Les chercheurs de l’équipe Mit (Mobilités Itinéraires Territoires), dirigée par Rémy Knafou, nous ont récemment livré le premier tome d’un travail à double détente sur le tourisme. C’est un livre collectif mais très cohérent, roboratif, souvent drôle, toujours écrit avec force, la titraille représentant un résumé justement accrocheur et incitant à la réflexion : le sous-titre, déjà, « Lieux communs », exprime la tension entre tourisme de masse et singularité des lieux.
Dans « Pourquoi tant de haine », la première partie, les auteurs se livrent à une destruction en bonne et due forme d’un vaste corpus de texte qui comprend à la fois des énoncés populaires et savants. À ce jeu de chamboule-tout, où ils prennent un gourmant plaisir, nos chercheurs ne font tout particulièrement mordants pour leurs collègues spécialistes du tourisme, et notamment les géographes (voir p. 34, par exemple). De nombreuses citations montrent que, sur le tourisme, on peut dire tout et n’importe quoi. On peut d’abord se prévaloir très explicitement d’une idéologie à la fois naturaliste et anti-urbaine, qui suppose que le tourisme est une fuite vis-à-vis d’un monde forcément détesté parce que contraire à nos besoins naturels : celui de la ville. On peut aussi prétendre, sans le démontrer, que la démocratisation du tourisme nuit inévitablement aux lieux touristiques, supposés toujours-déjà là et fondamentalement fragiles. Par la même occasion, ce sont aussi des préjugés contre les « masses » et même contre les femmes (avec leurs talons !) que véhiculent ces discours.
Un Monde à partager.
Une fois démontée cette antienne, le parcours se poursuit par une analyse sociologique et anthropologique du touriste, cet « être déplacé », qui cherche d’abord à se faire du bien, ce que pensent les auteurs, on ne saurait lui reprocher mais peut aussi, du même mouvement, entreprendre une exploration des altérités de la planète, avec les apports et les limites de l’exercice. Dans cette aventure, le touriste bénéficie d’un capital spatial important qu’il a constitué au fil de ses voyages mais aussi de sa culture scolaire et même des guides, qui, malgré leur propension à véhiculer des stéréotypes, sont aussi, bon an mal an, des vecteurs d’une éthique de la découverte et du respect.
Enfin, après cette longue analyse du lieu touristique comme espace générique, on entre dans le détail du « tourisme en ses lieux ». Cette dernière partie est l’occasion de présenter une typologie sophistiquée en huit grandes espèces, qui prend en compte un fait majeur : la relation croissante entre espace touristique et espace « banal » (pour reprendre une expression chère à Milton Santos), c’est-à-dire espace généraliste, non spécifiquement touristique. Les grandes villes sont des lieux touristiques majeurs, quels que soit leur climat et leur éloignement de la mer ou de la montagne, tandis que, inversement, les ” stations ” construites de toutes pièces deviennent tôt ou tard de vraies villes. Ce constat, fait sur le terrain y compris sur la Costa Brava ou à Benidorm, est la réponse du livre à l’idée, trop rapide, selon laquelle « trop de tourisme tue le tourisme ».
Ce livre prend une place tout à fait respectable parmi les ouvrages de recherches écrits par des historiens ou des sociologues. Il va sans doute plus loin que beaucoup de recherches publiées dans la déconstruction des idéologies anti-touristiques, au point que l’on se prend à penser parfois (par exemple à la lecture des « Préceptes » du Mit, p. 76), qu’il s’agit d’un travail à visée normative et performative. On se demande même si les auteurs n’ont pas voulu d’abord défendre une certaine idée du tourisme, habilement dissidente par son refus du moralisme, qui prônerait un hédonisme désinvolte, face au mythe, facile à dégonfler, de l’anthropologue amateur.
Comme on le voit ici une fois de plus, les ressources extra-scientifiques peuvent conduire à des idées et à des analyses fort utiles à la connaissance. La « sainte colère » des auteurs nous aide ainsi à comprendre une chose essentielle : le tourisme n’est pas une « branche » économique parmi d’autres, c’est un moment de plus en plus prégnant et de plus en plus décisif de notre rapport au monde – qui est aussi désormais un être-au-Monde. Les auteurs nous en avertissent dès la première page : la dispersion d’après Babel, ce sacré aménagement du territoire imposé aux hommes pour les punir de leur intelligence et de leur grandeur prométhéenne, devient aujourd’hui un paramètre essentiel du Monde mondialisé. Mondialisation « subversive » mais pacifique, le tourisme n’a pas pour effet, malgré ses contradictions, d’uniformiser la planète pour la bonne raison que son succès découle pour une part et, peut-on penser, pour une part croissante, de la recherche de l’altérité. Le risque serait même que le tourisme tende à figer à un certain niveau l’hétérogénéité de l’espace mondial contre le désir de ses habitants les plus enclavés. Dans cet espace vaste et divers, les pratiques touristiques élargissent aussi le spectre des modalités de l’habiter. Ces séjours temporaires, ancrés ou vagabonds, uniques ou répétés, centrés sur un lieu, sur un territoire ou sur un réseau, fournissent, aux visiteurs comme aux espaces visités, de nouveaux matériaux, pour fabriquer des identités, qui se combinant à celles qui leur préexistent.
Par la magie d’un tourisme, cet habiter-léger, ce lien faible mais désormais fondamental, la sociodiversité des lieux de la planète se mue, de par son existence même, en une virtualité universelle de développement. Tous les points de l’étendue terrestre ont ainsi vocation (comme on disait dans la géographie de jadis) à entrer dans l’espace commun du Monde. Ne serait-ce pas là, finalement, la Bonne Nouvelle ?