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Serendipity.

La critique saisie par les sociologies pragmatiques. Sur le geste de Dorothy E. Smith (2/2).

Partie 2. En dialogue avec Luc Boltanski.

Dorothy E. Smith.

Luc Boltanski.

Notre présentation de l’ethnographie institutionnelle, développée par Dorothy E. Smith dans le contexte nord-américain, a mis en évidence les capacités critiques d’une sociologie pragmatique informée par la phénoménologie, l’ethnométhodologie et une relecture de Marx. Ce qui démontre qu’une approche descriptive centrée sur l’action n’hypothèque en rien le déploiement d’une critique de l’organisation du monde social. Mais faut-il vraiment s’en étonner au regard des développements récents des sociologies pragmatiques francophones (Cefaï et Terzi 2012, Lemieux 2009, Trom 2007, 2012, Thévenot 2010, 2011), celle de Boltanski (2008, 2009, 2012) en particulier, qui a beaucoup retenu l’attention ? Le constat inviterait en effet plutôt à entreprendre une comparaison de la façon dont les sociologies de Smith et de Boltanski, qui présentent un certain nombre de similarités, se saisissent de la critique. Dès lors, les pages à venir proposent une lecture conjointe de ces deux auteurs. Cette mise en parallèle nous permettra, in fine, de réhabiliter la position du spectateur, avec les facultés (l’imagination et la réflexivité) qui lui sont propres. Car dans ces deux sociologies pragmatiques, le spectateur, qui se signale par un rapport spécifique à l’action, tend à être éclipsé par l’activisme de l’acteur. Et ceci alors même que, refiguré sous le visage du public, il s’avère pourtant indispensable à l’action collective qui vise à transformer le monde que nous possédons en commun.

Sur une voie parallèle : la sociologie pragmatique et critique de Luc Boltanski.

La sociologie de Luc Boltanski, en particulier le programme qu’il développe dans De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (2009), un ouvrage écrit dans la continuité de Rendre la réalité inacceptable (2008), présente sans conteste un important air de famille avec l’ethnographie institutionnelle. C’est que, en articulant sa sociologie pragmatique de la critique à une sociologie critique puisant essentiellement à la théorie de la domination proposée par Pierre Bourdieu, Luc Boltanski retrouve et se confronte à des thèmes qui sont au fondement de la sociologie smithienne. Il en va ainsi de l’action, de la situation et du corps, et plus particulièrement de l’attention renouvelée qu’il accorde aux institutions.

Les institutions, chez Smith, sont mises en tension avec l’agir des individus qui se déploie dans les actualités de la vie quotidienne, depuis une expérience corporelle, locale, située et première, c’est-à-dire non médiatisée. Chez Boltanski, l’ontologie des institutions a pour particularité de faire contrepoids à la teneur phénoménale essentiellement déliée et faiblement agrégée des interactions sociales. Car l’action, dans De la critique, manque singulièrement de l’épaisseur et de la densité que lui confèrent les modes d’être et de faire culturels institués et impersonnels qui, de Durkheim à Garfinkel, sont le propre de la « société mortelle ». C’est pourquoi, chez Boltanski, les institutions viennent dénouer « l’inquiétude » (p. 90) et « l’incertitude radicale » (p. 89) primordiales dans lesquelles sont baignés les individus plongés dans le « monde ». Un monde qui, s’il tient de la phénoménologie de Schütz son caractère évident, « taken for granted » comme le signale l’auteur, fait aussi état de « viscosité » (p. 24). Autrement dit, ce monde est singulièrement délesté des dimensions de socialité et de familiarité dont il est pourtant aussi doté quand il est partagé. Si l’agir gagne ce faisant en fluidité, en flexibilité et en indétermination, un tel allègement a des conséquences non négligeables pour les individus : la préséance de la « surprise » génère l’introduction du soupçon. Le caractère « allant de soi » du monde, vécu normalement sous le mode qui lui est intrinsèque du « non problématique », en est dès lors presque totalement perdu. C’est pourquoi le rapport au monde des individus agissant est ressaisi ici sous le mode de l’« adhésion tacite à la réalité » (Boltanski 2009, p. 84), une telle adhésion caractérisant la tonalité que prennent leurs expériences.

Aussi, la phénoménologie particulière sinon ironique — au sens goffmanien du terme — de De la critique conduit Boltanski à devoir prendre en charge un problème que l’on pourrait qualifier d’existentiel, au sens sartrien : il s’agit de résorber le hiatus entre le « monde » et la « réalité » [1]. Sises à leur intersection, les institutions jouent ici un rôle essentiel. Plus précisément, elles donnent forme à « la réalité » en fixant le « flux de la vie », en ordonnant et arraisonnant « tout ce qui arrive » (p. 93) dans le « monde », et en édictant le sens de ce qui est.

La fonction de « sécurisation sémantique » assurée par les institutions est le lieu d’une contradiction fondamentale, la « contradiction herméneutique » (p. 13), qui met en branle un double mouvement. Ce mouvement, qui est à la source de toutes les oppositions, théoriques aussi bien que politiques, tient lui-même de l’aporétique. En effet, il est tout à la fois l’opération qui maintient le degré minimal de correspondance entre « le monde » et « la réalité » indispensable à l’accord et à la coordination des activités, et celle qui ouvre une béance propre à susciter et nourrir la critique. Une critique dont la légitimité est arrimée au constat du pouvoir excessif exercé par les institutions, toujours susceptibles de faire violence aux expériences humaines, par définition plurielles, fluctuantes, polysémiques et indexées aux situations. Ce pouvoir, c’est celui qui consiste à imposer une réalité « arbitraire » (p. 72) qui ne bénéficie pas à tous, ni à tous de la même manière, qui instaure des asymétries durables, profondes et totales entre dominants et dominés, et fait preuve d’un sens potentiellement amoral de la justice, le pouvoir de déterminer les règles et la latitude quant à l’obligation de les suivre étant inégalement répartis au sein de la hiérarchie sociale.

