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Serendipity.

La violence, phénomène situationnel ?

Randall Collins, Violence. A Micro-sociological Theory, Oxford, Princeton University Press, 2009.

Pourquoi la violence ? Comment expliquer le passage à l’acte ? Certains individus sont-ils davantage prédisposés que d’autres ? Quel est le niveau d’analyse pertinent de tels comportements ? Autant de questions auxquelles Randall Collins [1] apporte des éléments de réponse à partir d’« une approche théorique alternative » (p. 20). Empirique, la démarche consiste à aller au plus près de ce qui se passe réellement dans le cadre d’affrontements interindividuels.

Un chapitre introductif précise cette méthode, soulignant la diversité des situations de violence, insistant sur l’intérêt d’aborder ces confrontations dans leur microcontexte et indiquant les sources utilisées. Suivent deux parties distinguant les violences, selon qu’elles sont, ou non, socialement acceptées.

La première est consacrée au « dirty secrets of violence », c’est-à-dire aux violences réprouvées moralement. Un préambule dresse un constat de départ : les sentiments de peur dominent dans ces situations de confrontations caractérisées par une forte tension. Vient ensuite ce que l’auteur appelle la « fuite en avant » (« forward panic ») ; la confrontation s’y résout soudainement en faveur de l’un des deux camps qui acquiert une supériorité incontestable. L’auteur examine enfin l’« attaque du faible » qui constitue l’une des principales clefs de succès de la violence et caractérise les abus domestiques, les intimidations, agressions et hold-up. L’analyse révèle l’importance de la faiblesse émotionnelle (chapitres 4 et 5).

La seconde partie de l’ouvrage traite de la violence mise en scène et légitime, ou, au moins, socialement excusée, voire officieusement encouragée (« cleaned up and staged violence ») : combats délibérément organisés pour un public (chapitre 6), célébrations ou spectacles générant de la violence (chapitre 7), rencontres sportives favorisant des brutalités parmi les joueurs et les supporters (chapitre 8).

Cependant, toutes les confrontations ne sont pas violentes ; c’est ce que montre l’auteur dans la troisième partie, où il interroge précisément ce qui permet un tel passage à l’acte et ce qui conditionne la victoire ou la défaite. Cette partie vise ainsi la dynamique et la structure des situations violentes (« Dynamics and Structure of Violent Situations »). Après une réflexion sur « comment les combats commencent, ou non » (chapitre 9), elle décrit les caractéristiques de l’élite violente (« The Violent Few », chapitre 10), c’est-à-dire des personnes faisant partie de la petite minorité « activement violente » (« actively violent »), voire appartenant au groupe encore plus restreint des individus « violents avec compétence » (« competently violent ») (p. 370). S’ensuit un paradoxe : si, dans une force de combat, seule une petite élite est efficace, pourquoi conserver les autres éléments du groupe ? Pourquoi ne pas réduire l’armée, le gang, ou toute autre organisation à ceux qui sont activement violents ou, mieux, qui sont compétents en la matière ? Pourquoi une armée ne se réduit-elle pas à des tireurs d’élite et des snipers ? De tels arrangements sont en fait impossibles dans la mesure où la violence, loin d’être générée par des individus isolés, s’inscrit dans un « espace d’attention émotionnelle » (p. 413) que le chapitre 11 éclaire, distinguant les multiples situations de violence, avec ou sans audience : combats de rue, altercations avec les forces de police, tueurs professionnels, violence clandestine…

Le livre se conclut sur un épilogue de quatre pages consacré à quelques recommandations pratiques adressées aux autorités officielles, mais aussi à tout un chacun, pour « ne pas devenir une victime » (p. 465) [2].

Dans le cadre d’une approche situationnelle et interactionniste, Randall Collins insiste sur l’importance de la tension confrontationnelle et de la crainte de la violence, mais aussi sur les phénomènes d’entraînement émotionnel et de « fuite en avant ». Ce type d’analyse lui permet de battre en brèche de nombreux lieux communs et de dévoiler des éléments de contexte déterminants dans l’action violente (tels que l’attaque du faible, la mise à distance ou le soutien du public). La double question de la définition de la violence et des déterminants plus macrosociaux du passage à l’acte violent demeure toutefois posée, cet ouvrage privilégiant une approche purement situationnelle de la violence physique.

Pour une approche situationnelle et interactionniste.

Randall Collins promeut ici une approche microsociologique : c’est l’interaction — et non l’individu, les motivations, l’environnement social ou la culture — qui est au centre de l’analyse ; cela signifie chercher les caractéristiques de situations violentes. L’auteur propose à cette fin de déconstruire les catégories usuelles (homicides, abus d’enfants, violence policière…) et de comparer les variations situationnelles affectant les types et le degré de violence.

