En une centaine de pages, accrues d’une chronologie et d’une courte bibliographie de référence, comment aborder l’histoire de la philosophie lorsque l’on n’est pas spécialiste ? Cet ouvrage pose deux séries de questions, la première explicitement, la seconde par son ambition et sa forme : celles des relations de la philosophie à l’histoire ; celles de la vulgarisation des savoirs complexes.
Comment aborder l’histoire de la pensée philosophique ? Cela suppose-t-il la continuité d’un objet qui serait unique, la philosophie, à travers des sociétés pourtant fort différentes, même si l’auteur se « limite » ici à l’occident depuis le 5e siècle avant J-c ? Doit-on faire de l’histoire, ou opter pour la philosophie ? S’agit-il d’analyser une série de courants de pensée et de déterminer précisément leur contexte d’énonciation, ainsi qu’y travaille par exemple Quentin Skinner lorsqu’il détermine les conditions d’expression du discours de Machiavel ; s’agit-il plutôt de tracer le fil conducteur d’une réflexion progressant sur 2500 ans, les locuteurs de cette discipline se répondant d’un siècle à l’autre en un mode de penser éternel, au travers d’une même technique intellectuelle ? Ceux que l’on appelait au 18e siècle les philosophes sont maintenant les « intellectuels », et les histoires des idées ou des intellectuels ne manquent pas (Michel Winock, François Dosse). Par contre, si la philosophie fait de l’histoire et de l’historicité un objet (largement traité dans cet ouvrage), décontextualisé parfois dans la lignée de la dialectique hégélienne, ou si elle tend à paraître comme déshistoricisée, des Idées de Platon à l’éthique de Kant, elle ne se fait pas facilement objet d’histoire.
Précisant sa posture en introduction, Christian Ruby, philosophe et enseignant, définit « la tâche philosophique » : « la philosophie se présente comme une tâche d’intelligibilité, assumée par les philosophes dans un affrontement avec les questions de la cité, des sciences, des arts. Cette tâche ne peut être séparée de l’histoire générale dans laquelle ces questions trouvent leurs propres métamorphoses, démultiplications et refontes. Dès lors, l’acte de philosopher contribue à produire des figures de la pensée qui constituent des significations, des systèmes, des objectifs de réflexion et des concepts dont la rigueur et le développement disent, pour chaque ensemble de conditions historiques, autant d’actes de pensée déployés avec toutes les richesses qu’ils peuvent manifester […], la philosophie participe d’une décision grâce à laquelle un domaine autonome de la culture est défini ; domaine dans lequel il est question de toute culture, de toute la culture, mais “réfléchie”. […] Philosopher ne consiste pas seulement à exprimer le temps auquel on appartient, mais en même temps et d’abord à y risquer une parole qui le déborde, l’entraîne vers l’actualisation de ses possibles. » (p. 4)
L’auteur aborde ensuite avec franchise le problème de la tension entre une conception de la philosophie matérialiste et une autre idéaliste, et annonce son point de vue et sa méthode : écarter toute idée d’une philosophie comme étant la progression constante de la raison (p. 5), refuser une dialectique ou une vision téléologique de l’histoire de la philosophie. Il rejette également l’alternative classique, une histoire de la philosophie pour elle-même, « agitation industrieuse, fortuite, [qui règnerait] dans l’infini d’une histoire innocente ». Il se préoccupera donc des « rebonds » de la pensée philosophique ainsi historicisée, qui se différencie, chaque fois qu’elle se renouvelle, de sa propre expression ainsi que d’autres manières de penser.
Il ne s’agit donc pas d’évoquer le débat d’idées que cherche à retrouver chez Machiavel par exemple, l’historien Quentin Skinner, qui reprend avec précision les conditions, y compris dans le débat intellectuel de son époque, de l’énonciation d’un discours. Même si Christian Ruby ne dédaigne pas de préciser que la pensée philosophique peut être orientée par les conditions précises, matérielles et intellectuelles, ou encore politiques, de son énonciation — ainsi les centres intellectuels autonomes organisés par les princes au 16e siècle qui permettent une pensée dégagée de la scholastique et en rupture avec l’Église, ou encore le totalitarisme qui frappe parfois directement les philosophes du 20e siècle —, puisqu’elle est réflexion produite par une société dans le cadre de la cité (p. 15), les « rebonds » évoqués à grands pas sont une investigation de la façon de concevoir un système permettant de penser le monde, objet toujours renouvelé par l’histoire, réflexion prenant en compte ses antécédents et répondant au questions que posent la pensée et que pose l’histoire. Les problèmes les plus épineux posés par la relation entre la pensée philosophique et l’histoire, comme celui de la relation entre la pensée de Nietzsche et le nazisme, sont pris de front et avec subtilité, sans entrer dans les traditionnelles catégorisations.