L’oubli du jugement.

Si l’originalité indubitable du geste de Boltanski a été largement soulignée, les écueils qui grèvent sa sociologie des institutions, laquelle est présentée comme le réquisit indispensable à sa sociologie critique (p. 17), ont d’ores et déjà été bien mis en évidence. D’une part, Laurence Kaufmann (2012) a souligné avec beaucoup d’à-propos et de justesse que la conceptualisation strictement dualiste qui ponctue avec une grande régularité et une extrême rigidité De la critique a pour effet d’annihiler le déploiement de l’articulation pourtant visée entre sociologie pragmatique de la critique et sociologie critique, et pour résultat de conduire à l’adoption d’un « hyper-nominalisme de facture nietzschéenne ». La menace, le conflit et la violence pèsent en effet de tout leur poids sur la vie sociale que dépeint l’auteur, au point de susciter le malaise : sommes-nous réellement placés, en toutes circonstances et en tous lieux, en situation de guerre permanente ? D’autre part, Joan Stavo-Debauge (2011) suggère de façon convaincante que le critère d’élection de la notion de « domination », par laquelle transite le geste critique de Boltanski, est avant tout politique, et non pas épistémologique ou théorique. Il démontre par ailleurs avec minutie et précision que la violence des institutions dont s’alarme l’auteur n’a guère de raison d’être dans l’espace conceptuel qu’il s’est donné : en évacuant aussi radicalement du « monde » tout sens commun et de la communauté [2], les individus devenus incapables « d’identifier une même chose comme bien pourvu de valeur » (Stavo-Debauge, 2011) n’ont de facto plus rien à se disputer et plus de quoi entrer en désaccord.

Est pointé là, autrement dit, le solipsisme sur lequel revient Laurence Kaufmann. Ce solipsisme, qui entache le développement de l’ensemble de l’argument — la mise au placard de tout sens commun faisant en définitive place franche aux contradictions et aux antagonismes —, ne peut concevoir les individus que comme des êtres possédant des corps singuliers porteurs de points de vue particuliers et limités, incapables d’intégrer une quelconque visée générale, et encore moins de la faire émerger. C’est sans doute la raison pour laquelle ces êtres ont par ailleurs, vis-à-vis de l’émancipation dont De la critique est pourtant un précis, et c’est un bien étrange paradoxe, un rapport exclusivement intéressé. En effet, à l’heure de qualifier les opérations « inhérentes au sens de la justice », il nous est dit de façon laconique que celles-ci consistent pour chacun, et c’est là leur unique — et triste — forme de consistance, à comparer sa propre situation à celle des autres (Boltanski, 2009, p. 61). Or, on en conviendra, si la comparaison des situations individuelles, en tant qu’elle obéit à un principe de mise en équivalence, est sans doute un élément déclencheur de l’indignation, elle ne peut constituer, à l’horizon de la communauté politique, qu’un pas, sans doute le plus fruste, sur le chemin de la justice et de l’égalité. Et cela même si, comme cela semble être le cas, l’on tient à défendre une politique moniste alors que la préservation du pluralisme apparaît, à l’aune des enjeux auxquels sont confrontées les sociétés contemporaines, essentielle si ce n’est vitale. Dans tous les cas, un tel positionnement, irrémédiablement normatif, s’impose selon nous à quiconque garde « foi » dans la démocratie, ses institutions politiques et son corpus juridique, et en fait « un mode de vie personnel » et le point d’appui moral à partir duquel évaluer sa conduite et celle d’autrui (Dewey, 2002).

On l’a dit, les commentaires serrés de Stavo-Debauge et Kaufmann aboutissent à un diagnostic identique : la théorie critique sur laquelle Boltanski érige sa sociologie l’a vidée de son souffle pragmatique, voire de toute prétention pragmatiste, et expurgé la « mentalité pluraliste » qui lui est indissociablement liée. Cette lecture, en raison des problèmes qu’elle parvient à mettre en lumière, ne peut que susciter l’adhésion ; on ne saurait la réfuter. Cependant, il convient aussi de souligner que Boltanski, dans De la critique, reprend sans la désavouer une association qui se situe au cœur de sa sociologie pragmatique. Il s’agit du lien quasiment naturel et intime — au sens où l’on est conduit à penser que cette relation est nécessaire et suffisante — qu’il pose entre « dispute » et « critique », la critique semblant ne pouvoir s’élever que sur la scène du procès judiciaire et dans le milieu fortement agonistique que dessinent accords et désaccords, accusations et justifications. Ce couplage conceptuel, présent dès La dénonciation (Boltansk et al., 1984), imprègne toute la sociologie de la critique de Boltanski : il est réitéré dans « Sociologie critique et sociologie de la critique » (1990a), dans L’amour et la justice comme compétences (1990b), et dans De la justification (Boltanski et Thévenot 1991), par exemple. Or, s’il trouve des développements passionnants et fructueux, notamment dans les travaux sur l’affaire et le scandale (Boltansk et al. 2007), on peut se demander si la « dispute » est susceptible de dire le tout de la critique, et si, ramenée à cette unique forme d’expression publique, celle-ci parvient à adresser adéquatement la question politique.

