Sources, cohérence et objectifs : le point sur les espaces viticoles en 2010.
Les données du Recensement général de l’agriculture (RGA) 2010 peuvent être consultées, pour certaines d’entre elles, depuis août 2012 (elles étaient initialement annoncées pour la fin de l’année 2011). Les experts du Ministère de l’Agriculture ont déjà écrit une première synthèse qui fait le point sur les exploitations viticoles en France (Cadilhon et al. 2011). Des analyses plus fouillées pour 2010, comme pour le recensement de 2000, sont encore attendues [1]. Le cadastre viticole de 1958 et les recensements qui ont suivi, jusqu’à celui de 2010, déterminent, sur le moyen terme d’une cinquantaine d’années, une base de données élaborée sur des références semblables et comparables.
La carte de la France viticole en 2010 permet de faire le point sur ce que représentent les espaces viticoles à l’échelle communale, mais dans une représentation peu classique. Si certains vignobles (Champagne, Alsace, Languedoc, Bourgogne par exemple) sont facilement reconnaissables, d’autres déterminent des taches plus composites, criblées d’espaces vides de vignes. En fait, plusieurs types d’espaces viticoles sont visibles :
– les vignobles « intérieurs » (Legouy 2012) de la moitié orientale de la France, souvent en position d’abri dans les grandes vallées fluviales (Centre-Val de Loire), les escarpements faillés en rebord du Massif central (Vallée du Rhône, et des Vosges (Alsace)), les reliefs de cuestas (Champagne, Lorraine, Chablis, Sancerre…), les vallées montagnardes (Durance, Sillon alpin, Allier…). Leur situation est souvent linéaire, sauf pour la Champagne.
– les vignobles « atlantiques » (ibid.) de la moitié occidentale sont eux aussi centrés sur les grandes vallées, mais ont tendance à s’élargir aux affluents et à déborder largement sur les bas plateaux voisins (vignobles de Bordeaux, de Dordogne, du Lot, du Tarn, de la vallée de la Loire à l’aval). Ils produisent également des spiritueux (Cognac, Armagnac).
– les vignobles méditerranéens « historiques » (ibid.) qui sont largement implantés le long de la plaine littorale, des plaines intérieures, des basses vallées fluviales (Aude, Rhône, Gard…), et qui plus globalement ont rempli les interstices disponibles délaissés par les autres cultures traditionnelles de la trilogie méditerranéenne (olivier, blé).
Cette rapide présentation invite à chercher plus loin et notamment à saisir comment ces espaces viticoles ont évolué dans le temps long, comme dans un temps plus proche. Cet exercice relève volontiers de la géohistoire qui cherche à concevoir à travers la reconstitution de la distribution spatiale passée l’organisation spatiale actuelle :
L’analyse d’un vignoble, comme celle de tout objet géographique, impose des multiples temporalités dans leurs rapports à l’espace. Pour comprendre la manière dont fonctionnent les sociétés contemporaines il nous faut « […] chercher la manière dont les temps historiques inscrits dans l’espace s’affrontent, se bousculent, s’excluent ou fusionnent pour donner naissance aux territoires d’aujourd’hui » (Di Méo 1998). Il nous faut construire des modèles dynamiques pour montrer comment on est arrivé là en reconstituant des modèles statiques comparés avec prise en compte de trois types de temporalités :
– Permanence sur la longue durée (temps long) ;
– Succession des différentes organisations dans le temps (temps intermédiaire) ;
– Stabilité de chaque état organisationnel (temps court). (Hinnewinkel 2007, p. 15)
Les documents plus anciens sont les données de l’administration fiscale et celles des services agricoles qui ont établi des évaluations à partir d’enquêtes, depuis la fin du 18e siècle, et de déclarations de récoltes à partir de 1907. Ces informations ont été réunies par Marcel Lachiver dans son ouvrage Vins, vignes et vignerons. Histoire du vignoble français (1988). Le Centre d’Études sur la Vigne et le Vin (CERVIN-Bordeaux 3) a également élaboré de son côté des cartes sur la même thématique, mais qui ne vont pas jusqu’en 2010. Le problème est la cohérence entre les données du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle, et celles des recensements modernes à partir du recensement du cadastre viticole de 1958. De fait, les informations de ces derniers sont rattachées à la commune où siège l’exploitation viticole, que les terres soient exploitées dans cette commune ou à l’extérieur, ainsi que l’a très bien expliqué Rolande Gadille (1964) en reprenant les principales informations tirées du fascicule de l’Institut des vins de consommation courante (IVCC) présentant les résultats du cadastre viticole de 1958. Dans ces conditions, les données communales ne relèvent pas de la même assiette spatiale. Pour lisser les données, il est possible de les agréger à l’échelle départementale qui aura pour effet de diminuer considérablement les effets des limites spatiales. Cependant, l’échelle communale ne sera pas abandonnée, car à cette échelle, les informations sont infiniment plus riches.
