit le moi contemporain, une intentionnalité sous contrainte mais non soluble dans cette contrainte, est transférable sur autrui. L’hypothèse d’un possible décentrement – « Soi-même comme un autre », pour reprendre le titre du livre de Paul Ricœur (1990) – n’est pas postulée comme une conséquence d’une « nature humaine » stable qui faciliterait les changements de points de vue. Il s’agit toujours de l’examen d’une situation précise, historiquement située dans laquelle le psychique est partie prenante du social. Vivant dans le même contexte que les autres, ils pensent leur ressembler suffisamment pour parler à leur place.
« Engendrement » : la discrète petite fabrique.
La configuration à trois valeurs qui a été présentée jusqu’ici ne rend cependant pas compte de l’ensemble des logiques présentes. Il existe des entretiens ou des morceaux d’entretiens qui permettent d’établir un lien entre les trois attitudes analysées jusqu’ici. Cela consiste le plus souvent à prendre appui sur des expériences individuelles et à proposer, en toute modestie, des considérations plus globales. Cela peut prendre la forme d’une ambivalence. Ainsi Charles ne cesse d’hésiter entre la deuxième et la troisième attitude :
« Dans l’idéal, on aurait un bon futur, ce qui n’est pas possible bien sûr, même philosophiquement. » (Charles)
Ces entretiens témoignent de la perception d’un monde structuré en plusieurs plans, comme en témoigne cette formule humoristique, forte quoiqu’énigmatique, prononcée par une Brésilienne.
« Les Suisses ont les montres, mais nous, nous avons le temps. » (Lima)
Le plus souvent, ce sont les domaines de l’éducation ou du self-improvement qui servent de passerelles entre l’individu et la société. Être élevé, s’élever, être formé, se produire soi-même constitue de manière frappante les zones d’intersection entre toutes les personnes interrogées.
« Je pense que l’avenir c’est chacun qui doit essayer de se former un maximum pour construire l’avenir d’un pays, mais pour moi l’avenir c’est plutôt l’éducation, comment on dit… l’éducation du peuple, l’éducation des personnes qui font partie d’une société. Alors si dans la communauté, si dans un pays, si dans la règle qu’un pays donne, on peut avoir de bonnes écoles, de bonnes formations, [on peut] donner un maximum aux enfants pour qu’ils puissent progresser, je pense [que] comme ça, ils ont déjà une bonne base pour l’avenir. » (Claudio)
Certains plus que d’autres font le lien entre ces processus, qui impliquent des personnes apparemment isolées, et le social en tant que système, l’« espèce de boucle » dont parle Eduardo. On assiste alors à une sorte d’épiphanie pédagogique du sociétal, sans grands mots ni grandes phrases. Cela s’accompagne parfois de postures militantes, bien éloignées de l’adhésion à un parti, mais très engagées dans un projet de transformation sociale au-delà de sa personne et des ses intérêts immédiats.
« Dans le futur, je me vois en train d’aider, en train d’expliquer des choses aux gens, pour qu’ils comprennent mieux, pour qu’ils puissent faire mieux leurs choix et non qu’ils fassent un choix [marqué par la] peur divulguée par une certaine catégorie de personnes qui veulent bien que ça soit ainsi. […] Je trouve que mon rôle, ce serait d’être là en ce moment pour la transition, pour aider à la transition, pour apporter la vision de l’Europe, [pour dire] comment elle a évolué aujourd’hui. […] Moi je pense qu’on est dans une période d’engendrement. » (Miranda)
« Je pense que c’est mon avenir, l’avenir d’un individu, que d’essayer de donner quelque chose à l’avenir du monde. » (Claudio)
Ainsi Éric, à partir de l’analyse du changement de statut des homosexuels et des femmes dans la société, propose une analyse des contradictions que la montée en puissance des droits des minorités peut engendrer. Il considère que l’excès de droits collectifs peut avoir un effet négatif sur les valeurs. Dans la même veine, Françoise explique qu’elle est davantage critique aujourd’hui sur le projet féministe, car elle en perçoit les simplismes.
À partir d’expériences vécues ou observées, ces personnes lancent, sans chercher à sortir de leur cadre de pensée individuel et sans prétention à théoriser, un débat de fond sur l’individu, la communauté, la société et le rôle du politique dans l’innovation sociale.
