Au centre de l’image, le méandre du fleuve se dessine en un long ruban couleur acier, de part et d’autre les pierres blondes de la ville luisent, le Pont de Pierre relie les deux rives. Ce long plan extrait de la série policière Section de Recherches (épisode 11, saison 2) présente à des millions de téléspectateurs français une magnifique traversée de l’espace urbain de la capitale d’Aquitaine.
Si l’on reprend la logique d’Alain Roger, qui dénonce le dogme pour qui, depuis deux millénaires, « l’art est, doit être une imitation parfaite ou parachevée de la nature » (Roger 2013, p. 11) à l’instar de la peinture, le cinéma re–présente et invente la nature. Comme le souligne Oscar Wilde : « De nos jours, les gens voient les brouillards non pas parce qu’il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets » (Wilde 1977, p. 308). Renoir a en quelque sorte créé le paysage de Londres, comme les impressionnistes l’ont fait avec la campagne normande.
Louis de Cormerin remarquait qu’au 19e siècle, la photographie « fera pour nous le tour du monde et nous rapportera l’univers en portefeuille sans que nous quittions notre fauteuil » (de Cormerin 1989, p. 124). Que dire donc du cinéma et des autres œuvres audiovisuelles, de toutes les images réelles, esthétisées, mentales dont la succession rapide donne l’illusion du mouvement ? Ces images participent à la construction du décor, représentant des paysages qui doivent convenir, être au service de l’intrigue au sens étymologique du mot (du latin decere). Ainsi, comme le souligne Dominique Château, ce qui prime, c’est l’efficacité narrative : « le film sélectionne du décor ce qui est filmiquement pertinent, conforme au récit dont il se nourrit » (Château 1999, p. 95) ; la réalité du lieu de tournage est brouillée, le décor participe à la fiction, l’espace présenté est une construction. Mais la fonction de ces images va bien au-delà encore : puisque le cinéma est considéré comme un art (les œuvres télévisuelles étant pour certains le 8e art), il revêt les mêmes fonctions que les arts qui l’ont précédé et concourt, comme la peinture, à l’artialisation du lieu, dans la définition que lui donne Roger qui le considère comme le processus artistique qui transforme et embellit la nature, soit directement (in situ), soit indirectement (in visu) dans le cas du cinéma.
Les films constituent un corpus d’étude pour le géographe qui les considère comme le « reflet de la société, de son rapport à l’espace, de ses imaginaires voire de ses utopies » (Géocinéma). Cet article propose une traversée du territoire bordelais, placé au cœur du l’espace aquitain à travers les films et téléfilms dont il sert de décor. Les questionnements de l’équipe du festival Géocinéma soutiendront notre réflexion : comment le cinéma nourrit-il la réflexion du géographe ? Comment la géographie alimente-t-elle la vision de l’espace et des sociétés qu’offre le cinéma ? De plus, nous tenterons, à l’initiative d’Alain Roger, de d’envisager comment le cinéma et la télévision « modèlent notre expérience perceptive » (Roger 2013, p. 16) et tendent à donner à notre insu une puissance esthétique et signifiante à des lieux.
Dans un premier temps, nous explorerons la richesse du corpus choisi afin d’en percevoir la richesse et la pertinence scientifique, puis nous nous attacherons à traverser l’espace bordelais dans une logique socio-spatiale.
Bordeaux et la région Aquitaine : des territoires traversés par le 7e art. Une tradition cinématographique ancrée dans l’histoire.
Xavier Rozan souligne, dans la revue Le Festin consacrée, en 2011, au cinéma en Aquitaine : « l’Aquitaine, qui comme toutes les régions françaises, entretient une vieille complicité avec le cinéma, se prête admirablement à ce jeu d’explorations et de transmutations qu’il permet d’en approfondir l’identité, autant que d’en éprouver la plasticité » (Rozan 2011, p. 1), conformément à une longue tradition, inscrite dans l’histoire du cinéma français.