Dans quelle mesure l’analyse géohistorique de l’espace viticole français peut-elle être menée de manière cohérente selon une analyse multiscalaire et quelles sont les informations qui paraissent à chaque échelle ?
Le parti pris a été d’analyser ces informations à plusieurs échelles, nationale, départementale (de 1808 à 2010) et communale (à partir de 1958) afin de mieux cerner l’évolution de l’espace viticole français. L’objectif est de dégager les seuils chronologiques et les moteurs faisant passer d’un modèle à l’autre (Moine 2008).
L’échelle nationale : les grands mouvements de structure et les deux cycles de croissance et de décrue de la vigne entre 1808 et 2010.
En 1808, les surfaces viticoles en France étaient de 1,659 M ha. Elles ont augmenté jusqu’en 1870-79 pour atteindre un sommet avec 2,377 M ha, et ensuite décroître jusqu’à 0,789 M ha en 2010. Entre le maximum et aujourd’hui, la France a donc perdu 1,589 M ha.
L’évolution de cette période est relativement bien connue (Laurent 1957, Dion 1959 et Lachiver 1988). La croissance des surfaces au cours du 19e siècle est liée aux marchés urbains et populaires réclamant des petits vins, en particulier celui de Paris et aux exportations de vins de qualité qui ont repris de plus belle après l’épopée napoléonienne. Elle masque pourtant des irrégularités interannuelles en raison des maladies qui, comme l’oïdium, le black-rot, ou plus tard le mildiou, ont investi les vignobles depuis les années 1840, ont coûté fort cher en traitements divers et ont entraîné l’abandon de nombreux vignerons. Mais ce n’était rien comparé à la crise du phylloxéra qui, à partir de 1865 en France, a entraîné à terme le déclin brutal de la viticulture. Une fois cette crise majeure résolue, le pays a connu une période de surproduction dès 1893 et surtout au début du 20e siècle, qui a eu comme conséquence de nombreuses manifestations parfois violentes, comme dans le Languedoc. Cette crise n’a pas tant été comprise par les contemporains comme une crise de surproduction que comme une crise de la fraude, où il est vrai que de trop nombreux vins étaient fabriqués à partir de multiples produits chimiques (sucre, acide sulfurique, acide tartrique, colorants), parfois dans le meilleur des cas à partir de raisins secs. Fraude dans la production, mais aussi fraude dans les appellations. Trop souvent des étiquettes flatteuses ont servi d’expédient pour vendre des « vins d’ailleurs ». Mais, en définitive, la surproduction était bien l’explication majeure : après le phylloxéra, toutes les régions viticoles d’Europe ont replanté massivement des vignes et ont produit du vin en grandes quantités pour rattraper les mauvais jours de la seconde moitié du 19e siècle, tenter de rembourser les frais du traitement des diverses maladies, en particulier le phylloxéra, et le temps perdu. En France, les tarifs dégressifs du chemin du fer ont favorisé les vins du Sud et d’Algérie au détriment des vins septentrionaux…
La Grande Guerre de 1914-1918 marqua une autre étape dans la décrue des surfaces viticoles en tuant nombre de vignerons. Beaucoup de vignes ont périclité faute de bras et de soin. La période de l’Entre-deux-guerres ne fut pas plus heureuse, car elle ruina les marchés traditionnels des vins français, d’abord pour les vins de cru, les clients historiques et jadis fortunés des Empires centraux, en Russie et même en Angleterre. La prohibition américaine de 1920 n’arrangea rien et la crise économique de 1929 apporta le coup de grâce. À leur tour, les vins de consommation courante subirent rapidement la crise. La série de crises ayant secoué la viticulture française a eu pour conséquence la mise en place progressive du système des AOC (lois de 1905, 1919, 1927 et de 1935) et la création de l’INAO (1947). Cette organisation est née d’une crise et a entraîné à terme une profonde restructuration du vignoble français (cf. infra).