À cette fin, il combine de multiples sources et méthodes : enregistrement, reconstruction, observations… Il s’appuie ainsi sur l’observation directe d’interactions violentes pour appréhender le passage à l’acte, les données statistiques du système judiciaire, des entretiens avec des prisonniers reconnus coupables et d’autres participants à des violences. Le témoignage des victimes est en revanche écarté en tant que source subjective, dans la mesure où ces acteurs ne diraient pas forcément la vérité et constitueraient rarement de bons observateurs des détails des évènements dramatiques. L’auteur mobilise également les bandes vidéo des systèmes de sécurité, des enregistrements policiers sans sous-estimer l’apport contemporain des documents amateurs, particulièrement utiles pour la compréhension des violences étatiques.

À rebours de la posture explicative d’un Harry Eckstein (2002), écartant d’emblée les études descriptives de la violence identifiées à du simple journalisme scientifique (Lavergne, Perdoncin, 2010), l’ouvrage atteste l’intérêt de la description empirique des interactions entre les protagonistes de guerres, émeutes, rixes, violences domestiques, débordements dans les stades, etc. Les photographies et les vidéos permettent d’appréhender l’expression d’un visage, une posture, les séquences d’un mouvement… À condition toutefois d’avoir conscience des choix biaisés de cadrage et des limites tenant au statut de l’image. Il est nécessaire de toujours exploiter la photographie « avec une sensibilité sociologique » (p. 6) et de la confronter à d’autres sources.

L’auteur mobilise ainsi des données issues d’enregistrements de combats (pour la police, les sports et les violences de foule), d’observations personnelles, de travaux d’étudiants, d’entretiens avec des personnes ayant observé des situations de violence ou y ayant participé (officiers de police de différents pays, anciens soldats, juges, criminels, musiciens de scènes de jeunes, videurs), d’analyses documentaires, de descriptions ethnographiques, d’entretiens publiés, de documents biographiques et autobiographiques de participants à des violences (particulièrement des militaires)…

Les sources littéraires et artistiques sont également mobilisées, à double titre : pour leur vertu descriptive, mais aussi en ce qu’elles peuvent être révélatrices de représentations sociales. Ainsi, la plupart des films et romans renseignent surtout sur des mythes qu’ils contribuent à diffuser et qui peuvent obscurcir notre compréhension. Quelques textes, principalement dans le style naturaliste du début du vingtième siècle, sont précieux pour les détails et la microdynamique menant jusqu’au combat. Des écrivains tels que Tolstoï, Hemingway et Fitzgerald, dont Randall Collins cite certaines descriptions, auraient fait de la microsociologie sans le savoir. On aurait aimé que l’auteur exploite davantage ces sources [3] et mène plus loin la réflexion sur ces liens entre littérature et sociologie. Dans bien des cas, « l’art et la vérité ne se contredisent pas » (Becker, 2009, p. 138) et de nombreux textes littéraires existent sur la violence, parfois sous-estimés en tant que documents historiques et sociologiques, voire interprétés de façon décontextualisée, comme en atteste l’exemple de la description de la violence coloniale par Conrad dans Au cœur des ténèbres [4].

L’usage de sources visuelles (cinématographiques, audiovisuelles et photographiques) constitue finalement la caractéristique la plus remarquable, voire la plus novatrice, en ce qui concerne les sources utilisées par Randall Collins. Illustré de documents photographiques commentés par l’auteur, cet ouvrage propose ainsi une sorte de sociologie visuelle de la violence.

Il s’agit donc ici d’asseoir une analyse interactionniste de la violence sur des matériaux ethnographiques et une minutieuse étude des situations. Randall Collins agrège ainsi de multiples témoignages et travaux ethnographiques, dont ceux d’Elijah Anderson sur les codes de la rue, de Curtis Jakson-Jacobs sur les combats de rue, de Bill Buford et d’Anthony King sur le hooliganisme… Si un tel recours aux sources secondaires et à des données préconstruites aurait mérité d’être davantage débattu [5], la diversité des matériaux permet de multiplier les angles de vision sur la dynamique de violence, et de montrer l’importance de la confrontation émotionnelle dans des situations de forte tension où domine un sentiment de crainte.

Un champ émotionnel de tension et de crainte.

La confrontation de diverses formes de violence éclaire leurs dynamiques contrastées. Comprendre combien la violence s’inscrit dans un champ émotionnel spécifique est essentiel à l’analyse de Collins. Face à une menace immédiate de violence, les personnes sont le plus souvent tendues et craintives. La peur domine.