La réflexion de Xavier Rozan illustre parfaitement notre propos introductif : le cinéma ne peut ni ne se veut réaliste. La construction sur un temps long de ce que l’on peut nommer le cinéma aquitain fait apparaître des hauts lieux qui, par la récurrence de leur représentation, deviennent des symboles qui concourent à la construction identitaire de ce territoire.
Ainsi, Bordeaux entretient, avec le 7e art, d’anciennes relations : Max Linder, né en 1883 à Saint Loubès (Gironde), inspira Charlie Chaplin ; Émile Couzinet, figure moins connue, se lance, dans les années 1930, dans la réalisation et la production de films à Royan puis, à partir de 1945, dans les studios de la Côte d’Argent, à Talence (commune limitrophe de Bordeaux surnommée, dans les années 1950, « Hollywood sur Gironde »). Ces films appartiennent au cinéma populaire. D’ailleurs, leur slogan « on rit, on ira » dessine les ambitions cinématographiques d’Émile Couzinet. Pourtant, ce dernier donnera leur chance à de futures vedettes comme Robert Lamoureux dans Le don d’Adèle (1951), ou à Jean Carmet dans Mon curé champion du régiment (1956). Certains de ces films s’inscrivent dans une tradition de « films régionaux » mettant en scène des paysages du Sud-Ouest, comme dans Gachucha, fille basque (1922) de Maurice Chaillot et dans le Mariage de Ramuntcho (1946) de Max de Vaucorbeuil, tournés au Pays basque, ou encore dans le drame régional Andorra ou Les hommes d’Airain (1941) d’Émile Couzinet, tournés sur fond de décor pyrénéen. Le succès commercial de ces films participe au rayonnement de la région en France et permet en quelque sorte la construction de l’« objet géographique Sud-Ouest », fondé à la fois sur des valeurs communes d’art de vivre, de ruralité et sur la multiplicité des ses paysages.
Mais si le cinéma est un art, il est aussi, pour l’écrivain et ministre André Malraux, une industrie (Malraux 1996) : une industrie du prototype, comme le souligne Jean-Raymond Garcia, directeur du pôle Cinéma et Audiovisuel de l’agence Écla Aquitaine [1] (Garcia 2011, p. 128), reposant sur la logique du travail industriel centrée sur la segmentation des tâches allant de la production et la réalisation du film, à la distribution et à l’exploitation en salle. Autant de tâches, autant de métiers et de retombées économiques pour les territoires concernés. En 2010, l’Aquitaine a accueilli, tous genres confondus, 81 tournages avec 865 jours de tournage, soit en moyenne, près de 7 tournages par mois [2]. Ce chiffre est en progression de 25 % par rapport à 2009. L’Aquitaine se situe au 5e rang en matière d’accueil de tournage, derrière l’Île-de-France et les régions Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Rhône-Alpes et Poitou-Charentes. Sur les six premiers mois de l’année 2010, la Mairie de Bordeaux a accueilli le tournage de 10 documentaires [3], de 13 courts-métrages, clips ou publicités, d’un long métrage et de 4 téléfilms et séries télévisées, notamment des épisodes de Famille d’accueil de Stéphane Kaminka, diffusés depuis 2001 sur France 3, ou de Section de recherches, produits et diffusés par TF1, ou le Sang dans les Vignes de France 3. Le panel des films et téléfilms tournés est particulièrement large et une liste exhaustive est difficile à dresser. Tel un inventaire à la Prévert, l’on peut citer : des comédies, comme Les Fugitifs (1986) réalisé par Francis Veber, Les 11 commandements (2003) de Michaël Youn, Nos 18 ans (2008) de Frédéric Berthe ; des comédies romantiques comme À la Folie pas du tout (2001) de Laetitia Colombani, Se souvenir des belles choses (2001) de Zabou Breitman, Vilaine (2008) de Jean-Patrick Benes ; des films historiques comme Bon voyage (2003) de Jean-Paul Rappeneau, ou le téléfilm Cartouche (2009) de Henri Helman pour France 2, et enfin, très récemment, Tu seras mon fils (2011) de Gilles Legrand.