La période des Trente Glorieuses n’a pas apporté de répit visible au vignoble français, qui a continué sur sa lancée de la réduction quantitative, marquée, comme nous le voyons sur le Graphique 1, par la présence d’une chute accélérée en 1979 accentuant une nouvelle période difficile jusqu’à nos jours.
En définitive, l’évolution générale des vignobles français a été différentielle. Elle a varié selon les lieux et selon les types de vins produits.
L’échelle départementale : une approche spatiale sur 200 ans affinant l’analyse générale.
À l’échelle départementale, il est possible de comparer les surfaces sur le temps long tout en maintenant une certaine cohérence aux données. Une dizaine de cartes montrent l’évolution des espaces viticoles à l’échelle départementale de 1808 à 2010.
Le 19e et le début du 20e siècle : un âge d’or de la vigne et du vin marqué par des soubresauts.
Tout au long du 19e siècle, la France viticole s’épanouit jusqu’à des latitudes septentrionales élevées, inconnues de nos jours et selon une diagonale ouest-sud-ouest/est-nord-est. La vigne est ainsi cultivée dans les départements de l’Ille-et-Vilaine, de la Mayenne, de l’Eure, de l’Oise, et en Ardenne dégageant ainsi le nord-ouest du territoire national de toute surface viticole, comme dans le Massif central. Ailleurs, les surfaces en vignes augmentent à peu près partout avec la même intensité, dans un Sud-Ouest très large (avec en particulier les départements de la Gironde, des deux Charente, de la Dordogne et du Gers), en concurrence avec le Midi méditerranéen, tandis que les départements de la vallée de la Loire rivalisent avec ceux de la vallée du Rhône et de son affluent saônois. La Lorraine, l’Alsace et la Franche-Comté apparaissent comme des marges des régions voisines au vignoble prestigieux, Champagne et Bourgogne.
L’évolution des surfaces départementales n’est pas homogène (plus de 40 % de taux de variation entre 1808 et 1870-79). Certains départements perdent des vignes entre le début et la fin du 19e siècle, en raison de l’urbanisation (région parisienne), de l’exode rural, qui a été plus précoce dans les régions de montagnes, et à cause de la révolution des transports, qui a favorisé une certaine spécialisation agricole régionale dès la seconde moitié du 19e siècle. Les départements du Midi méditerranéen ont gagné significativement des surfaces viticoles.
La crise du phylloxéra : un seuil chronologique majeur.
Cet équilibre spatial bascule avec le fléau du phylloxéra. Le phylloxera vastatrix est un insecte xylophage attaquant les vignes à la racine qui a été propagé partout dans le monde, sauf au Chili et en Arménie, par l’importation de pieds de vigne américains après avoir survécu à la traversée des océans. En France (voir Garrier 1989), le phylloxéra s’est d’abord manifesté dans le Gard et dans les Bouches-du-Rhône (entre 1863 et 1868) puis en Gironde (1869). À partir de ces points d’ancrage, l’insecte ravageur s’est disséminé de proche en proche le long des voies de communications et grâce à des vents favorables. En 1873, toute la Gironde est contaminée, la région de Cognac l’est en 1875. En 1878, la Bourgogne est touchée. C’est le tour de la Champagne entre 1888 et 1894. La période comprise entre 1880 et 1895 est celle de « l’invasion totale ». Il a fallu attendre les travaux du botaniste Planchon pour comprendre l’origine du dépérissement des pieds de vigne et mettre en œuvre une replantation des vignes à partir de porte-greffes américains résistants à l’insecte.