L’auteur reprend ici le concept d’« énergie émotionnelle » théorisé dans son précédent ouvrage, Interaction Ritual Chains (2004) dans le sillage des analyses d’Erving Goffman (1974) et de la notion durkheimienne d’effervescence collective. L’énergie émotionnelle (« emotional energy », EE) résulte de toutes les situations interactionnelles, dont la plupart sont pacifiques. Principal moteur de nos activités sociales, cette énergie recouvre les sentiments de force, la confiance et l’enthousiasme pour toutes les actions du groupe. La vie sociale résulterait ainsi d’une succession d’interactions rituelles, la tâche du sociologue étant d’appréhender le rôle de ces rites et des émotions dans l’intégration sociale des individus, dont le succès dépendrait de la coprésence en situation de plusieurs personnes, établissant une frontière avec le monde extérieur, focalisant leur attention mutuelle sur un même but ou objet, et partageant un même état d’esprit. La promiscuité physique aidant, ces « interactants en viennent à suivre un même rythme, leurs esprits se mettent au diapason les uns des autres, et des émotions circulent au sein du groupe », comme le souligne Gérôme Truc (in Collins, 2010, p. 240). Clef de succès du rite d’interaction, l’« effervescence collective » qui en résulte fédère le groupe et charge émotionnellement ses membres.

Toutefois, ces relations sont susceptibles de dégénérer, des tensions pouvant apparaître et contribuer à l’éruption de la violence. C’est à ce type d’interactions que l’ouvrage se consacre.

S’il y a, insiste Randall Collins, plusieurs formes de violence, un des traits récurrents consiste en la recherche d’une « victime faible à attaquer », ce qui permet à l’agresseur de prendre l’initiative et de contrôler le processus et la définition émotionnelle de la situation. Cette quête caractérise les abus domestiques, les brimades prégnantes dans des « institutions totales » (Goffman, 1968) et stratifiées telles que des internats de lycées, mais aussi les violences militaires et policières. La source de la faiblesse est situationnelle et interactionnelle. Une personne n’est pas faible en elle-même.

La mise à distance émotionnelle permet aussi de contourner la barrière de la tension confrontationnelle. Il s’agit ici de savoir gérer ses émotions en mettant la victime à distance spatialement ou mentalement, en opérant de loin (snipers ou pilotes de chasse), en déshumanisant la cible, ou au contraire en s’approchant au plus près sans se faire remarquer afin d’éviter toute confrontation jusqu’au moment de l’attaque (techniques des tueurs professionnels, des tireurs d’élite, des terroristes commettant des attentats suicides [6]).

L’audience du combat constitue un autre facteur déterminant. La méthode consiste ici à donner la violence en spectacle, dans le cadre d’un divertissement ou de la défense de son honneur. L’attention émotionnelle porte essentiellement sur le public. Stylisés et limités, de tels combats peuvent toutefois être mortels comme en attestent les exemples mobilisés : combats de rue, rixes d’enfants, duels, arts martiaux, violence sportive… Les belligérants « sont avant tout concernés par les gens qui les regardent, et non par leur adversaire. Et cela les aide à passer outre la tension confrontationnelle » (Collins, 2010, p. 244). L’attitude du public sera ici décisive, un public proactif, par exemple en raison de l’effervescence collective lors d’un match ou d’un concert, pouvant encourager l’affrontement tandis qu’un public indifférent, réticent ou neutre, à l’instar des passants dans la rue, contribuera au contraire à le décourager. L’attitude du public constitue ainsi un facteur capital du déclenchement, de la durée et de l’ampleur de la violence. Elle influe aussi sur l’issue du combat. Une équipe jouant à domicile avec un public favorable peut ainsi plus facilement dominer émotionnellement l’affrontement et prendre le dessus sur l’adversaire. Le climat d’ambiance peut aussi expliquer pourquoi certains joueurs en viennent aux mains. La « recherche de l’excitation », la « masculinité agressive » des hooligans anglais décrites par Norbert Elias et Eric Dunning (1994), la défense d’un « code de l’honneur » (Gould, 2003 ; Tilly, 2003) ou une demande de respect (Bourgeois, 2001) ne justifient pas seuls le passage à la violence. C’est aussi la maîtrise de ces techniques sophistiquées de gestion de la tension émotionnelle qui le permet : les leaders des groupes de supporters violents le sont à la fois en matière « d’excitation » et de « tactique » (p. 319). La défense d’un code d’honneur, « agressive », « proactive », est pour sa part « motivée par la recherche d’un statut d’élite » (p. 230), au sein d’une communauté hiérarchisée entre une élite et des « sujets » (p. 231) placés sous sa protection.