Les tournages, acteurs de la dynamique économique régionale.
Le développement de la Filière Cinéma et Audiovisuel constitue, pour cette raison, un axe essentiel de la politique culturelle du Conseil régional qui souhaite favoriser la création artistique et la diversité culturelle, mais également le développement d’emplois directs ou induits. L’ensemble permettant d’assurer la promotion de la région. Une partie des tournages a été soutenue par le Conseil régional d’Aquitaine par le biais de l’agence Écla, qui anime la commission Aquitaine Tournages dont la vocation est de promouvoir la région, d’accueillir et d’assister les professionnels de l’image. L’agence met à disposition des producteurs de bases de données sur les professionnels de la filière (techniciens, comédiens, figurants, prestataires, structures de production, décors), des aides aux pré-repérages, du soutien logistique, et travaille en réseau avec l’agence Film France, soutenue par le Centre national de la cinématographie. À l’échelon local, la direction des Affaires culturelles de la ville de Bordeaux, ainsi que les différentes municipalités de l’agglomération interviennent en donnant les autorisations de tournage : les territoires aquitains et bordelais sont traversés de part en part par un maillage de soutien à l’activité cinématographique. Les retombées économiques globales d’un tournage (hébergement, transport, salaires des techniciens et des comédiens, location ou construction des décors, etc.) sont importantes : on estime que pour 1 euro investi par la Région Aquitaine, 5 seront dépensés localement par les productions. Les retombées en termes d’image et de notoriété régionale sont plus difficiles à évaluer, mais génèrent des flux touristiques certains.
Les deux opus de Camping (2006 et 2010) de Fabien Onteniente et Les Petits mouchoirs (2010) de Guillaume Canet ont fait connaître le bassin d’Arcachon, qui n’avait jusqu’alors accueilli que peu de tournages, exceptés La roue (1923) d’Abel Gance et La Fleur du mal (2003) de Claude Chabrol. Au Cap Ferret, la bande de copains des Petits mouchoirs débarque dans la maison (en bois et sous les pins, comme il se doit) de Max (François Cluzet), elle déguste des huîtres dans la cabane de Jean-Louis l’ostréiculteur (joué par Joël Dupuch, véritable ostréiculteur au Cap Ferret et porte-parole de la profession lors de la crise des huîtres sur le Bassin). Ces scènes renvoient au caractère people et bourgeois du tourisme de cette partie du bassin. De « l’autre côté du bassin », c’est un tourisme populaire qui est présenté dans Camping, tourné au Camping de la Dune au Pyla-sur-Mer. Entre les deux, juste un bras de mer, distance spatiale insignifiante, mais qui reflète une distance sociale marquée, solide et ancrée dans la société bordelaise d’aujourd’hui et répercutée par l’intermédiaire de ces films à la France entière… Grâce à ces deux films, on peut penser que des populations touristiques très différentes ont été sensibilisées aux attraits balnéaires de la région.
Ces films agissent comme des actions de marketing territorial (c’est pour cela d’ailleurs que la région intervient). L’Aquitaine et Bordeaux sont « à vendre » et, qui plus est, à vendre sur catalogue, comme le montre le carnet de repérage produit par Aquitaine Image Cinéma (2005). Il recense une bonne partie des rues, des places et édifices prestigieux de la ville de Bordeaux, selon des catégories préétablies, mais aussi un large panorama des paysages aquitains : le littoral, la forêt de pins, le vignoble, les bastides de l’Agenais, les châteaux du Périgord, etc. Chaque fiche du carnet présente une photo des différents lieux et un texte qui fait largement appel à l’imaginaire. Le carnet permet de juger la qualité du bâti, de l’ambiance des portions de ville choisies, des couleurs dominantes de la nature, et facilite ainsi le repérage nécessaire pour préparer les tournages. Dans ce carnet, la vie est absente, ce qui le différencie considérablement d’autres plaquettes de communication ; les planches sont en quelque sorte détachées de la réalité, elles mettent en place une esthétique abstraite qui obéit à la logique d’une séquence cinématographique. Le paysage y est présenté comme un acteur à part entière du film, dont le carnet ferait le casting. Nous sommes bien dans une logique d’artialisation in visu. Une partie de ces décors est visible en ligne sur le site de Film France (Image 4). Autant de lieux et de matières, pages vierges sur lesquelles le cinéaste va insérer sa fiction et transformer, par son regard d’artiste, le pays en paysage.