Dans tous les cas, il n’est pas inutile ici de se tourner vers Paul Ricœur qui, dans Le Juste (1995), fait appel à Hannah Arendt (1991) et à sa brillante étude de la Critique de la faculté de juger de Kant. Paul Ricœur y fait remarquer que la question politique, celle de la citoyenneté en particulier, ne peut être entièrement rabattue sur le judiciaire. Selon lui en effet, le jugement, en tant qu’il est un acte, « n’est pas enfermé dans l’enceinte des tribunaux » (Ricœur, 1995, p. 25), et doit être appréhendé au niveau de « la zone moyenne où [il] se forme » (ibid.), soit en tant qu’il participe de « la rhétorique » entendue comme doctrine des raisonnements, de « l’herméneutique » qui allie compréhension et explication, et de « la poétique » qui fait appel à l’invention et à l’imagination. Car le jugement, qu’il soit le « jugement réfléchissant » de Kant (Arendt 1991, Ricœur 1995) ou le « jugement de pratique » de John Dewey (1993), implique des opérations de réflexion, d’imagination, d’inférence, d’observation, d’évaluation et d’appréciation. Il présuppose par ailleurs l’appartenance à un monde commun — ce que Kant nomme la sociabilité — et résulte d’un processus d’enquête. Aussi, par extension, l’on peut dire du jugement qu’il est politique quand il vient qualifier les activités que mène le public, quand celui-ci est amené à se former une opinion sur les affaires publiques (Dewey, 2010a).

En conséquence, nous serions enclins à nuancer quelque peu le constat selon lequel la sociologie critique de Boltanski s’est fondée en fossoyeur de sa sociologie pragmatique, et à faire plutôt l’hypothèse suivante : la logique dualiste, antagonique et polémique de « la dispute » propre à sa sociologie pragmatique innerve sa sociologie critique et le conduit à penser la question politique au moyen d’un formalisme judiciaire qui réduit la question de la « publicité » (Arendt 1958, Habermas 1992) à l’exercice codifié de la parole au sein de l’arène du tribunal. Autrement dit, alors que la très grande clairvoyance de « la sociologie de la critique a [été d’entreprendre] de redécrire le monde social comme la scène d’un procès, au cours duquel des acteurs, en situation d’incertitude, procèdent à des enquêtes, consignes leurs interprétations de ce qui se passe dans des rapports, établissent des qualifications et se soumettent à des épreuves » (Boltanski, 2009, p. 48), son profond aveuglement fut sans doute d’avoir oublié que cette modalité de description du monde social faisait fond sur une métaphore, celle-ci ne pouvant dès lors prétendre ni à l’exhaustivité ni à l’épuisement de la réalité, et ne devant surtout pas être confondue avec l’objet qu’elle cherche à décrire. Faute de quoi, elle perdrait de son caractère métaphorique pour finir par tenir lieu de la réalité [3].

En regard de cette hypothèse, la confrontation entre les sociologies des institutions de Smith et de Boltanski fait apparaître deux modèles bien différents de la critique, de l’émancipation sociale et du rôle civique que peut y endosser la description sociologique. On l’a vu, dans le cas de L’ethnographie institutionnelle, il s’agit, au moyen de la cartographie, de rendre le monde observable pour les gens. Rendre observable, ici, revient à rendre public, et donc à offrir à tous la possibilité du jugement. Un jugement susceptible dès lors de s’exercer, notamment dans sa composante morale, et en vertu des valeurs telles que le juste, le bon, le beau et le vrai à l’endroit de ce qui nous tient et à quoi nous tenons (Dewey, 2011), et ce dans le but de l’examiner et de remédier aux défaillances et manquements identifiés, en toute intelligence et à l’assentiment général. Dans le cas de De la critique, il s’agit, dans un premier temps, de montrer que la réalité est inacceptable pour donner les moyens à certains, dans un deuxième temps, de la rendre acceptable par la voie de la lutte sociale et de l’imposition de nouvelles normes, selon les logiques par définition injustes de la loi du plus fort et égoïstes de la conformation à l’intérêt particulier, qu’il soit celui d’un individu ou d’un groupe social [4]. C’est en tout cas ainsi que l’on peut comprendre ce mot d’ordre de Boltanski (2008), « rendre la réalité inacceptable », par le truchement duquel la « réalité » est donnée à voir et à entendre comme un objet public passible d’accords et de désaccords, de condamnations et de justifications.

La place qu’occupe, dans ces deux modèles, le sociologue qui observe le monde, est bien différente. On y reviendra plus bas, pour le discuter plus en détail, mais l’on a déjà vu que le point d’observation de Smith se loge dans l’ébranlement expérientiel qu’elle éprouve dans le fait d’habiter une position clivée, celle de femme et de sociologue, un trouble qui est redevable à un ancrage qui la situe d’emblée à l’intérieur du monde. À l’opposé, ce qui caractérise la critique de Boltanski, c’est le fait qu’elle s’affirme sur une position de pure extériorité. Pour poursuivre notre mise en perspective, voyons donc comment celle-ci s’aménage.

Une critique de pure extériorité.