L’approche interactionniste par les émotions est particulièrement appropriée pour aborder la « fuite en avant » (« forward panic »), où la violence résulte d’une forme d’entraînement émotionnel mutuel. Par opposition aux situations d’équilibre des forces qui dégénèrent rarement, elle se caractérise par un basculement brutal en faveur de l’une des parties à la suite, par exemple, d’une capitulation, d’une interpellation, d’un ralliement ou de l’arrivée de troupes nouvelles. Cette rupture contribue à un déchaînement de la part du belligérant pouvant mener à des acharnements, voire à des massacres, car la tension émotionnelle accumulée se transforme en une énergie submergeant le camp ou la personne prenant l’ascendant. Randall Collins analyse minutieusement plusieurs cas, comme le passage à tabac lors de l’interpellation policière en mars 1991 de Rodney King, à la suite d’une poursuite prolongée, ou les émeutes d’avril 1992 consécutives à l’acquittement des policiers en cause dans cette affaire.

La violence, enfin, peut remplir une fonction rituelle pour certains groupes unis contre un adversaire commun, comme en attestent les brutalités dans les stades, les supporters rivaux reproduisant ainsi l’intensité ressentie le temps d’un match. Le fait, pour les autorités anglaises, de séparer ces fans opposés dans des « cages », ne pouvait qu’intensifier leurs sentiments de solidarité et contribuer ainsi à une « fuite en avant ».

L’approche de Randall Collins concilie finalement l’apport interactionniste d’un Goffman et les analyses durkheimiennes en termes d’intégration sociale et d’anomie à partir d’une clef de lecture essentiellement émotionnelle du passage à l’acte. Plus qu’une affaire de conflit, la violence devient ainsi une question de domination : « pour pouvoir être violent, il faut avant tout imposer sa domination émotionnelle sur la situation » (Collins, 2010, p. 254) et savoir « gérer » la confrontation émotionnelle. Cela passe par diverses techniques de mise à distance de la victime, de feinte, bluff, déstabilisation de l’adversaire… Collins souligne aussi l’importance du « brouillard de la guerre » dans les stratégies militaires, c’est-à-dire « du fait que, dans le combat, rien ne se déroule comme prévu », les armées victorieuses tirant « profit de la tension confrontationnelle éprouvée par l’adversaire tout en parvenant à la réguler dans leurs rangs au moyen de certains rituels » (Collins, 2010, pp. 253-254).

L’étude de cette dynamique de situation qui contribue au basculement violent permet de battre en brèche quelques « mythes » et lieux communs sur la violence.

Une approche démystifiante de la violence.

À rebours d’explications déterministes et psychologisantes, l’auteur récuse l’idée selon laquelle certains individus seraient prédisposés à la violence. Le facteur déterminant ne résiderait pas, en effet, dans la trajectoire et la psychologie des individus, mais dans la dynamique de la situation, favorisant ou non le passage à l’acte. « Il n’y a pas d’individus violents mais des situations violentes » (p. 1).

Randall Collins s’oppose à la stigmatisation de certains groupes : jeunes, pauvres, personnes ayant subi des violences dans l’enfance, enfants de couples désunis, minorités ethniques…  Les jeunes ne sont pas tous violents, rappelle-t-il dès l’introduction, et s’ils commettent de nombreuses formes de violence, les enfants, les femmes, ainsi que les individus d’âge moyen sont également susceptibles de commettre de tels actes, dans des situations appropriées. La majorité des jeunes, des pauvres, des noirs, ou des enfants de parents divorcés ne sont pas violents tandis que, inversement, il y a un certain nombre de personnes blanches et de classes plus aisées qui le deviennent. La plupart des personnes abusées ne commettent pas de violence et inversement, seule une minorité d’auteurs d’abus domestiques ont eux-mêmes été des victimes. De telles analyses limitent d’ailleurs la variable dépendante à des catégories spécifiques de violence illégales ou hautement stigmatisées. Ainsi, les variables pauvreté, mésentente familiale ou abus sexuel d’enfant sont inopérantes pour la violence policière, les combats militaires, les chambres à gaz ou les massacres ethniques… De plus, les personnes violentes le sont de manière épisodique, pour une période brève. Les observations ethnographiques mettent en évidence un faible niveau de violence quotidienne.

Randall Collins bat ainsi en brèche plusieurs mythes concernant des combats qui, perçus et présentés cinématographiquement comme longs, sont le plus souvent brefs et limités, comme en atteste par exemple le combat d’OK Corral à Tombstone en 1881 qui, concrètement, n’avait pas dépassé trente secondes alors que sa version cinématographique de 1957 durera sept minutes… Certes, quelques exceptions existent dans le cadre d’affrontements « non sérieux » et spectaculaires (combat de boxe, pratique de l’assaut dans ce cadre), ou s’apparentant davantage à des massacres ou des punitions qu’à de réels combats (acharnement contre une victime à terre,…). Ces exceptions renvoient finalement à des situations de disparité des forces entre les deux camps, l’ennemi étant faible et isolé. Ces analyses suggèrent que c’est la confrontation combative, et non pas la violence en soi, qui est difficile à maintenir sur une longue période.