Ainsi, le cinéma participe à la création du paysage par la confrontation de deux regards paysagers, pour reprendre l’expression de Jean-Louis Tissier. Il y a tout d’abord le regard « cinématographique » du cinéaste (plutôt que la vision), car le regard renvoie au sujet, à la subjectivité d’une personne singulière, à sa culture, son érudition, ses pôles d’intérêt, ses connaissances, ses compétences, ses savoirs, sa sensibilité. Le second est le regard du spectateur qui perçoit l’œuvre et se l’approprie. Y aura-t-il entre ses deux regards divergence ? L’action se déroulera dans un décor lisse, un décor que l’on peut alors qualifier de « non paysager ». Ces regards se complèteront-ils ou seront-ils parfaitement concordants, donnant alors un supplément d’âme paysagère à l’œuvre filmée ? Dans ces deux cas, le décor donc devient acteur. Le pays, devenu par l’action de la caméra une série de paysages-décors, nourrit alors la réflexion du géographe qui peut alors proposer sa lecture des territoires filmés.
Bordeaux : la traversée du décor. Le cinéma recompose les transects urbains.
De manière générale, Bordeaux est recherchée avant tout comme décor générique d’agglomération urbaine, un espace doué d’ubiquité, au sens où ce que l’on y trouve peut se trouver partout ailleurs : un décor de ville de province, même s’il est tout à fait possible, par son architecture classique, de la substituer à Paris, illustrant ainsi la plasticité de l’espace. Dans le film Les Fugitifs (1986) de Francis Veber, sur les 27 scènes tournées en extérieur, le spectateur peut identifier avec sûreté moins de 30 % des scènes tournées sur Bordeaux. La ville est considérée comme un cadre générique de l’action et non comme un « acteur » de la fiction. Pourtant, le spectateur bordelais, en visionnant les films et téléfilms, aura le plaisir de saisir des lieux connus, reconnaissant, au gré des images, une rue ou une place familière. Mais parfois, avec un peu d’attention, il percevra que le montage brouille la logique spatiale de la ville et que le tissu urbain est recomposé afin de répondre à la logique cinématographique et à des besoins esthétiques. L’héroïne de À la Folie Pas du tout (Patricia Colombani 2001) vient de la rive droite par le Pont de Pierre alors que, dans la narration, elle arrive de l’aéroport situé lui sur la rive gauche du fleuve. Ce trajet peu direct permet au réalisateur de filmer la façade des quais, qui illustre magnifiquement l’arrivée à Bordeaux. Des lieux proposés comme décor peuvent ainsi se plier à la fantaisie du réalisateur et changer de fonction. Parfois, plusieurs bâtiments peuvent, dans la narration, n’en devenir qu’un. Ainsi, le hall de l’Université de Bordeaux 2, bâtiment d’architecture moderne, représentera le hall de l’hôpital Saint-André, bâtiment de pierre. Un commissariat pourra, selon les films, se situer dans les anciens locaux du commissariat de Bordeaux rue Castéja, dans le Hangar 14 (ancien hangar du port autonome de Bordeaux, situé sur les quais réhabilités), dans le bâtiment de la salle de spectacle l’Athénée municipal, ou dans le bâtiment de la Cité mondiale du vin (dans la série Section de Recherches).
