Dans un ouvrage récent, Jean-Marc Durand-Gasselin prend le pari de retracer le parcours intellectuel de l’École de Francfort des années vingt à nos jours. Son ambition n’est pas sans rappeler le propos d’une conférence que Max Horkheimer prononça à Venise peu de temps après le décès inopiné de son ami Adorno et trois ans avant sa propre mort. Intitulée « Théorie critique hier et aujourd’hui » (Horkheimer, 2009), la conférence fut l’occasion, pour l’un de ses pères fondateurs, de tirer un bilan provisoire de l’École de Francfort, ce courant de pensée issu des travaux de l’Institut de recherche sociale fondé en 1923. Horkheimer dégageait comme trait distinctif de la théorie critique francfortoise le souci de rendre compte de son inscription socio-historique et d’ébaucher un projet d’émancipation à la fois individuel et collectif. Il reprenait ainsi l’une des thèses phares de son article manifeste de 1937, « Théorie traditionnelle et théorie critique » : la théorie critique, par opposition à la théorie traditionnelle, était alors définie comme réfléchissant de manière critique sur les savoirs produits par la société de son temps en vue d’esquisser la forme encore inédite d’une société d’individus libres. Mais, en 1970, Horkheimer souhaitait également souligner les différences qui s’étaient creusées entre la théorie critique « d’hier » et celle « d’aujourd’hui ». Après avoir pris congé d’un marxisme révolutionnaire, la théorie critique se devait à présent de sauvegarder le maigre héritage des valeurs libérales et bourgeoises face aux résurgences toujours possibles du fascisme.
Une « actualité inactuelle ».
Certains des aspects du bilan que Horkheimer dressait en 1970 apparaissent après coup pour le moins contestables. Le type d’exercice auquel il se livra est par contre indissociable du projet que sous-tend toute théorie critique. Réfléchir l’état présent de la société et de ses savoirs dans l’horizon d’une émancipation à venir est un geste qui, par définition, demande toujours à être réitéré. La théorie critique, écrivait Horkheimer en 1937, « ne juge pas en fonction de ce qui est au-dessus du temps, mais en fonction de ce qui est dans le temps » (Horkheimer, 1974, p. 90). Au regard des décennies qui nous séparent de la conférence testament de Horkheimer et plus encore de son article manifeste des années trente, la question mérite donc à nouveau d’être posée : qu’en est-il aujourd’hui de la théorie critique ? En milieu francophone, la question avait été soulevée, il y a une dizaine d’années, par un ouvrage collectif intitulé précisément Où en est la théorie critique ? (Renault et Sintomer, 2003). Les contributeurs y discutaient des apports de la première, deuxième et troisième génération aux débats contemporains sur l’espace public, la démocratie, la reconnaissance, la justice sociale, l’écologie et l’art. La même question apparaît en filigrane de la préface à la réédition du petit livre que Pierre-Laurent Assoun avait été l’un des premiers en France à consacrer à l’École de Francfort. Assoun y évoque la « forte actualité inactuelle » (Assoun, 2012, p. 9) de la pensée francfortoise malgré « l’éclipse » (ibid.) qu’elle a pu connaître du fait de ses plus récents héritiers [1]. Visant en particulier Jürgen Habermas et Axel Honneth, il en appelle à renouer avec le « caractère résistant » (Assoun, 2012, p. 11) des représentants de la première génération (Horkheimer, Adorno, Benjamin, Marcuse), avec leur alliance explosive entre idéalisme allemand, freudisme et matérialisme historique. À côté de l’ouvrage édité par Renault et Sintomer et du livre d’Assoun, deux sommes traduites, l’une de l’anglais (Jay, 1977), l’autre de l’allemand (Wiggershaus, 1993), faisaient jusqu’à présent référence pour le lecteur francophone soucieux d’en apprendre davantage sur ce courant théorique majeur de notre temps. Les livres de Martin Jay et de Rolf Wiggershaus avaient cependant pour limite de s’en tenir à une perspective plus historiographique que systématique sur l’École francfortoise. En bons historiens des idées, Jay et Wiggershaus ne se risquaient pas à envisager les possibles actualités du projet critique.