Un autre mythe est écorné ici : celui du « sale type souriant ou joueur ». Randall Collins s’appuie ainsi sur une analyse des postures corporelles et des expressions faciales fortement inspirée de Jack Katz (1999), pour souligner combien il est rare que les tueurs, violeurs ou combattants soient sardoniques ou d’une humeur facétieuse.

La vision idéalisée du combattant brave et compétent est également récusée. Les belligérants sont le plus souvent sous l’emprise de la peur et incompétents en matière d’exercice de la violence. Ainsi, comme l’illustre le film ethnographique Dead Birds [7], c’est lorsque le fort attaque le faible que la violence est la plus fructueuse. La médiocre performance des soldats au combat atteste cette notion de peur et ses effets. Randall Collins cite à l’appui l’étude de Samuel Marshall (1947) selon laquelle seuls 15 à 25 % des soldats auraient ouvert le feu lors des combats, au cours de la Seconde Guerre mondiale. Et lorsqu’ils tiraient, ils atteignaient rarement l’objectif, voire touchaient un soldat de leur propre camp. Ce faible ratio de tir et cette incompétence relative à atteindre l’ennemi s’expliqueraient par la tension et la peur, mais aussi par l’absence de cibles visibles, le manque de sommeil, l’épuisement physique, la nourriture insuffisante, le bruit, l’état de zombie auquel les soldats sont réduits et qui renforce leur crainte d’être tués ou blessés. Les guerres tribales montrent aussi un faible niveau d’efficacité et un degré élevé de terreur sur la ligne de front. La performance au combat des troupes est au fond similaire à travers les périodes de l’histoire et entre les sociétés, y compris celles dont la culture promeut une grande férocité à l’égard des ennemis.

Il est difficile de tuer une victime en face à face comme le montrent les multiples exemples mobilisés, dont les crimes de masse de l’Holocauste perpétrés par les nazis. La plupart des soldats font souvent preuve de répulsion à tuer quand ils sont en contact avec leurs victimes ; les attitudes hostiles se manifestent généralement quand les personnes sont absentes ; lors des interactions, la peur domine.

À rebours d’une conception idéalisée, l’auteur montre également, vidéo et photos à l’appui, combien la violence prend généralement la forme de l’attaque collective d’une personne isolée. Le rapport de supériorité numérique s’avère ainsi un élément essentiel, les configurations les plus fréquentes étant, non pas un équilibre des forces entre deux combattants ou groupes équilibrés, mais quatre à six agresseurs contre une seule victime.

Attaquer physiquement autrui ne va donc pas de soi. Dans une confrontation, les personnes en restent aux insultes et provocations, sans forcément mettre à exécution la menace de violence, cette dernière faisant autant peur à l’agresseur qu’à la personne attaquée, les deux étant soumis à la « tension confrontationnelle ». La plupart des explications disponibles insistent sur des facteurs extérieurs de prédisposition insuffisants ; il faut prendre en compte les conditions situationnelles. Et ces approches laissent à penser que la violence est aisée dès lors qu’on y est prédisposé ; or, l’analyse des microsituations montre au contraire que c’est un acte difficile.

L’auteur conteste également les théories évolutionnistes interprétant la violence comme une sélection évolutive des mâles pour le combat et pour la domination reproductrice. Les brutalités familiales les plus communes concernent moins les partenaires sexuels que les parents et enfants, notamment sous la forme de sévères punitions corporelles. Parmi les violences les plus courantes figurent celles entre enfants, certes moins dramatiques en raison de l’intervention régulatrice d’adultes. Les incidents graves sont donc plus fréquents avant la puberté et ne concernent pas que les mâles. L’analyse sociologique, à partir des conditions sociales, s’avère finalement plus pertinente pour expliquer la violence des jeunes hommes, que l’interprétation psychologique et évolutionniste. Cette dernière repose par ailleurs sur le postulat erroné de la facilité du passage à l’acte violent. Le cas le plus fréquent, y compris chez les jeunes, est de fuir la violence ouverte, ou d’y mettre rapidement fin.

Définition et méthode problématiques.