Pour certaines fonctions plus difficilement délocalisables, les réalisateurs utilisent des lieux abritant ou pouvant abriter les fonctions urbaines traditionnelles. Ainsi, pour le tournage de la série Premiers Secours (2004 et 2006), c’est la nouvelle caserne de Bruges (commune de l’agglomération) qui a servi de décor. Le téléfilm La Blonde au Bois Dormant (2006) de Sébastien Gral a été tourné dans le tribunal de Bordeaux. Ces lieux deviennent décor, les partis pris esthétiques des réalisateurs modifient la perception du spectateur de ces édifices qui font partie du patrimoine commun. C’est notamment le cas de la gare Saint-Jean qui, par le truchement de la caméra, prend une dimension esthétique nouvelle, ce qui illustre le concept d’artilisation énoncé en introduction.
Le centre-ville sert de décor à la majorité des tournages bordelais, car les fictions se situent généralement dans des milieux aisés. L’espace périurbain est largement exploité par deux séries populaires Famille d’accueil et Section de recherches. Dans Section de recherches, les scénaristes jouent avec Bordeaux, en font un « personnage » de leur narration, utilisant tour à tour tous les aspects sociaux et spatiaux de l’agglomération et de son environnement régional (Image 2). Ainsi, l’action des épisodes se déroule aussi bien dans les quartiers pavillonnaires aisés, que sur le bassin d’Arcachon, dans les vignobles périurbains ou dans les quartiers de grands ensembles. Le parti pris du réalisateur consiste à faire des plans aériens afin de situer l’action. Cette série propose ainsi une lecture multiscalaire de l’espace : la variété des espaces permet de représenter de véritables transects du territoire urbain bordelais.
Dans Famille d’accueil, le parti pris de référencement spatial par le réalisateur dans la fiction a évolué : dans les premières saisons, les références explicites à Bordeaux et à son agglomération étaient particulièrement discrètes et seuls les téléspectateurs locaux pouvaient reconnaître le panneau de la gare de Blanquefort, commune de l’agglomération, dans le générique du DVD de la série, ou des lycées de la périphérie bordelaise (Lycée des Iris à Lormont, Sud Médoc au Taillan-Médoc). Dans les deux dernières saisons, la ville de Bordeaux apparaît de manière explicite dans la narration. Les plans du centre-ville se sont multipliés, ancrant spatialement la série. Cette évolution a un sens : l’identification de Bordeaux par le spectateur est devenue signifiante, elle apporte une valeur ajoutée à la série, qui compense la plus-value financière que constituent les tournages en centre-ville.
Ces traversées filmées de l’espace urbain bordelais recomposent le territoire, utilisent « sa plasticité » (Rosan 2011, p. 1) afin de répondre à la logique de la narration, d’optimiser et de rationaliser le tournage du point de vue économique et de répondre à la charte esthétique voulue par le réalisateur. Selon le type de fiction tournée (téléfilm, série, long métrage) et les budgets mis en œuvre, l’importance de ces critères varie.
Bordeaux, ville patrimoine…
Les cartes ci-dessous recensent les lieux du carnet de repérage pouvant accueillir les tournages, ainsi que les lieux de tournage antérieurs à 2009. Les quartiers centraux à haute valeur patrimoniale (secteur sauvegardé par André Malraux, classé en 1967 et classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2007) s’avèrent surreprésentés, ne laissant aucun doute sur les vertus photogéniques du patrimoine architectural. Comme le souligne le carnet de repérage, la couleur de la pierre, remise en valeur par la politique de rénovation récente du centre-ville.