Les conséquences de cette maladie sont de plusieurs ordres ; « La lutte et la reconstitution ont coûté de 4 à 5 milliards de francs-or, l’équivalent de l’“énorme” indemnité de guerre imposée en 1871 par Bismarck à la France vaincue » (Garrier 1989, p. 178.). Une nouvelle géographie de la vigne apparaît. Il y a donc un avant et un après-phylloxéra. Les vignobles septentrionaux qui approvisionnaient le marché parisien, pendant que les vignes méridionales étaient touchées par la maladie dans un contexte de polyculture, ont fortement décliné, sauf en Champagne, en Côte-d’Or et en Alsace. Les vignobles méridionaux, plus tournés vers la monoculture de la vigne, ont connu un basculement de leur centre gravité au profit du Languedoc (visible sur la carte de 1870-79 et encore en 1958), où la vigne a été massivement replantée dans les bas-fonds des plaines, autorisant l’inondation pendant plusieurs semaines, ce qui permet l’éradication de l’insecte. Ainsi sont nés les « océans de vignes » du Midi. Les vignobles des Charente ont beaucoup souffert, car les porte-greffes étaient dans un premier temps très sensibles au calcaire. De même, il ne s’agit plus exactement des mêmes vignes. Le provignage est abandonné. Les nouvelles vignes greffées ont été disposées en ligne avec le système du palissage pour faciliter le passage de la charrue tirée par le cheval. Dès la fin du 19e siècle et jusqu’au début des années 1920, au retour des mobilisés de la Première Guerre mondiale, de très nombreuses vignes ont été replantées en hybrides sans porte-greffes dans les vignobles secondaires. Elles produisent en abondance des vins de consommation courante sans qualité.
Le 20e et le début du 21e siècle : la lente décrue de la viticulture française réduite à quelques départements phares.
L’évolution des surfaces viticoles des départements entre 1870-79 et 2010 montre plusieurs faits saillants. En premier lieu, la très forte régression ou la quasi-disparition des vignobles secondaires, comme dans le centre de la France (Massif central et départements septentrionaux voisins), dans le Nord-Est et dans les départements de montagnes ; le maintien significatif de vignobles dans les départements de la Gironde et des Charente, ainsi que dans le Midi méditerranéen, mais avec une nette diminution des surfaces dans le Languedoc après le succès du début du 20e siècle. Les départements des vallées de la Loire, du Rhône et de la Saône sont toujours présents, mais à un niveau souvent très réduit. La Champagne de la Marne garde toute sa place avec ses marges périphériques de l’Aisne et de l’Aube : la carte n° 4 de 2010 marque une nette augmentation de leurs surfaces de vignes en comparaison de celle de 1958.
À cet égard, la carte de 1958 est fondamentale. Elle représente en effet le creux de la vague pour certains départements, comme pour ceux de la Bourgogne et du Bordelais. L’explication principale en est le renouveau du vignoble français expliqué par Marcel Lachiver (1988) et la révolution agricole adaptée à la vigne et au vin. La révolution viticole a été marquée, entre autres, par l’apparition du tracteur enjambeur, par une utilisation accentuée de produits chimiques, par la mise en place de vignes hautes et larges et, au cours des années 1980, l’usage très répandu du clonage. Elle a eu le temps de faire son œuvre en réduisant les coûts de production. Depuis les années 1960, la baisse du nombre d’exploitations dans les vignobles de qualité est accompagnée par l’augmentation des surfaces par exploitation et une mécanisation plus intense. D’autre part, les progrès de l’œnologie démontrés dans les lycées viticoles et dans l’enseignement supérieur ont aidé les vignerons dans la réussite vinicole… Désormais, les « océans de vignes » sont en Gironde, département qui recèle, depuis 2000, les surfaces en vignes les plus importantes. C’est le triomphe du modèle bordelais (voir Legouy 2014).
À l’échelle communale : une France viticole mal connue en 1958 et 2000.