Une large palette de violences est ici répertoriée : très factuelle comme une claque au visage ou massive et organisée comme la guerre ; passionnelle comme une querelle, ou impersonnelle comme l’administration bureaucratique de chambres à gaz ; furtive et cachée (meurtre, viol…) ou publique (massacre, exécution rituelle) ;  divertissement programmé sous la forme de compétitions sportives ou violences réelles non mises en scène ; action perçue comme héroïque ou violences socialement condamnées…

Original dans sa démarche et essentiel par ses analyses, l’un des intérêts de l’ouvrage réside aussi dans les questions, voire les insatisfactions qu’il peut susciter. La première tient à la définition de la violence retenue, à la fois large, par le refus de définition préalable, et restrictive, puisque seul l’acte visible, physique, est finalement retenu, a priori comme a posteriori. Point de départ de cette analyse, les manifestations matérielles et physiques de la violence en constitueraient le noyau dur, quand bien même le rôle joué par les émotions dans cette dimension physique est jugé décisif, la domination émotionnelle précédant la destruction physique. L’auteur part ainsi « d’une définition de sens commun : la violence, c’est faire physiquement du mal à quelqu’un ». Ce n’est qu’au fur et à mesure que l’examen progresse que cette notion est précisée « en fonction de ce qui nous apparaît comme le plus intéressant » (Collins, 2010, p. 245) à l’issue d’une démarche inductive et comparative. La définition est liée à l’angle d’approche privilégié, aux sources et méthodes descriptives utilisées : comment décrire ce qui ne se voit pas ? Elle se rattache également à une démarche interactionniste orientant la focale sur les phénomènes de domination intersubjective (d’un individu sur un autre), plutôt que sur les phénomènes de domination structurale (d’une position en fonction d’une autre).

On comprend mieux la radicalité de la critique adressée par Randall Collins à la notion bourdieusienne de « violence symbolique ». Dès les premières pages de l’ouvrage, il se positionne à rebours des explications macrosociologiques et culturelles de la violence, qui deviendraient « pleines de vacuité » avec le concept de « violence symbolique » (p. 24). Celui-ci ne permettrait en effet pas d’expliquer la « violence réelle ». Si la violence physique peut faire l’objet d’observations microsociologiques, on est dans un univers conceptuel différent avec la notion bourdieusienne de « violence symbolique », dont Randall Collins récuse l’usage rhétorique, comme moyen de dramatisation. Par ailleurs, si les émotions, la peur, la tension, la fuite en avant constituent des éléments forts d’émergence des brutalités physiques, la violence symbolique, au contraire, est douce, sans tension, sans confrontation, très répétitive et indépendante des contingences de situation.

Le flou et l’élasticité de la notion de violence, souvent mis en avant et débattus en sciences sociales (Chauvaud, 2010 ; Fecteau, 2010), posent la question de sa pertinence. À cet égard, on peut regretter que l’auteur n’aborde guère la consistance de cette notion, sa validité en tant que concept purement descriptif ou encore la continuité entre les divers registres d’expériences et les faits qu’il rassemble.

Certaines violences sont peu traitées, ou occultées, notamment celle d’État ; même si les exactions militaires et policières sont citées, la violence privée est privilégiée. Celles n’entrant pas dans la grille d’analyse ne sont pas appréhendées comme telles. Limiter les brutalités aux relations interpersonnelles, c’est négliger les violences sur soi-même telles que l’automutilation ou le suicide. Quid, par ailleurs, de formes plus ou moins méconnues propres à nos sociétés contemporaines, parmi lesquelles des comportements ayant bien pour résultat l’agression physique d’autrui dans le cadre, cependant, de situations pouvant être dénuées de « tension confrontationnelle » et/ou de « domination émotionnelle », telles les « violences routières » (Chesnais, 1981) ? À cet égard, l’un des apports de Randall Collins est de clairement distinguer la violence du conflit, la première pouvant se faire sans contentieux (comme dans le cas des tueurs professionnels ou des terroristes) tandis que le second ne débouche pas forcément sur des actes violents.

L’implication de la domination émotionnelle interroge également. En effet, si elle est déterminante dans l’expression de la violence physique, cette dernière n’est pas systématique. Il existe de multiples versions non violentes (au sens de Randall Collins) de l’ascendant émotionnel ; ainsi de l’orateur qui, ne parvenant pas à s’imposer, est chahuté par un auditoire. Dans tous les cas, « quand un camp perd la domination de la situation, il lui est extrêmement difficile de la récupérer, parce que dès qu’un camp réussit à l’emporter, il va chercher à approfondir son emprise, sans jamais laisser la possibilité à son adversaire de reprendre l’initiative » (Collins, 2010, p. 247).

L’approche microsociologique proposée laisse dans l’ombre la question des prédispositions (vite évacuées) à la violence tenant à la trajectoire des individus et au contexte. Ceux qui sont violents ne sont-ils pas souvent les mêmes ? L’apparition de la violence n’est-elle pas également tributaire des personnes en présence ? En fonction de leurs profils et tendances, il y aura ou non passage à l’acte. On peut par ailleurs s’interroger sur les « carrières » (Becker, 1985) violentes des personnes aguerries aux techniques permettant de gérer la tension confrontationnelle et de dominer émotionnellement l’affrontement.