Boltanski, à l’instar de Smith, situe la portée scientifique et critique de la sociologie dans sa capacité à établir des descriptions « en grand angle » du monde social. Et plus particulièrement dans la possibilité qu’elle se donne de rassembler en un seul lieu une pluralité d’éléments dispersés et disparates, ce qui lui ouvre alors le champ et le temps nécessaires pour procéder à des recoupements, des vérifications, des mises en perspective et des interprétations raisonnées. C’est là en effet le repli épistémologique que se réserve la sociologie de la critique, après avoir montré que l’avantage épistémique que confère au sociologue le « paradigme de l’illusion » était insensé. Ainsi, depuis « Sociologie critique et sociologie de la critique », Boltanski n’a cessé d’affirmer, avec raison, que le laboratoire — avec les savoir-faire, les méthodes et les ressources en formalisation, abstraction et théorisation qu’il renferme — demeurait l’instrument indispensable du chercheur, et que toute asymétrie entre le sociologue et l’acteur social ne devait pas être abolie :

Mais, nous l’avons dit, il [le sociologue de la critique] n’abandonne pas pour autant l’appui du laboratoire et ne supprime pas l’asymétrie entre sa position et celle de l’acteur et cela, essentiellement, pour deux raisons. D’une part, en tant que professionnel extérieur à l’affaire, ayant à sa disposition des ressources plus importantes que chacun des acteurs pris séparément et disposant de temps, puisqu’il n’est pas soumis à l’urgence de juger, c’est-à-dire de conclure, il peut accumuler un ensemble de rapports qu’aucun des acteurs pris en particulier n’est en mesure de constituer même si chacun d’entre eux peut avoir eu connaissance de rapports (par exemple téléphoniques) auquel le sociologue n’aura jamais accès. Il peut surtout les confronter dans un même espace, ce que les acteurs ne peuvent pas faire. Le procès qu’il met en scène est donc par là un procès imaginaire qui n’a aucune chance de se réaliser, de façon identique, dans la réalité. […] D’autre part, les énoncés qui figurent dans les comptes rendus des acteurs sont souvent rapides et laconiques. Il ne peut les traiter sans les clarifier. S’il renonce bien à opposer aux interprétations des acteurs une interprétation plus forte, de son cru, le sociologue de la critique ne peut faire l’économie d’une analyse visant à expliciter et à clarifier les propos des acteurs, c’est-à-dire à voir dans quelle mesure ils peuvent supporter la relation à des éléments plus stables. (Boltanski, 1990a, p. 132)

L’asymétrie que maintient Boltanski est donc celle qui marque l’écart séparant la position de celui qui observe le monde comme sociologue de la position de celui qui s’y meut comme agent. Elle est saisie dans les termes dichotomiques d’une paire conceptuelle en particulier, celle qui met en vis-à-vis l’extérieur à l’intérieur. En effet, la capacité à faire science repose, dans cette sociologie, sur l’aménagement d’une place en dehors du monde, une place que le laboratoire vient à la fois adéquatement équiper et contenir, dans la mesure où ce qui est recherché est un surcroît d’extériorité :

Sur quoi repose cette capacité ? Sur la possession d’un savoir-faire spécifique, d’une méthode, adossée à une science, et aussi, indissociablement, sur une position d’extériorité qui permet de se dégager des intérêts en lutte pour les considérer du dehors et les décrire. Ce lieu extérieur instrumenté par une méthode n’est autre que le laboratoire. C’est parce qu’il dispose d’un laboratoire que le sociologue peut intervenir dans les luttes sans s’y laisser absorber. Hors du laboratoire, il est un acteur comme les autres. (Boltanski, 1990a, p. 125)

Car tendre vers un surplus d’intériorité, celle que revendique le chercheur qui afficherait dans l’enquête son implication de membre, celui du groupe social dont il fait partie par exemple, reviendrait à dévoyer l’enquête. Cela ne ferait que reconduire le point de vue de l’acteur social, et transformer un digne « souci d’engagement éthique » (Boltanski, 1990a, p. 131) en un « impératif méthodologique » (ibid.) peu heuristique, et surtout pris à même les raisonnements, les explications et les herméneutiques ordinaires. Aussi, le dualisme sur lequel s’arcboute, ici, la description sociologique, opère un double mouvement. Elle met en stricte opposition non seulement l’intérieur et l’extérieur, mais distribue également terme à terme les positions où se tiennent l’acteur social et le sociologue. Par ailleurs, ce dualisme est princeps : c’est à partir de cette opposition que vont être déclinées et précisées des extériorités supplémentaires, l’« extériorité de rang plus élevé » (Boltanski, 1990a, p. 131) par exemple, mais aussi l’« extériorité simple » (Boltanski, 2009, p. 23) et l’« extériorité complexe » (ibid.), qui sont toutes deux plus particulièrement développées dans De la critique.

Dans l’ouvrage, ces deux notions viennent désigner deux positions d’extériorité qui s’emboîtent l’une dans l’autre, à la manière d’une poupée russe. « L’extériorité complexe », qui est l’apanage de la sociologie critique, se tient face à la réalité qu’elle parvient à ressaisir grâce aux méthodes de la statistique en particulier, dans une description en surplomb qui tient de la cartographie, de la métrologie et de la morphologie. Elle vient se superposer sur « l’extériorité simple », d’où est produite la description de la sociologie pragmatique, qui opère quant à elle au ras des activités et des situations. Aussi, la position d’« extériorité complexe » s’ancre dans une distance dédoublée, qui procure des gains supérieurs de connaissance : elle a la capacité de proposer un tableau global et non fragmenté de la réalité, grâce aux technologies scientifiques de totalisation sur lesquelles elle s’appuie [5]. En l’espèce, elle est un « point de vue situé à l’écart de la réalité » (pp. 72-73) qui ouvre la voie à une critique radicale. En effet, la mise à distance de la réalité peut d’autant mieux s’opérer que sa représentation se rend disponible à un mouvement drastique de « relativisation » (p. 79). De son côté, la position d’« extériorité simple » occupée par le sociologue du monde social en train de se faire, par l’effet de la trop grande proximité où il se tient vis-à-vis des personnes qu’il observe, tend à donner une vision partielle, voire forclose de la réalité. Et pourtant, la critique qu’elle porte est directement reliée aux activités qu’elle décrit. Elle consiste en effet à « tirer parti du point de vue des acteurs, c’est-à-dire à prendre appui sur leur sens moral et, particulièrement, sur leur sens ordinaire de la justice » (p. 56). Si le prélèvement de cette normativité naturelle donne toute sa force à cette critique, celle-ci court très vite le risque d’être émoussée en raison du « sens de la réalité » (p. 58) que manifestent les gens. En effet, ce dont ils veillent et s’attachent surtout, c’est à ne pas demander « l’impossible » (p. 58).