Pour comprendre encore mieux cette évolution, il est nécessaire de revenir à une échelle d’analyse plus fine, celle de la commune, rendue possible depuis le recensement du cadastre viticole de 1958. Il ne s’agit pas de la carte des parcelles de vignes, qui ne serait lisible qu’à l’échelle du 1/25 000. Mais elle offre une très bonne approche pour l’ensemble de la France, malheureusement le plus souvent ignorée.
La carte de la dynamique des espaces viticoles de 1958 à 2010 [2] est une double carte. Elle est tirée de la comparaison du cadastre viticole réalisé par l’IVCC, ancêtre de l’Onivins, et de celle issue du recensement de l’agriculture de 2010. Si on fait abstraction des couleurs, elle représente la totalité des communes viticoles en 1958, dans lesquelles des exploitations viticoles travaillent des vignes sur le territoire communal et/ou en dehors et quelle que soit la surface considérée des vignes. Cette carte est inédite et surprend à première vue. Une telle présence de la vigne était difficilement imaginable. La vigne est répartie sur plus des trois quarts des communes. Les vides sont particulièrement nets : majorité du Massif Central, Causses, Morvan, « Montagne » bourguignonne et son prolongement du plateau de Langres, montagnes (Vosges, Jura, Alpes, Pyrénées), le nord-ouest du pays où sont pourtant visibles quelques avancées de la vigne par l’intermédiaire des vallées. Les bordures septentrionales de la Champagne sont dans l’alignement des vignes de la région parisienne. La limite septentrionale de la vigne est sensiblement haute pour la France. On pressent une ancienne limite climatique et historique de la vigne avec ces avancées dans les vallées, limite qu’il faudrait appréhender à travers les archives.
De cette série, il ressort justement que les influences climatiques sont nettes. Le pourtour méditerranéen et ses prolongements occidentaux et septentrionaux, ainsi que la façade océanique ensoleillée sont des facteurs positifs. La fraîcheur du nord-ouest au contraire est rédhibitoire. Les contraintes topo-géologiques apparaissent en creux : la montagne est répulsive, mais pas ses vallées majeures par lesquelles la vigne est pourtant présente ; la vallée de la Durance, dans son tracé à l’intérieur des Alpes du Sud et ses pourtours immédiats, est par exemple très visible.
Si au contraire, on tient compte des couleurs représentatives du taux de variation entre 1958 et 2010, cette carte montre très clairement une dynamique majoritairement dégressive avec des pertes parfois totales en surface, notamment dans la partie septentrionale, dans un bon quart nord-oriental, sur les marges des montagnes et dans les Landes. Les vignobles atlantiques secondaires ont perdu entre la moitié et la totalité de leurs surfaces. Dans le midi méditerranéen, les pertes ont été d’au plus 50 % sauf dans les Alpes Maritimes et de Haute-Provence où elles ont été plus conséquentes. À l’inverse, l’évolution a été positive en certains vignobles : Champagne, Bourgogne, Beaujolais, Cognac, Bordeaux, Basses plaines du Rhône, Alsace, vallée de la Loire, plaine d’Aléria pour l’essentiel.
Il ressort de cette dynamique sur un demi-siècle une nouvelle cartographie viticole. Les vides sont élargis. Les vignobles sont davantage centrés le long des grandes vallées (Rhône, Loire, Garonne, ces deux dernières étant plus noyées dans de vastes ensembles de bas plateaux) et de leurs affluents (Lot, Dordogne, Allier, Cher, Durance…), en zones d’abri par rapport aux vents d’ouest humides correspondant à des rebords d’escarpements souvent liés à des failles et à des fronts de cuestas (Champagne, Lorraine, Alsace, Côtes de Beaune et de Nuits, Chalonnais, Mâconnais, Beaujolais…). Les vignobles méridionaux d’Aquitaine et de Midi-Pyrénées semblent complètement émiettés. D’une manière générale, cette carte dessine un processus accéléré de déviticolisation gagnant les espaces viticoles français (43 % de perte des surfaces entre 1958 et 2010), en raison de la crise économique qui secoue l’ensemble de la filière, avec une accélération depuis l’an 2000 (Legouy 2008).