Ces interrogations relèvent de dimensions plus structurelles de l’analyse sociologique et sont susceptibles de recevoir une réponse dans le second opus que Collins devrait consacrer aux dimensions macrosociologiques de la violence. Il y serait ainsi moins question de situations que de réseaux d’acteurs (gangs, groupes terroristes, mafias, armées, etc.). L’auteur a l’ambition de produire une sorte de métathéorie alternative de la violence, les concepts macrosociologiques s’appuyant sur « un travail de fondation microsociologique » (Collins, 1981). L’articulation entre les niveaux micro et macro est au cœur de la sociologie américaine depuis une vingtaine d’années. L’apport de Randall Collins est, dans cet effort d’articulation, de suggérer une théorie alternative à la Rational Action Theory (Rat) de Coleman en proposant, dans le cadre de l’Interaction Ritual Theory (Irt) d’appréhender les liens entre micro et macro ou les chaînes des rites d’interaction par l’émotion. Privilégier cette dernière implique faire de la microsociologie ; « le rapport micro/macro, ensuite, n’est en fait qu’un continuum. Le macro, c’est simplement ce qui dure plus longtemps » (Collins, 2010, p. 252). La frontière entre les deux reste toutefois ici incertaine ; elle est affaire de temps, d’espace et de nombre de personnes (Collins, 1981). Outre l’incertitude de cette limite, séparer les facteurs microsituationnels et macrohistoriques fait question. Ne sont-ils pas tant constitutions que constitués ? Goffman lui-même ne niait pas la dimension constitutive de l’histoire, ses concepts de gestion des impressions, de gestes involontaires ou de collusion d’équipe impliquant tous l’existence de normes historiquement construites cadrant les actions individuelles.

Si dans son opus microsociologique, Randall Collins interroge au fond davantage comment la violence émerge dans une situation de confrontation interindividuelle plutôt que ses raisons, on peut espérer que l’adoption d’une approche macrosociologique permettra de revenir sur cette dimension historique constitutive ; il n’est toutefois pas certain qu’une vision élargie permettra de véritablement prendre en compte les prédispositions et les carrières violentes, les deux niveaux étant perçus plus sous l’angle d’un continuum que d’une interrelation. Par ailleurs, le niveau micro tend à être appréhendé comme premier. En effet, selon Randall Collins, « les choses qui existent à un niveau macro sont composées d’éléments micro » avec l’argument ontologique selon lequel « la réalité, en définitive, est toujours micro, c’est-à-dire composée de choses dont nous pouvons faire directement l’expérience » ce qui constitue d’ailleurs le sens premier du terme « empirique » (Collins, 2010, pp. 252-253).

Cette position peut donc laisser sceptique alors même que son originalité doit être nuancée. En effet, les limites des explications macrosociologiques, culturalistes et évolutionnistes ainsi que la nécessité de prendre en compte le contexte ont déjà fait l’objet de débats anciens et nombreux en anthropologie, à la fois à propos des violences interethniques et des émeutes urbaines. On peut regretter que l’auteur ne se positionne guère vis-à-vis de ces débats.

D’autres aspects de l’ouvrage déconcertent. Ainsi, on peut s’interroger sur les implications pratiques de l’affirmation selon laquelle le comportement de la victime contribue fortement à la violence. Comment la théorie de Collins s’appuie-t-elle sur la littérature sociologique de genre resituant le viol dans des structures plus larges et patriarcales de pouvoir ? Comment, également, se concilie-t-elle avec les analyses de la violence comme instrument de protection et de défense chez des femmes visant à se soustraire de l’emprise masculine, à l’instar des Portoricaines de l’East Harlem évoquées par Philippe Bourgeois (2001) ?

L’ouvrage de Randall Collins éclaire un aspect du comportement humain pouvant être appréhendé à la fois sociologiquement, historiquement, biologiquement et psychologiquement. Suscitant moult questions, s’appuyant sur de nombreux exemples empiriques, il offre une approche sociologique originale de la violence ; la tension confrontationnelle à laquelle aussi bien l’attaquant que l’attaqué sont soumis les empêchent d’agir lucidement et efficacement, cette barrière étant d’autant plus difficile à franchir que la proximité avec l’adversaire est importante. Le passage à l’acte relève donc plus de compétences, de savoir-faire et de techniques que de motivations : instaurer une domination émotionnelle, plus déterminante que la domination physique, enfermer la personne dans le rôle de victime passive (notamment dans les violences conjugales), mettre en scène l’affrontement afin que l’essentiel de la tension repose sur le public… C’est dire combien l’ouvrage ouvre de nombreuses pistes de réflexion et de recherches autour des phénomènes de violence.