La position d’« extériorité » s’affirme donc, chez Boltanski, comme le lieu privilégié aussi bien de la description sociologique que de la critique. L’une et l’autre nécessitent une perspective « du dehors », se font écho et, plus encore, se tiennent ensemble, la force de l’une faisant la force de l’autre, et inversement. Or, nous avons vu avec Smith qu’il pouvait en être tout autrement. Comment comprendre ce paradoxe ? À vrai dire, la solution à ce problème se trouve chez Boltanski lui-même, plus précisément dans l’exemple qu’il donne pour illustrer ce qu’est, fondamentalement, la critique. Lisons donc cet extrait tiré de « Sociologie critique et sociologie de la critique », tout en ayant à l’esprit que la scène restituée par l’auteur pourrait bien être aussi celle du tableau d’un peintre réaliste :

Critiquer, c’est se désengager de l’action pour accéder à une position externe d’où l’action pourra être considérée d’un autre point de vue, à la façon de ces personnes qui, dans une fête où tout le monde se laisse aller à boire et à danser, demeurent au fond de la salle, sans se mêler à la gaieté ambiante, regardent et n’en pensent pas moins. (Boltanski, 1990a, p. 131)

L’énoncé est très suggestif, l’on pourrait même dire saisissant. Cependant, commençons par remarquer qu’il ne décrit pas l’acte de critiquer, mais bien celui de regarder. Nous avons là en effet une très belle définition de la perspective englobante et désintéressée du spectateur détaché des scènes d’action, qui vient faire contrepoint à la perspective partielle de l’acteur engagé dans l’action (Arendt, 1991). Examinons maintenant plus précisément la scène. Celle-ci montre une réunion de personnes au sein de laquelle certains individus, au premier plan, sont engagés dans des activités typiques du cours d’action « faire la fête », à savoir boire et danser. Le caractère festif de ces activités est reconnaissable depuis trois points de vue différents. Il est reconnaissable pour (a) les personnages du tableau qui sont engagés dans la fête ; (b) pour les personnages qui, en arrière-plan, les observent d’un air distant ; et, (c), enfin, pour les membres du public de ce petit musée de province qui contemplent le fameux tableau exposé pour la première fois, à la grande très joie des amateurs du peintre. Notons que les membres du public se situent bel et bien à l’extérieur du tableau, tandis que les personnages à l’arrière-plan qui boudent la fête sont à l’intérieur ; toutefois, l’ensemble de ces individus, dans chacun des deux cas, occupe une position de spectateur. Imaginons maintenant que l’alcool coule à flot — le réalisme du tableau est tel que beaucoup parmi les visiteurs du musée seront appelés à faire cette expérience de pensée. L’ambiance dégénère, les esprits s’échauffent, et les pas de danse se transforment en coups de poing affutés et en lancer de jambes intempestif. Une rixe se prépare, qui verra les participants à la fête se battre violemment, certaines des personnes restées à l’écart jusqu’ici allant même se mêler à la bagarre, au plaisir retrouvé de prendre part à une activité plus excitante. Le cadre de la situation a alors profondément changé, altérant la définition première de la scène — de « fête », elle est devenue « rixe » —, et organisant d’autres expériences — celles de la colère de l’acteur et de l’effroi du spectateur, par exemple (Goffman, 1991). Néanmoins, la compréhension de la situation a été préservée, aussi bien pour les personnes qui composent le tableau que pour celles qui le contemplent.

Que retenir de cette brève mise en scène d’un phénomène au fond très anodin ? La prendre au sérieux revient à faire droit, en premier lieu, à l’imagination et à la réflexion, l’esprit des individus n’étant pas d’emblée colonisé par « la réalité ». Cela revient à dire, en deuxième lieu, que le cadre des situations est saisissable « de l’intérieur » et qu’il ne se confond pas avec « la réalité », même « depuis une perspective intérieure », contrairement à ce qu’avance De la critique (Boltanski, 2009, p. 23) [6]. C’est proposer également, en troisième lieu, que l’asymétrie entre savoir sociologique et connaissance ordinaire gagne à être repensée en termes d’épochè, les positions d’« acteur » et de « spectateur » se distribuant aussi bien au niveau du sociologue qu’au niveau des personnes dont il observe les activités (Schütz 1945, 2003) [7]. C’est voir, aussi, que l’espace que dessinent ensemble le tableau et les personnes qui le regardent est un espace public où apparaît un monde qui est commun à tous les participants, quelque que soit la position occupée par ceux-ci (acteur versus spectateur), et la distance qui les sépare de la scène représentée dans le tableau (Arendt, 1983, 1991). C’est entrevoir, enfin, la possibilité du jugement. Un jugement qui, selon la perspective que le spectateur adopte sur la scène, pourra prendre la forme tant de la description sociologique que celle du jugement esthétique ou encore critique (Dewey, 2010b, 2011). Il se trouvera bien en effet quelques personnes qui, engagées dans un processus de réflexivité, évalueront l’œuvre d’art en regard du bien commun : faut-il vraiment continuer à exposer ce tableau, alors même qu’il est susceptible de perturber durablement les âmes parmi les plus sensibles ?