L’originalité de l’ouvrage de Jean-Marc Durand-Gasselin est de prendre le contrepied à la fois de la thèse d’une théorie critique « éclipsée » par ses héritiers et d’une approche strictement historique. Le but de Durand-Gasselin est de reconstruire « une détermination précise de l’identité intellectuelle et philosophique [de l’École de Francfort] par-delà les différentes générations » (p. 6). L’auteur reconnaît immédiatement les difficultés méthodologiques qu’entraîne son entreprise, à la fois historique et intellectuelle, de reconstruction. La principale de ces difficultés est d’éviter l’écueil qui consisterait soit à définir son objet depuis une catégorie trop large (comme celle de « marxisme occidental »), soit à abandonner le postulat de son unité en prétextant des divergences trop importantes entre les penseurs qu’elle est censée abriter et les contextes historiques dans lesquels ceux-ci ont évolué. Durand-Gasselin propose de surmonter la difficulté en retenant de l’article fondateur de Horkheimer quatre dimensions qui, prises ensemble, dessinent comme un idéal-type de la théorie critique :
faire une théorie des tendances contradictoires de la société, orientée vers l’émancipation, critiquant et intégrant les ‘théories traditionnelles’, pensant réflexivement son inscription dans une histoire sociale et intellectuelle et sa modalité post-métaphysique de construction théorique (p. 387),
tel est le vaste projet qui, selon l’auteur, anime l’École de Francfort depuis les années vingt. À son souci de réfléchir sa propre inscription dans le présent et à son intérêt affiché à l’émancipation, la théorie critique combine une dimension « post-métaphysique » (p. 8) (l’abandon, au profit d’un savoir résolument situé et ouvert, de toute prétention à un « savoir absolu » clos sur lui-même) et une dimension « relationnelle » (p. 71) (l’entretien d’un dialogue critique avec les sciences et les philosophies de son époque).
Fort de la vue d’ensemble que lui fournit son idéal-type, l’auteur est en mesure de retracer, au long d’un parcours nécessairement sinueux, le fil de pensée qui, de Horkheimer à Honneth, nous relie aux différentes générations. Comme tout idéal-type, les quatre caractéristiques retenues par l’auteur pourraient être critiquées pour leur côté vague et généralisant. Mais, une fois accepté cet outil heuristique comme une manière de s’orienter parmi la complexité des débats qui ont secoué l’École de Francfort, un lecteur attentif s’apercevra que la reconstruction historico-intellectuelle proposée par Durand-Gasselin ne tombe jamais dans des généralités faciles. Dans le détail de l’ouvrage, l’auteur se montre toujours attentif aux approfondissements, aux déplacements, aux bifurcations, voire parfois aux ruptures, qui ont contribué à ce que la dénomination — largement rétrospective puisqu’elle n’apparaît que dans les années cinquante — d’« École de Francfort » continue aujourd’hui à être associée à un « style » de pensée riche et vivant, supplantant les dogmatismes de toutes sortes. On est en droit de se demander si les bifurcations et les ruptures intellectuelles opérées par les uns et les autres au fil des générations ne discréditent pas l’idée qu’il y aurait un seul et même projet de théorie critique. L’auteur répond par avance à cette objection en soulignant, tout au long de sa reconstruction, l’importance des différents contextes historiques : traumatisme de l’antisémitisme et du fascisme chez Horkheimer et Adorno, défis de la démocratie et des exigences de citoyenneté pour Habermas dans l’Allemagne d’après-guerre, espoir dans les nouveaux mouvements sociaux pour Honneth suite à la décade des années 60-70. Il remarque au passage que « tenir compte du contexte permet de ne pas forcer les oppositions » (p. 478) entre les différentes générations. Son parti pris est que la théorie critique produite par l’École de Francfort désigne moins un corpus immuable de doctrines et d’idées qu’une attitude résolument critique à l’égard du présent, susceptible de se transformer avec son époque et de la transformer en retour.
Trois générations.
L’ouvrage comprend trois parties, chacune étant dédiée à l’étude d’une génération de l’École de Francfort. La première commence par un rappel des sources intellectuelles dans lesquelles a tout d’abord puisé la théorie critique. Les débuts de la pensée critique francfortoise sont intimement liés aux tentatives de décloisonnement du marxisme orthodoxe qui sont apparues en Allemagne après le premier conflit mondial et dont l’un des représentants les plus marquants, avec Karl Korsch et Ernst Bloch, est György Lukàcs. L’influence de son « marxisme de l’aliénation et de l’utopie » (p. 43), de sa synthèse, opérée sous le concept de réification, du thème marxien de l’aliénation et de celui wébérien de la rationalisation, cohabitera tant bien que mal, au sein de la première génération, avec la tradition moins aérienne de l’austro-marxisme et de la critique de l’économie politique. L’auteur nous présente ensuite le projet initial de Horkheimer. Il consistait, face à la segmentation des savoirs, à mettre en dialogue les sciences sociales et la philosophie héritée de l’idéalisme allemand en vue de dégager un diagnostic d’ensemble sur le temps présent. Derrière l’appellation de « philosophie sociale », ce projet interdisciplinaire comprenait des recherches dans les domaines de la psychanalyse (Fromm), de l’économie (Pollock, Grossmann), de l’esthétique (Löwenthal, Marcuse). En marge du cercle constitué autour de Horkheimer, Durand-Gasselin s’attarde sur le « marxisme esthétique » (p. 91) de Benjamin et du jeune Adorno. Leur « variante esthétique de la critique de l’idéologie » (p. 154) s’avérera par la suite déterminante.