Lorsqu’un réalisateur choisit d’ancrer son histoire dans la ville contemporaine, il use, voire abuse, des plans de ce que l’on peut nommer les « attributs urbains » de Bordeaux, ou autrement dit des bâtiments symboles de la ville. L’évocation de cette modernité est illustrée par les plans fréquents du Miroir d’eau des quais et surtout l’omniprésence du tramway, acteur à part entière de l’espace bordelais
Le Pont de Pierre est, de manière incontestable, le bâtiment symbole de Bordeaux. Il est d’ailleurs l’image d’ouverture du film Bon voyage de Jean-Paul Rappeneau (2003), et permet de situer l’action instantanément. Ce procédé avait déjà été employé par Gérard Oury dans Le Corniaud (1964), puisque la scène finale se déroule sur ce même pont. La rénovation du centre et le réaménagement des quais ont modifié la vue à partir du centre de Bordeaux, rive gauche : il existe maintenant une véritable perspective sur le fleuve, mettant en valeur le Pont de Pierre. Une fois de plus, l’esthétique cinématographique est là pour conforter et accentuer la perception que le spectateur a de l’espace urbain rénové par les Bordelais.
Suivant la même logique, la ville s’est réapproprié son fleuve, dont la présence est régulièrement intégrée à la narration, comme dans Premiers secours ou Section de recherches. Les plans filmés du fleuve sont nombreux et particulièrement travaillés du point de vue esthétique. De manière surprenante, alors que Bordeaux n’a plus d’activité portuaire visible sur ses quais urbains, devenus un espace de loisirs et de promenade, la promotion de la ville auprès des producteurs entretient cet aspect portuaire. La façade des quais, magnifique perceptive architecturale du 18e siècle, est présente dans bien des films. Elle est filmée soit en plan panoramique, soit avec une attention particulière pour la Place de la Bourse. Cet ensemble architectural se prête à des plans nocturnes particulièrement harmonieux.
La politique urbaine de rénovation, la reconnaissance du patrimoine international et la valorisation par les tournages ont ainsi agi de concert pour modifier l’image de Bordeaux.
…traversée par l’histoire.
Bordeaux, ville d’histoire, est un décor particulièrement adéquat pour des fresques historiques comme Valmont (1989) de Milos Forman ou Cousine Bette (1996), adaptation d’un roman de Balzac par Andreij Sékula (non distribué en France).
De fait, une ambiance urbaine se dégage de la ville : le carnet de repérage présente une ville classique, riche en architecture 17e et 18e siècles, où dominent les belles façades, les portails aux grillages ouvragés, les grands couvents, les jardins sereins et les intérieurs Grand Siècle.
Les planches du carnet de repérage exploitent délibérément la multiplicité des visages de la ville. Ainsi, Bordeaux joue à volonté le rôle de Montmartre — particulièrement avec la rue Saint Éloi — ou de Londres, Vienne ou Rome en exploitant comme décor l’architecture classique 18e siècle, come le Cours Xavier Arnozan.
Malgré l’omniprésence de l’architecture du 18e siècle, les rues servent de décor pour les films situés au Moyen Âge ou à la Renaissance, comme La Reine Margot (1994) de Patrick Chéreau. Dans Beaumarchais l’insolent (1996) d’Édouard Molinaro, le spectateur bordelais peut reconnaître les rues du Parlement et le quartier Saint-Pierre, l’hôtel de ville et le Grand Théâtre. Dans ce film, c’est une ville-décor qui est recherchée par le réalisateur, puisque l’action juxtapose des images anonymes de Bordeaux et des images identifiables de Versailles, niant ainsi l’existence de la ville dans la narration.
Sur des plans de Valmont (1989) de Milos Forman, la place du Parlement est reconnaissable et revit l’agitation du 18e siècle, mais le film combine des plans des quartiers Saint-Pierre, Saint-Michel et du Jardin public ; ces différents lieux, extrêmement difficiles à identifier et de styles architecturaux différents, se fondent entre eux. Le patrimoine architectural de la périphérie de la ville se prête également aux tournages. On pense en particulier au domaine viticole du Château du Taillan-Médoc. Après les séries Section de recherches, Famille d’accueil et le téléfilm Cartouche, ce château du 18e siècle a été l’un des lieux de tournage de la saga historique La maison Rocheville (France 2 été 2010), racontant la vie de deux familles bordelaises sur trois générations, de 1892 à mai 1968.