Critique d’une critique : l’ethnographie institutionnelle comme représentation.

Ces remarques adressées à la sociologie de Boltanski, à partir d’une phénoménologie articulant le point de vue de l’acteur à celui du spectateur, permettent de faire retour sur l’ethnographie institutionnelle, afin d’en dénouer quelques nœuds problématiques. Le principal concerne le rôle du langage dans la sociologie de l’action développée par Smith. Plus précisément, le primat phénoménologique conféré à l’expérience corporelle et à l’ancrage local, en regard des médiations désincarnées, risque de se muer en une opposition par trop réductrice du rapport entre corps et discours. Au sein de cette opposition, on l’a vu, les médiations ont tendance à jouer un rôle de coordination d’emblée aliénant. Or, un tel antagonisme est proprement intenable au regard du projet scientifique et émancipateur que se donne l’ethnographie institutionnelle. Plus précisément, il pourrait entrer en contradiction avec la façon renouvelée dont celle-ci propose d’articuler les concepts des sciences sociales avec la praxis des agents, une proposition qui se répercute directement sur la restitution que cette sociologie se voit dès lors en mesure d’opérer vis-à-vis des personnes, sans les déposséder de leur agentivité, mais bien en l’augmentant.

Le rôle de médiation du discours dans la praxis.

Prenant partiellement la mesure de cette aporie, Smith est revenue sur sa conception du women’s standpoint. Ce geste, le dernier, vise à ressaisir l’articulation entre expérience corporelle et médiations translocales, de sorte à conférer aux médiations un rôle plus positif que celui qui avait caractérisé sa sociologie jusqu’alors. En cela, il contient un profond réaménagement, qui résulte pour une grande part de sa confrontation avec les critiques que les auteurs poststructuralistes ou postmodernes (Judith Butler, Nancy Fraser, Slavoj Žižek, etc.) adressent à la notion de vérité. À première vue, ces approches effectuent un mouvement similaire à celui de la sociologie smithienne. En effet, elles mettent en cause l’idée d’un sujet universel capable d’énoncer ce qu’il en est de la réalité depuis une position de complète extériorité — le point de vue divin. Et l’épistémologie de Smith, rappelons-le, a consisté à substituer à cette perspective extra-mondaine le point de vue des agents, jouant les femmes contre dieu. Cependant, le poststructuralisme ou le post-modernisme court le risque, en procédant à la déchéance de toute position de surplomb sur la réalité, de manquer « le monde ». Dans leur descente en relativité, ces approches ont hypertrophié le rôle du « langage » ou du  « discours », ce qui les a conduit à traiter les entités discursives comme des entités possédant une agentivité propre. Et donc à appréhender les concepts, en tant qu’ils sont des sujets de discours, comme des sujets agissant, et ce au détriment des personnes et de leur praxis, qui sont pourtant bel et bien les sujets du discours. Dans l’opération postmoderne de relativisation d’un point de vue non situé sur le monde — énoncé de « nulle part » —, c’est donc bien la relation pourtant interne entre discours et action ou, faudrait-il dire plutôt, l’appréhension du discours comme action, qui s’en trouvent perdue. Le discours s’autonomise entièrement, alors que s’aliènent les agents.

Afin de retrouver la relation interne entre discours et action, Smith prend appui sur les approches pragmatiste et marxienne du langage de George Herbert Mead (2006), Mikhaïl Bakthin (2002) et Valentin Volosinov (2010). Elle les combine, avec le souci cette fois-ci non plus d’opposer le corps au discours, mais bien de les articuler. Au passage, elle propose une sémiotique posant la continuité entre notre être incarné et les formes de symbolisation auxquelles nous recourons pour communiquer, que ce soit en présence ou à distance, le langage jouant un rôle éminent dans les activités de désignation, d’échange et d’interprétation. Dans une analyse qui rejoint les conceptions aristotéliciennes de l’être humain comme « animal politique » [politikon zoon] « doué de parole » [logon ekhon] [8], la sociologue avance : « Les pratiques relevant d’un niveau d’organisation neuromusculaire, et articulées socialement au travers de l’ordre symbolique [tel que décrit par Mead] établissent, parmi les membres de cette espèce [humaine], le fondement physiologique quant à la possibilité même de connaître en commun des objets sociaux » (Smith, 1999, p. 118) [9].

Comment, dès lors, sortir de l’impasse postmoderne ? La proposition de Smith consiste à poser que la question de la vérité ne peut être résolue en recourant à la conscience du sujet individuel. Il s’agit bien plutôt de l’ancrer au sein des « séquences dialogiques d’action dans lesquelles la coordination des consciences divergentes est médiatisée [c’est nous qui soulignons] par un monde qu’il est possible de découvrir en commun » (p. 127) [10]. Précisons, toutefois, que cette médiation peut s’exercer aussi bien dans la relation de face-à-face, soit dans la coexistence des corps, que dans la relation à distance, soit dans la coprésence imaginée. « Que [les personnes] soient présentes ou non, les unes aux autres » (p. 127) [11] est en effet indifférent à son bon fonctionnement. En conséquence, Smith révise une composante importante de sa sociologie : il ne s’agit plus de poser une contradiction première entre expérience corporelle et médiation symbolique. En revanche, il s’agit d’envisager cette contradiction comme la perversion d’un rapport initial qui articule expérience corporelle et médiation symbolique. Cette articulation est un donné anthropologique : elle fonde et constitue la capacité humaine à agir et à se coordonner tant en présence qu’à distance. Aussi, le pervertissement surgit, quand pervertissement il y a, dès lors que le lien entre les diverses strates de l’agir, le travail des corps et les pratiques discursives en particulier, entrent en conflit sous un mode qui produit de l’assujettissement.