Abstract

Pourquoi la violence ? Comment expliquer le passage à l’acte ? Certains individus sont-ils davantage prédisposés que d’autres ? Quel est le niveau d’analyse pertinent de tels comportements ? Autant de questions auxquelles Randall Collins1 apporte des éléments de réponse à partir d’« une approche théorique alternative » (p. 20). Empirique, la démarche consiste à aller au plus près de ce qui ...

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Notes



[1] Parmi les multiples thèmes et objets de recherche de ce sociologue américain, professeur à l’Université de Pennsylvanie (Philadelphie) et ancien élève d’Herbert Blumer, Erving Goffman et Joseph Ben-David à Berkeley, on citera : l’histoire de la pensée sociologique (Collins, 1995), des philosophies et des systèmes de pensée (Collins, 1998) ; l’éducation et le système scolaire (Collins, 2000a) ; la famille (1985) ; le conflit (1975).  Peu de textes de Collins ont été traduits en français (Collins, 1995 ; 2010). Sur l’œuvre, la trajectoire de ce sociologue et son ambition de construire une théorie sociologique compréhensive : Collins, 2000b.

[2] Les recommandations adressées aux autorités officielles et aux manifestants visent à leur permettre de reconnaître la dynamique de la « fuite en avant » (« forward panic »). Collins propose de développer des programmes d’entraînement des militaires et de la police en la matière. Il défend aussi la légalisation des drogues pour réduire la violence inhérente à ce commerce. Il adresse, enfin, quelques conseils concernant le langage du corps ou le ton de la voix afin de ne pas devenir une victime dans la rue.

[3] Seuls écrivains véritablement mobilisés dans l’ouvrage, Hemingway, Fitzgerald et Tolstoï, sont cités de manière assez anecdotique dans le cadre de trois notes (respectivement p. 487 note 27, p. 506 note 41 et p. 486 note 17). Collins cite les descriptions de Guerre et Paix issues de l’expérience par son auteur de la guerre de Crimée, d’Envers du Paradis sur le comportement de jeunes étudiants de Princeton et se réfère, à titre d’exemple, à la pratique de l’assaut chez Hemingway. Cette faiblesse est d’autant plus étonnante que l’auteur insiste dans son premier chapitre sur l’apport de ce type de source. On peut ajouter que Randall Collins est lui-même l’auteur d’un roman (1978). Sur cet opus, l’appétence littéraire de Collins et son appréciation de la valeur sociologique d’œuvres telles l’Ulysse de Joyce, voir Collins, 2000.

[4] Certes, dire que les auteurs de fiction ou de théâtre font de l’analyse sociale ne signifie pas que ces œuvres ne seraient « que » de la sociologie, leur dessein n’étant ni de présenter ce qui est déjà connu, stéréotypé, ni d’emprunter des codes familiers. Mais, comme le souligne Howard Becker (2009), le critique le plus formaliste doit admettre qu’une partie de l’impact de ces chefs-d’œuvre dépend de leur contenu sociologique et du public qui estime que le regard porté sur la société est, d’une certaine manière, « vrai ». Becker rappelle ainsi combien de nombreuses œuvres peuvent être perçues comme des descriptions littérales et vérifiables d’une organisation sociale. La vérité présumée de la représentation artistique d’un fait social serait même un élément essentiel de notre appréciation de celle-ci en tant qu’œuvre d’art. Ainsi, non seulement il n’y a pas forcément contradiction entre art et vérité, mais « dans bien des cas […] la vérité de ce que l’œuvre dit sur la réalité sociale contribue à son effet esthétique » (Becker, 2009, p. 138). L’auteur illustre son propos d’exemples, dont la critique, par Adam Hochschild, de l’interprétation décontextualisée d’Au cœur des ténèbres, qui n’aurait pas été dénuée de motivation politique chez des Européens et des Américains ayant longtemps répugné à considérer l’ampleur de la violence coloniale. C’est pourquoi l’on trouverait plus confortable de voir dans la collection des têtes de Kurtz un « transfert macabre » et de localiser les sources de cette monstruosité dans l’imagination de Conrad.

[5] Comme, inversement, les périls de l’enquête en situation de violence ont fait l’objet de consistants commentaires. Voir notamment : Amiraux, Cefaï, 2002.

[6] Randall Collins a insisté ailleurs sur le profil des terroristes leur permettant de passer inaperçus. Ainsi, à rebours de la représentation commune d’auteurs d’attentats-suicides perçus comme des tueurs endurcis et sanguinaires et des stéréotypes sur la classe moyenne, les personnes « calmes et dociles » appartenant à cette dernière constituent les meilleurs dispositifs explosifs humains (Collins, 2008).

[7] Film de 1964 de l’anthropologue et cinéaste Robert Gardner, sur l’existence des Dani, une communauté isolée des hautes terres de Nouvelle-Guinée ; Gardner y menait, entre 1961 et 1962, une expédition pour le musée Peabody.

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