Cette carte sur les vins de table se comprend mieux à la lumière de celle montrant l’évolution des vignes produisant des vins de table sur 50 ans, appelés vins de consommation courante en 1958. Cette carte est très proche de la précédente, à l’exception des vignobles de Cognac et d’Armagnac. Elle explique en grande partie l’abandon des surfaces viticoles en France entre 1958 et 2010. De fait, les déperditions ont été les plus fortes dans ce type de vignes — de l’ordre de 96 % environ. L’hémorragie a été complète sur les marges septentrionales de la culture de la vigne en France, en particulier dans le Nord-Est. Les bordures montagneuses sont également concernées par ce processus.
On est d’autant plus surpris par la progression des vignes en certains vignobles, comme c’est le cas en Cognaçais, en Armagnac, dans l’Aude, en Loire atlantique, dans le Vaucluse… Il faut y voir d’abord de faibles progressions en valeur absolue, mais fortes en valeur relative, ce qui nuance le propos. De plus, il faut sans doute comprendre la tentative de reconversion de certaines vignes servant à la production d’alcool à un moment où leurs exportations rencontraient des difficultés. Enfin, il est possible de considérer la progression de surfaces servant à un complément de production de vin de table dans un système par ailleurs produisant des vins AOC ou des vins de pays.
Quoi qu’il en soit, cette carte présente le même intérêt que la carte n° 5. Elle insiste sur l’importance des communes concernées, en 1958 (beaucoup moins en 2010), par la production des vins de table. Cette dernière carte ne laisse pas de surprendre. Elle n’est jamais donnée à voir. Comment imaginer une telle importance en 2010 ? Tous les guides de vins font l’impasse totale sur cette information. Son absence a pu laisser penser que les vignobles produisant des vins de table se résumaient au Languedoc. Mais il faut rappeler qu’en valeur absolue et relative, les surfaces dévolues à ce type de vin ont beaucoup baissé : de 55 % en 1958, elles sont passées à 5 % en 2010. Il s’agit donc d’un vignoble relictuel dont le moteur économique a disparu avec les bataillons d’agriculteurs et d’ouvriers, traditionnels consommateurs de ce type de vin et d’un marché extérieur accaparé par une concurrence à très bas coût de production. En prenant acte de cette disparition prévisible, la profession vitivinicole avait décidé, au cours des années 1970, de ne plus considérer ce secteur comme stratégique, en misant davantage sur les vins de qualité plus rentables (Hannin et al. 2010).
La dernière carte de la dynamique des vins AOC est symptomatique des vignobles d’excellence français tels qu’ils ont émergé peu à peu depuis les années 1930 jusqu’à nos jours [3]. Nous sommes en présence des noyaux d’élite rappelés par Philippe Roudié (2000), qui ont su profiter de l’appel d’air de la création des AOC pour émerger précocement. Le virage pour une viticulture de qualité est en réalité plus ancien. Il est possible de le faire remonter au 17e siècle, voire au Moyen-Âge (Pitte 2009) pour certains vignobles emblématiques. Cette carte reflète encore mieux le rôle des grandes vallées, des zones d’abri, des talus liés à des reliefs de cuestas ou d’escarpements de faille, de l’influence méditerranéenne et de la transformation de la consommation de vin, en France comme dans le reste du monde, qui n’est plus centrée sur le « vin aliment » à base de vins de consommation courante, mais sur le « vin plaisir et convivialité » fondé sur des vins de qualité.
Elle en montre la dynamique entre 1958 et 2010. Or, s’il était possible de penser a priori que les surfaces en AOC n’avaient connu qu’un mouvement de croissance, il n’en est rien. La baisse a touché plus spécialement les vignobles atlantiques (vallée de la Loire, Gironde, Dordogne), comme dans le Tarn et les Pyrénées atlantiques. Cette chute des surfaces s’explique de plusieurs manières :
– la concurrence spatiale de l’expansion urbaine et industrielle ;
– les difficultés techniques de la production en des situations de versants particulièrement raides ;
– les manques de volonté et d’encadrement des viticulteurs ;
– les difficultés économiques avec une baisse de la consommation intérieure et l’augmentation de la concurrence internationale.