Le double sujet du discours sociologique.

Ayant réaménagé sa sociologie, Smith montre que les médiations ne sont pas intrinsèquement aliénantes. Au contraire, les envisager sur le mode de la seule aliénation reviendrait à s’empêcher de penser l’action à distance, et abolir toute possibilité de peser sur elle pour en infléchir le cours. Avec Boltanski, on a vu que la description sociologique, en tant qu’elle est un dispositif de représentation, faisait elle-même la médiation entre le chercheur et les personnes qu’il étudie d’une part, l’action sociale et sa critique d’autre part [12]. Il nous reste alors encore, pour conclure, à montrer en quoi l’ethnographie institutionnelle est simultanément une forme de factualisation du monde social qui propose une représentation réaliste des activités humaines, et une médiation non aliénante.

In fine, le point de vue chez Smith traduit une position discursive, soit une médiation, qui relève de l’enquête scientifique et ne renonce pas à la vérité, à l’objectivité et à la raison. À cet égard, l’expérience sociale sur laquelle est ancré de prime abord le discours sociologique — l’expérience spécifique qui se traduit dans une catégorie d’appartenance au monde social, la catégorie « femme » en l’occurrence — se donne comme une garantie d’universalité. En effet, chaque individu appréhende le monde à travers l’expérience qu’il éprouve en tant qu’il est une subjectivité organisée par des relations sociales (« femme », « mère », mais aussi « pilote de chasse dans l’armée américaine », « secrétaire », « doyen », « étudiant », par exemple). Cependant, si l’expérience d’être femme ou mère, ainsi que la catégorie discursive qui en rend compte, n’est pas forcément accessible à tous, le « je » à partir duquel est relaté ce vécu est disponible à chacun, et donc partageable [13]. Ce qui fonde une possibilité d’identification, de mise en équivalence et de symétrie. En conséquence, le « je » de Smith en tant que sociologue, irrémédiablement ramené à la catégorie à partir de laquelle il expérimente le monde, — comme tout individu situé dans les relations sociales — est de facto dépossédé de la faculté à occuper quelque position de surplomb que ce soit par rapport aux personnes dont il observe les activités.

Sous cet aspect, la position discursive ancrée dans le point de vue, en tant qu’elle est le lieu de l’énonciation de la connaissance sociologique, a pour particularité d’opérer un dédoublement au niveau du sujet du savoir. Plus précisément, au sein de ce lieu, le sujet du discours savant s’articule continûment en un double « je », à savoir le « je » du sujet « sociologue » et le « je » du sujet « femme ». Mais ce « je » est médiatisé par un troisième niveau, celui de l’énoncé sociologique. C’est pourquoi, bien que dédoublé, un tel sujet peut résister à l’écartèlement, qui rendrait impossible tout discours cohérent sur le monde. En effet, son unité est assurée par le nom propre qui subsume ces deux « je » et les fusionne en la personne de l’auteure « Dorothy E. Smith ». C’est pourquoi « le point de vue des femmes », tel qu’il est mis en œuvre par Smith, est fort d’une perspective d’où observer à nouveaux frais les activités humaines, et constituer un savoir objectif sur ce que nous appelons « la société ».

Précisons-le, le « je » qui se situe sur cette scène primitive d’énonciation n’est pas hors du monde, ni même à « la limite du monde » (Ricœur, 1990, p. 67). En effet, l’expérience qu’il désigne est d’ores et déjà médiatisée par des catégories qui font sens dans le monde. Par conséquent, la paire catégorielle initiale (sociologue/femme) qui constitue cette scène inaugurale est d’ores et déjà une façon singulière de se rapporter au monde, à savoir une perspective que l’on peut qualifier comme étant le point de vue de Dorothy E. Smith. Ici, toutefois, la perspective ne conduit pas pour autant au particularisme. La catégorie « sociologue » est, par définition, la catégorie occupée par une personne qui se fait le spectateur du monde, ou, tout du moins, qui n’y est pas pris à la façon de l’acteur. Cette forme de participation, en tant qu’elle installe un rapport désengagé vis-à-vis des activités humaines, est précisément la position qui quête la possibilité de regarder le monde depuis un point de vue non partiel et non partial, et ce en vue de le décrire. En l’occurrence, et en raison même du fait qu’elle manifeste une forme d’extériorité, elle est « le mobile immuable » (Latour, 1995) le long duquel vont se relier et s’articuler la pluralité des activités qui ont lieu dans le monde. Plus précisément, elle permet à la personne concrète, Dorothy E. Smith d’établir une continuité entre le « je » qui expérimente une contradiction interne proprement mondaine (le sujet « Smith » qui est une sociologue et une femme), le « je » du spectateur qui regarde et constate cette contradiction depuis l’extérieur (le sujet « Smith » qui est purement sociologue), et le « je » du lecteur qui est invité à regarder le monde que l’auteure, Dorothy E. Smith, redéploie sous ses yeux (le sujet auquel l’énoncé sociologique est adressé) [14]. Mais ce lecteur est adressé de façon bien particulière par cette parole publique. Au sein du dispositif énonciatif qu’agence ce discours sociologique au double sujet, le lecteur est en effet invité à occuper la place du spectateur qui regarde le monde.