Patrimoine, histoire et rénovation urbaine constituent l’identité de l’espace bordelais, mais l’intérêt des cinéastes pour cette ville ne se limite pas à ces éléments. Bordeaux, c’est aussi une ambiance, un art de vivre, une société et un vignoble.
Bordeaux, la bourgeoise…
Les réalisateurs, équipes techniques et acteurs sont particulièrement sensibles aux charmes et à la qualité de vie lors des tournages en région bordelaise, le regretté Claude Chabrol en tête. Cet art de vivre, dans les films, est généralement associé à la représentation bourgeoise de la société bordelaise. La quiétude d’une société à l’abri des problèmes matériels renvoie à la quiétude de la lumière des pierres, parfois mise en contradiction avec la noirceur des propos et des personnages, renouant ou réactualisant ainsi la tradition mauriacienne du Nœud de vipère (1932) ou de Thérèse Desqueyoux (1927). Nul ne sait mieux que Claude Chabrol décrire la bourgeoisie, ses codes, ses territoires. La bourgeoisie bordelaise, ce sont tout d’abord des familles, voire des lignées. Dans La Fleur du mal (2003), Chabrol met en scène la famille Charpin-Vasseur avec, en chef de famille, l’acteur Bernard Le Coq, pharmacien, dont l’épouse, Nathalie Baye, brigue un mandat d’élue municipale dans une commune de la périphérie. Cette famille, autrefois liée au milieu viticole comme il se doit, dissimule de lourds secrets. De manière assez troublante, la présence, dans le générique, de Nathalie Baye renvoie à un autre de ses films : J’ai épousé une ombre (1983) de Robin Davis. Dans ce film, Patricia, l’héroïne, intégrait une famille de la bourgeoisie viticole en se faisant passer pour une autre. Mme Charpin-Vasseur, dans La Fleur du mal, est la Patricia de J’ai épousé une ombre vingt ans plus tard. Par ce clin d’œil pour cinéphiles, Claude Chabrol semble nous signifier la permanence, voire l’immobilisme de la société bordelaise.
Une famille à Bordeaux a ses codes, ses conventions, un habitus au sens bourdieusien du terme : « Il faut faire bonne figure face à l’adversité », déclare la très BCBG Anne Charpin-Vasseur dans la Fleur du mal.
La famille, c’est aussi un lieu, en l’occurrence une maison en pierre. Chez Chabrol et dans bien des séries (comme Famille d’accueil) et téléfilms, c’est une chartreuse, mais ce peut être aussi une échoppe [4] rénovée ou un appartement cossu dans un immeuble du centre. La cave à vin voutée semble être un attribut commun des maisons familiales bordelaises. Sans aller jusqu’à l’interprétation de cet espace de Gaston Bachelard, qui en fait le lieu symbole de l’inconscient (Bachelard 1957). La cave est, dans les fictions, le lieu des règlements de compte ou des conversations familiales essentielles. Leur présence souligne, de plus, l’importance du vin dans l’art de vivre des Bordelais, associé à des mets typiques : huîtres et lamproies, comme dans le film de Chabrol (2003). Il arrive aussi que le territoire familial bordelais se double d’une résidence secondaire. Pour Chabrol c’est, bien sûr, une « arcachonnaise » avec vue sur le Bassin. Le lien fonctionnel de l’agglomération bordelaise et du bassin d’Arcachon est ainsi illustré (Images 4 et 5).
L’image de Bordeaux, ville bourgeoise, est exploitée par les réalisateurs. La bourgeoisie bordelaise y apparaît comme immuable, organisée autour de ses codes, qui font écho au patrimonial prégnant de la ville. L’ensemble est « classe », de grande « qualité », ce qui constitue un argument de marketing pour attirer les activités à forte valeur ajoutée et les populations hautement qualifiées à la recherche d’un cadre de vie satisfaisant.
…traversée par des effluves de vin.