On s’étonnera du peu de place que l’auteur, lors de sa reconstruction, accorde à la période troublée de l’exil américain, entre 1934 et 1947. Sous le coup de la catastrophe nazie et du choc suscité par l’expérience de la culture de masse aux États-Unis, les Francfortois sont pourtant amenés à revoir certaines de leurs positions. En témoignent la Dialectique de la raison, cosignée par Horkheimer et Adorno, et leur diagnostic de l’hitlérisme, du stalinisme et de l’américanisme en termes de « sociétés globalement administrées » (p. 183). Mais on appréciera la manière dont Durand-Gasselin rend justice à des figures moins connues telles que Georg Rusche et Otto Kirchheimer et leur étude (foucaldienne avant la lettre) sur l’histoire du système pénitencier, ou encore Franz Neumann et son analyse socio-politique génialement précoce (la première édition date de 1942) du Béhémoth national-socialiste. Cette première partie s’achève avec « l’accomplissement philosophique d’Adorno » (p. 221) dans la période d’après-guerre. Évitant soigneusement les caricatures dont a longtemps souffert la pensée adornienne, l’auteur montre la cohérence et la profondeur du triptyque qu’Adorno laisse inachevé à sa mort. Il est composé d’une petite morale pour temps de détresse (Minima moralia, 1951), d’une variante non hégélienne de la dialectique (Dialectique négative, 1966) et d’une esthétique promouvant l’avant-garde et l’autonomie du champ artistique (Théorie esthétique, 1970) :
La critique de la morale du conformisme, de l’adaptation et de l’efficacité correspond à la critique du positivisme et à celle de l’art commercial, la critique de la fausse grandeur romaine ou grecque correspond à la critique de l’idéalisme, et de l’art faussement authentique. La défense d’une morale des ruines correspond à la défense de la dialectique négative et au soutien de l’art d’avant-garde (p. 258).
La deuxième partie est presque entièrement consacrée à Jürgen Habermas. Ce dernier admet volontiers être un « produit de la rééducation » (p. 272) dans l’Allemagne des années cinquante. Toute son œuvre, depuis L’espace public (1962) jusqu’à Droit et démocratie (1992), peut être lue comme une « revalorisation intellectuelle de la démocratie » (p. 272). La « révolution de rattrapage » (p. 274) vécue par l’Allemagne sur le plan politique s’accompagne, au niveau philosophique, d’une rupture avec la « tradition platonico-allemande » (p. 269) dans laquelle s’inscrivaient encore de près ou de loin, selon Habermas, ses illustres aînés. Les représentants de la « théorie traditionnelle » avec lesquels bataille la théorie critique ont pareillement changé : les polémiques parfois virulentes contre l’existentialisme de Heidegger et le positivisme du Cercle de Vienne ont laissé place à des débats plus apaisés, plus académiques dans le ton, avec l’herméneutique de Gadamer et l’épistémologie rationaliste de Popper. La Théorie de l’agir communicationnel, que Habermas publie en 1981, prend l’allure d’un gigantesque chantier où la collaboration entre sociologie et philosophie naguère préconisée par Horkheimer trouve un nouveau et fécond terrain de formulation. Le thème lukàcsien de la réification, cher à la première génération, y est retraduit dans la thèse d’une colonisation du monde vécu par l’argent et le pouvoir bureaucratique. Il en ressort que
Habermas a été amené à remanier par étapes les hypothèses théoriques et les diagnostics formulés à la première génération, déplaçant l’attention critique vers la question de la participation démocratique et vers celle des conditions culturelles, institutionnelles et psychologiques de la qualité du débat public (p. 383).
L’auteur conclut néanmoins en regrettant que Habermas n’ait pas par la suite suffisamment exploité le potentiel critique que contenaient ses analyses des distorsions et des pathologies de la rationalité moderne.