En prenant connaissance de la sociologie de « Dorothy E. Smith », nous ne sommes donc pas invités à adopter un point de vue particulier et à accéder à un savoir situé ; au contraire, nous sommes conduits à produire l’objectivité du savoir produit depuis un point de vue situé en réalisant la représentation de la réalité que dessine la cartographie. C’est pourquoi il est possible de dire que le women’s standpoint fournit à Smith un point de vue inégalé sur le monde, en cela qu’il réunit tout à la fois une position d’intériorité et une position d’extériorité [15]. Soulignons-le, cette double position, au niveau de l’énonciation, pourrait courir le risque de l’enfermement dans la contradiction. Celui-ci est pourtant évité, ou plutôt déjoué, au moment de la réception. À ce point de dénouement en effet, qui est aussi un point de contact, l’opposition entre acteur versus spectateur des réalités humaines tenue par l’énonciation est redistribuée sur les catégories de l’énonciateur versus du destinataire du texte sociologique.

Le public retrouvé.

Notons, toutefois, que cette façon de résoudre la contradiction instancie et pérennise, au niveau des positions énonciatives et des « dispositifs d’action » (Widmer, 2010) qui leur sont liés, un système de relations caractérisé par la dualité (acteur versus spectateur). Pour le dire autrement, la parole publique de Dorothy E. Smith instaure une relation du pure interlocution, au sein de laquelle le « je » de l’énonciateur s’adresse à un destinataire qui est exclusivement convié à occuper la place du « tu [16] ». Dans ce sens, l’on peut dire de la sociologie pragmatique de Smith qu’elle réalise parfaitement la linguistique d’Émile Benveniste (1967, chap. XX en particulier), pour qui le « il » est une « non-personne ».

On l’a vu, l’acteur et le spectateur, que ce dernier soit le sociologue ou le sociétaire qui participe à la fête en la boudant et en regardant ses semblables boire et danser, se rapportent différemment à l’action. Alors que la modalité de ce rapport à l’action est, pour le premier, celle de l’engagement [17], le second s’y rapporte sous le mode du désengagement. Néanmoins, l’acteur comme le spectateur se situent, vis-à-vis de l’action, dans une perspective endogène. En d’autres termes, tous deux entretiennent avec l’action une relation interne à celle-ci. C’est pourquoi l’on trouvera dans la sociologie de Smith un curieux oubli. Cet oubli, c’est celui de la question du public [18]. L’ethnographie institutionnelle a pensé jusqu’à ses plus extrêmes limites la question de la praxis de l’acteur, recourant pour se faire aussi bien à la phénoménologie, à l’ethnométhodologie, au pragmatisme qu’au marxisme. Cette centration sur l’acteur a néanmoins son revers, la disparition du public et de sa contemplation [theoria] du spectacle du monde, comme mode de sa praxis et de son expérience. Car la position du public est précisément celle qui développe, sur le cours d’action qui réunit l’acteur et le spectateur, une perspective externe et désengagée, voire englobante [19]. Mais cette disparition n’obère en rien la pertinence de ce programme qui contient, en germes, tous les éléments essentiels à sa réapparition. En effet, en tant qu’elle est une médiation non aliénante, et qui vise à donner du monde une représentation réaliste, l’ethnographie institutionnelle ouvre la possibilité d’un « entre-deux » (Arendt, 1958, p. 92) depuis lequel le sociétaire peut, avec d’autres, exercer ses capacités de jugement, évaluer les conséquences des actions dont il est l’agent ou le patient. Et faire émerger, dans cette enquête ordinaire sur les conditions du vivre ensemble de la communauté politique à laquelle il appartient, une critique publique qui s’érige sous les auspices de la justice.

En ressaisissant son propre geste, Dorothy E. Smith a déplacé sa perspective sur le rapport qui lie action et discours. Par là, elle rend possible la prise en compte du rôle potentiellement émancipateur des médiations, dont fait partie l’enquête sociologique et sa publicisation. Aussi, pour greffer sur le geste sociologique de Smith une critique qui puise au cœur des expériences humaines, telles qu’elles sont vécues dans les actualités de la vie quotidienne, il suffit de prendre assise sur les philosophies qui ont pensé le public, et envisager ce dernier dans sa double déclinaison. À savoir, d’un côté, le public comme espace de publicité où se donne à voir et prend forme un monde commun (Arendt, 1958) et, de l’autre côté, le public comme collectif d’enquêteurs qui cherche, à distance, à peser sur l’action et ses conséquences. Et, ainsi, à rendre la réalité plus conforme au souhaitable et au désirable (Dewey, 2010a).

Abstract

Ce papier a pour ambition de discuter L’ethnographie institutionnelle développée par Dorothy E. Smith dans le contexte nord-américain. Dans un premier temps (partie 1), il procède à une présentation de cette sociologie pragmatique, en particulier de sa portée critique, en mettant en évidence ses trois sources principales d’inspiration : la phénoménologie, l’ethnométhodologie et la philosophie sociale de Karl Marx. Dans un deuxième temps (partie 2), l’article fait résonner la sociologie de Smith avec la sociologie pragmatique de Luc Boltanski, avec laquelle elle présente un certain nombre de similarités. Cette mise en parallèle a pour heuristique de faire apparaître une question délaissée par ces deux sociologies, celle du public, pourtant essentielle à la compréhension du politique dans les sociétés démocratiques.

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