Une réflexivité molle.
Il reste que, dans l’ensemble, le groupe constitué par l’ensemble des personnes interviewées manque de « culture du futur » et cela pèse lourd. Tout se passe comme s’il ne parvenait qu’avec peine à oublier le futur déjà écrit (par la convention, la contrainte ou la fatalité), comme on doit oublier le passé pour se donner des marges de liberté d’action au présent.
Ce qui manque, c’est une « fonction » (au sens mathématique du terme) de mise en cohérence. On observe chez les mêmes personnes des dissonances cognitives entre des stéréotypes très banals et des analyses fines fondées sur l’expérience. La volonté et/ou la capacité d’unifier ces discours apparaissent peu.
Rien n’empêche cependant de considérer la multiplicité contradictoire des registres comme un levier pour le réalisme, comme une ressource favorable à l’assimilation tranquille de nouvelles données. À cet égard, on pourrait parler d’une nouvelle « période axiale » – dans l’esprit du vocable utilisé par Karl Jaspers (1949) – pour caractériser le moment historique correspondant à l’invention de grands systèmes religieux associant dialectiquement l’idéal et le réel. Dans notre cas, l’élément nouveau, c’est la centralité du rapport individu/société et non plus la domination de forces extérieures gigantesques. La grande majorité des discours montre la perception, au moins pour soi-même, de la capacité de desserrer l’étau du fatalisme. Ceux qui parlent « individu » se pensent acteurs, même s’ils n’utilisent pas le mot. Inversement, le spectacle d’une nature victimisée ou d’une histoire déshumanisée favorise la prise de distance, sinon la déresponsabilisation.
Toutefois, l’absence de Weltansschauung, de construction organisée qui constituerait un outil de prise sur la société, est sans équivoque. On peut parler de réflexivité molle, compatible avec une normativité cohérente qui gère la distorsion discours/action. Ces personnes savent naviguer en eau trouble. Elles établissent à la demande, et seulement quand c’est vraiment nécessaire, des connexions entre leur univers individuel ou interindividuel proche et la société.
On peut dire que les personnes que nous avons rencontrées sont des expertes de la réfutation. Beaucoup contestent les orientations et les discours qui leur apparaissent significatifs des sociétés dans lesquelles ces personnes évoluent. Elles le font sur un mode argumentatif assumé : on prend au sérieux la question « Pourquoi ? » et les réponses comprennent des causes clairement identifiées, articulées entre elles et étayées d’exemples empiriques. En revanche, ce qui fait défaut chez presque tous, c’est la démarche reconstructrice. Certains pensent les autres, très peu se situent eux-mêmes parmi ces autres et c’est ce qui rend intellectuellement fragiles les généralités sur l’humanité qui ne contiennent pas de corollaire permettant de comprendre comment le locuteur peut être à ce point distinct du monde qu’il décrit. L’exceptionnalité de l’observateur est d’autant plus forte qu’il ne s’observe pas lui-même. Ce phénomène est rendu encore plus remarquable lorsqu’il est question des grands enjeux de société, par le fait que, dans la plus grande part des entretiens, ces personnes n’ont manifesté nulle réticence à parler d’elles-mêmes. Leur singularité est épistémologique : elle traduit une difficulté à construire un regard critique sur sa propre rationalité. Le travail de la négativité est la forme primitive de la réflexivité. Ces acteurs expriment la puissance de la pensée critique, tout en oubliant que leur objet d’analyse est surtout constitué d’autres acteurs tout aussi réflexifs qu’eux- mêmes.
C’est cette réflexivité au second degré qui manque aux individus pour rendre possible une vision intégrée incluant à la fois leurs propres postures et les idées ou les réalités qu’ils rejettent, ce qui leur permettrait de situer ces objets contradictoires dans un ensemble organisé. Ce qui conduit à un ultime constat : l’approche reconstructrice du chercheur consiste à donner place à des acteurs qui ne la pratiquent pas eux-mêmes. Cette remarque conduit à décaler la spécificité de la science : ce qui fait la force de la recherche se situe moins dans la justification que dans la capacité à organiser, en s’en justifiant, les justifications des autres acteurs.