Comment achever cette traversée cinématographique de Bordeaux sans parler de ce que Roland Feredj, directeur du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux, appelle « l’inconnu de Bordeaux » (Feredj 2008, p. 64), le vin ? Le statut de Bordeaux, capitale mondiale du vin, est-il perceptible dans les films ?
Certains téléfilms ont comme argument central la vigne et le vin : des fresques historiques comme La bicyclette bleue (2000) de Thierry Binisti (d’après le roman de Régine Desforges), ou Les filles du maître de chai (1997) de François Luciani. Mais on trouve aussi l’argument du vin dans des œuvres plus actuelles, telles que la série télévisée policière de France 3 Le Sang de la vigne (Marc Rivière 2011, avec Pierre Arditi), adaptation de la série de romans policiers du même nom. Les titres des épisodes — La robe de Margaux (janvier 2012), Mission à Haut-Brion (février 2012) — sont explicites : des noms de châteaux sont évoqués dans les dialogues, autant d’éléments marketing pour l’espace viticole bordelais, qui s’ouvre à la dynamique œnotouristique. Dans ces œuvres, les travaux de la vigne et du chai sont fidèlement reproduits, permettant aux spectateurs de s’imprégner des gestes ancestraux. La tradition du travail de la vigne fait écho au patrimoine architectural et à la permanence sociale. Dans les œuvres les plus récentes, tous les acteurs de la filière viti-vinicole sont représentés — sociétés d’investissement, chefs d’exploitations, négociants, œnologues —, dressant un tableau réaliste de la société bordelaise. Il faut rappeler que 8 650 viticulteurs cultivent le vignoble de Bordeaux et que la filière représente 55 000 emplois directs et indirects en Gironde. Le récent Tu seras mon fils (Gilles Legrand 2011) illustre les tensions habitant le milieu viticole bordelais, entre tradition et modernité. Dans ce film, deux générations de viticulteurs s’affrontent, le père (Niels Arestrup), garant de la tradition viticole familiale ayant un rapport charnel à la vigne, et son fils (Lorànt Deutsch), cantonné dans des tâches commerciales malgré son diplôme d’œnologue, car, selon son père, il ne possèderait pas le « génie » du vin. Entre le père et le fils intervient le fils du maître de chai, un jeune vigneron-œnologue talentueux qui a gagné ses galons dans le vignoble californien. Ce film, malgré quelques aspects caricaturaux, est didactique. Il montre les paysages du vignoble de Saint-Émilion, classé au patrimoine immatériel de l’UNESCO depuis 1999, les dynamiques économiques du vignoble mondial, la complexité sociale du monde viticole, les subtilités de la gouvernance du territoire, et illustre la profondeur culturelle de la tradition bordelaise de la vigne et du vin.
Toutes les œuvres mentionnées dans cet article forment un tout, sans cesse complété par d’autres films qui participent à construire au jour le jour l’identité du territoire bordelais. Cette identité se constitue grâce au prisme de la fiction et des contraintes techniques du tournage, mais aussi par la perception qu’en ont les spectateurs bordelais qui, à leur tour, s’approprient le territoire mis en scène par le cinéma. Les œuvres sont considérées, par la Région Aquitaine, comme un vecteur de dynamique économique et un outil de marketing territorial. La géographe que je suis y trouve un support pour une réflexion sur un thème qui lui est cher : la construction identitaire des territoires et une réflexion sur le paysage.
Cette démarche réflexive sur le territoire à partir d’un corpus de films renouvelle une approche initiée par des géographes, notamment à partir des œuvres picturales ou littéraires du 19e et du 20e siècle, et je ne peux passer sous silence tout l’intérêt que pourrait avoir l’utilisation des 9e et 10e arts que sont la bande dessinée et le numérique dans cette même logique.
Traverser l’espace pour les géographes avant le 20e siècle se faisait à pied, dans la grande tradition des explorateurs. Aujourd’hui, l’évolution des techniques de l’information offre aux géographes d’autres outils pour traverser l’espace, constituer de nouveaux corpus et étudier le fonctionnement des territoires.