Ce manquement apparent de la part de Habermas donne l’amorce à la dernière partie. Elle débute par des considérations sur la « gauche habermassienne » (p. 391), au sein de laquelle Honneth, aux côtés de Nancy Fraser et d’Oskar Negt, occupe une place de choix [2]. Marquée par l’émergence des nouveaux mouvements sociaux au tournant des années 1960-70, la « gauche habermassienne » met l’accent « du côté de la lutte, des puissances émotionnelles ou imaginatives, ou encore du côté des problématiques du travail » (p. 391). Durand-Gasselin résume l’apport de Honneth par sa volonté de « réintroduire de la conflictualité » (p. 385) au sein du paradigme habermassien de la raison communicationnelle : « ce qui compte, c’est de penser le social à partir de sa conflictualité dans sa dimension à la fois affective, corporelle et symbolique, sans la réduire à des luttes d’intérêts ou à une compétition argumentative de modèle de justice dans un espace public dominant » (p. 399). Cette volonté transparaît chez Honneth dès la synthèse, qu’il propose en 1985 dans Critique du pouvoir, entre la pensée agonistique de Foucault et le modèle habermassien du consensus rationnel. Elle culminera dans son actualisation aujourd’hui bien connue du motif hégélien de la « lutte pour la reconnaissance ».
Défis et espérances de l’héritage critique.
En retraçant le fil de pensée qui relie entre elles les différentes générations mais sans, à nouveau, minorer ni les déplacements et les ruptures opérés par les uns et les autres ni l’importance des contextes historiques, Durand-Gasselin nous dresse des portraits de Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas et Honneth en « compagnons de route de l’autonomie » (p. 450). Sa vaste reconstruction historico-intellectuelle montre que les penseurs de l’École de Francfort nous fournissent « non seulement des photographies des conjonctures historiques et intellectuelles dans lesquelles ils ont été plongées, mais aussi un véritable héritage critique, qui dépasse cet ancrage » (p. 454). Au terme de sa reconstruction, Durand-Gasselin dégage quelques-uns des défis qui attendent aujourd’hui les tentatives, en sciences humaines et sociales, de s’approprier cet inépuisable héritage. Un premier défi est de prendre acte de la « déflation de la conscience de soi de la théorie critique » (p. 449). Il s’agirait par là de « dégermaniser » la théorie critique en la confrontant à d’autres courants de pensée (le post-structuralisme français, le pragmatisme américain, les études post-coloniales …) et, sans abandonner son souci d’interdisciplinarité ni sa formidable créativité méthodologique, de revoir à la baisse les pharaoniques ambitions du programme initial de Horkheimer. Un deuxième défi est d’articuler la critique culturelle du capitalisme sur laquelle les Francfortois ont toujours fortement insisté, à la « nécessité de penser aussi la dialectique de la raison à partir d’un angle économiquement informé » (p. 458). Ceci supposerait d’en revenir, dans les sillages de Marx (et de Keynes), à une critique moins spéculative et plus terre-à-terre de l’économie politique. C’est vraisemblablement surtout à ce dernier niveau que la justesse de « l’arsenal théorique vivant » (p. 454) forgé par l’École de Francfort demanderait aujourd’hui à être vérifiée, si du moins nous n’avons pas perdu espoir en une société véritablement émancipée. Comme le soulignait Miguel Abensour, au lieu de nous demander, à la manière d’un chirurgien auscultant un corps inanimé, ce qu’il faudrait retenir de l’École de Francfort, c’est plutôt « dans la mesure où nous persévérons à faire nôtre la question de l’émancipation que nous serons à même d’instaurer un lien à la théorie critique » (Abensour, 2009, p. 265). Parmi les réponses suggérées par Durand-Gasselin à la lancinante question de l’actualité de la théorie critique se trouve l’idée d’une approche interdisciplinaire, guidée par l’idée d’émancipation, des mutations contemporaines du capitalisme. Une telle approche regrouperait des sociologues, des économistes, des politologues, des psychologues, des philosophes, en vue de diagnostiquer les causes réelles et les possibles remèdes aux crises à répétition du capitalisme. En reconstruisant l’histoire théorique de l’École de Francfort, Durand-Gasselin nous offre par la même occasion l’esquisse d’un programme de recherche qui devrait, comme naguère le cercle de Horkheimer face à la Grande Dépression de 1929 et la montée des fascismes, nous confronter aux défis et aux espérances, vraies ou fausses, vaines ou fécondes, de notre temps. L’École de Francfort, encore un héritage qui n’est précédé d’aucun testament.