L’histoire de la philosophie peut ainsi être considérée comme un champ miné, et peu investi, mis à part dans l’enseignement secondaire où, faite par les philosophes pour que les élèves accèdent aux textes, elle est en réalité une forme d’accès à la philosophie. Mais ces cent pages impossibles à bachoter — on n’y trouve pas de titres évoquant un philosophe ou une École philosophique, ni de résumé d’œuvres philosophiques… mais l’insertion constante des pensées dans le dépliement des rebonds évoqués — incitent à une réflexion sur la vulgarisation, ambitieuse, des savoirs.
La mise en cohérence est avant tout celle des idées, et permet au lecteur de replacer ses connaissances partielles, passées ou ultérieures, dans cette construction progressive de la pensée philosophique. Le tout est d’une densité que le volume de l’ouvrage laisse peu imaginer. Il n’est évidemment pas exhaustif (chaque philosophe y occupe peu de place, et on ne trouvera certainement pas ici matière à faire une mise au point synthétique sur la pensée d’un philosophe), mais permet au lecteur peu aguerri de construire la structure qui lui permettra, au-delà de cet ouvrage, d’appréhender d’autres savoirs philosophiques, d’autres pensées. En cela, l’ouvrage est une introduction et non un ouvrage de référence à solliciter sur des questions précises, mais il est fondamentalement pédagogique : il élève le lecteur, le mène sans ménagements à la philosophie — comme le paida-gôgos, l’esclave chargé à Athènes d’emmener les enfants à l’école — et notamment à une lecture critique et non pas autoritaire de celle-ci.
L’auteur découvre de grands rythmes et de grandes tendances, en relation avec les contextes, à la réflexion philosophique. Si l’ouvrage est découpé en académiques tranches chronologiques, que l’on aurait pu remettre en question (les historiens en tout premier lieu), Ruby précise que « les scansions de l’histoire de la philosophie ne peuvent être enfermées dans des limites chronologiques » (p. 42), ce qui montre la tension permanente dans laquelle se fait ce travail, qu’il tente de dépasser, en tous cas de réfléchir. « L’homme », dit encore Ruby, « est agent d’une scansion dans l’histoire » (p. 56) et donc ni tout à fait acteur ni jouet de celle-ci.
Outils pédagogiques, de petits encarts sont posés en contrepoint de chaque chapitre sur un thème plus autonome par rapport aux découpages chronologiques : « De l’Église à l’espace public », évoquant la distanciation de la philosophie vis-à-vis de la pensée religieuse, pour aller vers un mode de penser proprement politique (p. 54), ou encore « Une philosophie docile ? », qui pose justement les problèmes de la philosophie entrant, tout en cherchant à préserver sa liberté de penser, dans l’enseignement et l’espace scolaire (p. 88). Le découpage de la chronologie finale en « Politique », « Arts et lettres » et « Civilisation et sciences » est décevant et contradictoire avec le propos, puisque qu’il revient à ranger dans les cases les plus classiques (qui se pratiquent dans les classes) ce qui justement était décloisonné par le discours et par la posture philosophique même, dont la plupart des productions se retrouvent étrangement confinées dans « Arts et lettres ». À cet endroit encore, la tension entre un projet ambitieux et des tendances lourdes du genre que constitue l’ouvrage de vulgarisation, est manifeste : le tableau chronologique reprend les traditionnels découpages de l’apprentissage scolaire sans les discuter, privilégiant ici le plus accessible.
L’écriture de l’ouvrage ne permet pas au lecteur d’éviter la réflexion. Le style, métaphorique et conceptuel, pose le problème du langage de la vulgarisation : souvent éclairant, toujours attractif, il est parfois allusif pour un débutant, qui risque, à la lecture de mentions non explicites et sans avoir (encore) les outils pour appréhender les subtilités, de retenir caricature ou confusion, ou encore une sorte de généralité banale. Le vocabulaire peut être également source de perturbation dans une œuvre de vulgarisation. Pour ne prendre qu’un exemple, le terme de « désenchantement » appliqué à la philosophie de la Renaissance au 17e siècle (p. 26), est repris pour évoquer le positionnement difficile du 20e siècle (p. 85), sans que la référence à Max Weber soit explicitée. Au-delà, c’est toute la transversalité des concepts dans l’histoire, pourtant nécessaire à la pensée de la continuité, qui est interrogée : « raison », « sagesse », « démocratie », « éducation », « politique », « dieu », ces termes peuvent-ils avoir le même sens dans des contextes aussi différents que l’Asie mineure au 6e siècle avant J-c, les milieux monastiques à l’époque d’Abélard, le 20e siècle totalitaire d’Hannah Arendt ? La compression réalisée par l’auteur pose cette question de façon plus aigue.
Si la philosophie est une appréhension du monde qui contribue à la construction des fondements (épistémologiques, théoriques) et des méthodes des sciences (sociales entre autres), ce petit livre, qui apporte autant de questions que de réponses, selon la plus haute ambition de la réflexion et de la pédagogie, n’est pas destiné aux seuls étudiants.