Pourtant, la diminution des surfaces pouvant aller jusqu’à la totalité des superficies en jeu sur certaines communes représente peu de choses au regard des gains équivalents à une augmentation de 44 % sur 50 ans. La croissance présente plusieurs facteurs possibles :
– la progressive transformation d’appellations de vins de table (VDT) (particulièrement dans les régions méditerranéennes et dans les basses plaines du Rhône), ou de vins de pays (VDP) en vins AOC ;
– la bonification des vignobles liée à un meilleur encépagement et avec une spécialisation des entreprises en exploitations exclusivement viticoles ;
– le passage quasi intégral des vignobles autrefois en vins délimités de qualité supérieure (VDQS) en AOC à partir de 2009 ;
– enfin, la bonne maîtrise des circuits commerciaux par les vignerons et les négociants dans les vignobles à forte notoriété dont les surfaces progressent (Bourgogne, Champagne, Médoc, Châteauneuf du Pape, Alsace, Sancerre…).
Pour une transition vitivinicole.
Le vignoble français a connu sur une période de 200 ans deux cycles : l’un de croissance, puis l’autre de décroissance, dont la période charnière correspond à la crise majeure du phylloxéra du 19e siècle et à celle de la surproduction du début du 20e siècle, qui a fait basculer d’un cycle à l’autre. Mais, à regarder de près le deuxième cycle, deux dates apparaissent fondamentales : 1935 et 1958, qui marquent pour l’une la création des AOC et l’autre la première évaluation du vignoble français à l’échelle communale réalisée de manière sérieuse, basée sur la réalité des exploitations viticoles. C’est véritablement en 1958 qu’il devient possible d’évaluer le résultat de la restructuration du vignoble s’orientant vers une amélioration qualitative, effectuée au profit des « noyaux d’élite », donc de vignobles ayant un impact majeur à l’exportation et qui ont conféré depuis longtemps à la France son rôle de modèle dans le domaine de la vigne et du vin. À ce titre, les vignobles de la Champagne, de Bordeaux et de la Bourgogne sont fondamentaux. Cette réputation est ancienne. Elle a perduré malgré les diverses crises et, grâce aux mutations opérées, parfois peut-être trop lentement. Les autres vignobles ont connu, pour la plupart, un retard dans cette restructuration, ou ont conservé un rôle secondaire. Certains vignobles ont même quasi disparu. Il s’agit en l’occurrence de ces vignobles produisant des vins dont la consommation courante a périclité. Le vin d’aliment millénaire et quotidien est devenu un objet de convivialité pour les jours de fête.
En ce sens, il est possible de dire qu’il y a bien eu une transition vitivinicole en France à partir du début du 20e siècle.
La première moitié du 20e siècle en serait la première phase, marquée par le recul quantitatif des surfaces viticoles plantées en hybrides, produisant des vins de consommation courante et en cépages locaux ou plus ordinaires qui n’ont pas su plaire et s’affirmer aux yeux du consommateur. Ces cépages ont été dédaignés ou relégués par l’INAO en seconde catégorie (exemple de la « querelle » entre le pinot noir et le gamay en Bourgogne). La seconde phase est toujours marquée par un recul quantitatif des surfaces viticoles produisant des vins de consommation courante et une progression qualitative des surfaces de vignes, grâce à l’usage répandu de cépages « nobles », considérés comme des « cépages internationaux » produisant des vins fins. La période intermédiaire entre 1935 et 1950 détermine un temps fondamental de la transition entre les deux phases où les transformations sont encore lentes et surtout ralenties pendant la crise économique, la guerre et l’après-guerre en fonction également de la situation des vignobles et de la réactivité de leurs acteurs.
La transition vitivinicole a gagné de proche en proche l’ensemble des vignobles français avec un décalage dans le temps entre vignobles. Elle s’est donc effectuée selon un gradient spatial et temporel. Elle a été accompagnée par une série d’indicateurs — qui n’ont pas tous été explorés ou évoqués ici — dans les domaines techniques, juridiques, économiques, socio-démographiques et culturels et ce à plusieurs échelles.