Sorti il y a quelques temps déjà, Regards en action. Ethnométhodologie des espaces publics est destiné à servir de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’ethnométhodologie, approche pionnière en son temps mais qui a eu parfois tendance à se renfermer sur elle-même, et témoigne d’une réelle ambition d’ouverture. Cet ouvrage offre une anthologie de textes dont les auteurs usent de méthodes appartenant au courant de l’ethnométhodologie. En partant du constat que l’ethnométhodologie est mal, voire méconnue des milieux intellectuels français, Jean-Paul Thibaud présente son choix de textes emblématiques, représenté par différents auteurs anglophones — de nationalité américaine ou britannique. Aucun de ces dix articles n’a jamais été traduit en français. Son objectif est donc de familiariser le monde francophone avec les questions et les méthodes pratiquées par les chercheurs qui se reconnaissent sous la bannière de ce courant, d’une part afin de savoir précisément ce que recouvre le terme d’ethnométhodologie, d’autre part afin que les noms de David Sudnow, Harvey Sacks, Michael Lynch… etc. ne sonnent plus de manière totalement étrangère à l’oreille du chercheur français en sciences sociales. L’ouvrage dresse donc les grandes lignes de cette discipline et expose sa variété à partir d’articles fondamentaux qui posent les bases d’« une introduction à l’ethnométhodologie » (p. 41), comme Thibaud l’explique dans la présentation de ce recueil. Certains textes sont à proprement parlé des textes à visée méthodologique. D’autres tentent de rapporter des situations très précises, où le contact oculaire est précieux dans l’interaction engendrée entre individus, puisqu’il permet la mise en place de comportements adéquats dans des situations quotidiennes, par exemple, la gestion de la circulation entre piétons ou entre automobilistes, l’organisation des avions dans une tour de contrôle d’un aéroport à partir de coups d’œil furtifs…etc. Que nous apprennent alors ces textes ? Ces chercheurs considèrent tout d’abord leurs pratiques comme une « réflexion sur le faire » (p. 22) où le regard, celui de l’observateur et celui des observés entre eux, joue un rôle primordial. En ce sens, le regard est à la fois un outil méthodologique et l’objet de la recherche. En effet, l’étude du regard se situe au cœur de l’action entre individus, qui est elle-même analysée par une succession d’instants ordinaires où un regard anodin devient par conséquent essentiel. L’approche du terrain se conçoit donc comme une analyse rendant visible des détails tellement habituels de la vie courante, qu’ils en deviennent invisibles. Au-delà de la décomposition des petits actes du quotidien des individus, cette discipline ambitionne une fine lecture de la ville et de l’urbain. C’est d’ailleurs d’une manière générale le prisme de l’espace public urbain qui façonne la lecture de ces « regards en action ». L’observation s’élève comme l’outil d’investigation de tout espace pour l’ethométhodologue et particulièrement pour les « conduites en situation » (p. 23) dans l’espace : les individus sont en quelque sorte pris sur le fait dans leurs comportements ordinaires, devenus automatiques. Le chercheur s’attèle justement à les analyser. L’importance du « comment se comporter en public » ressort ainsi dans plusieurs articles sous divers aspects. L’anxiété pouvant résulter de la manière dont on ne sait comment un espace public d’apparence générique se révèle contenir des règles comportementales très précises, à condition d’« être comme tout le monde » (p. 202). Par ailleurs, plusieurs articles posent la question : comment interpréter le regard de quelqu’un que l’on ne connaît pas ? L’individu paraît maîtriser aisément ce genre de situations quotidiennes et détient la capacité de réagir subrepticement aux yeux éloquents qui lui font face. Le texte de David Sudnow se révèle ainsi particulièrement pertinent au sujet de l’importance du regard. Un simple coup d’œil permet aux individus présents dans un même espace public de savoir comment se comporter. On peut considérer « le coup d’œil » comme un outil d’organisation spatiale qui fournit dans un délai très court des informations qualitatives et quantitatives suffisantes et pertinentes aux individus afin de minimiser leurs interactions. (p. 39). L’efficacité du coup d’œil permet non seulement de voir, mais également dans certains cas de faire semblant de ne pas voir. Il offre la possibilité de « se rendre volontairement indisponible à tout contact oculaire » (p. 67). Le coup d’œil paraît agir en ce sens comme une véritable protection au sein de l’espace public.
La méthodologie pratiquée mérite quelques précisions. Jean-François Augoyard interpelle le lecteur dès la première ligne de la préface en employant l’expression « mise en pièces du citadin » (p. 9) pour qualifier la méthode pratiquée par cette discipline. Il s’agit bien de traquer toutes les actions et interactions que les individus engagent dans des actes ordinaires. Les individus commettent en effet un nombre incroyable de micro-actions à l’origine d’un regard, qui peuvent être exploitées. Ainsi, Harvey Sacks dans l’article « échanger des regards » expose à ses étudiants comment établir une méthode d’observation adéquate afin de capturer au mieux les regards de personnes ordinaires. La méthode proposée par ce professeur n’est alors pas évidente à transmettre à de jeunes étudiants et repose essentiellement sur la subjectivité de l’enquêteur. Il étudie les phénomènes en acte, comme tous les auteurs présentés dans l’ouvrage, à partir de la perception visuelle. Sa démarche est intéressante : il propose en effet une approche du regard comme une action. C’est en quelque sorte l’article emblématique de ce livre. L’efficacité de la méthode est suspendue à la qualité du regard de l’enquêteur qui se pose avec acuité sur les regards échangés en public dans un lieu urbain. Quoi qu’il en soit, comme l’exprime Harvey Sacks, l’œil du (jeune) chercheur doit s’aguerrir. « Je passe beaucoup de temps à regarder des gens regarder les gens et échanger des regards. Souvent ce n’est pas bien sorcier de voir que des gens échangent un regard. » (p. 84)
Néanmoins, certaines conclusions peuvent laisser le lecteur perplexe. L’ethnométhodologie peut glisser dans des conclusions simplistes. Par exemple, à partir de l’étude des dispositifs circulatoires des piétons dans l’espace urbain, Eric Livingston, à partir du travail d’une sociologue newyorkaise, aboutit au fait que les piétons s’évitent sur les trottoirs… Il appert que les stratégies d’évitement sont intéressantes mais peut-être faudrait-il pousser les investigations jusqu’à l’obtention de résultats plus flagrants sur la stratégie en elle-même. En effet, les piétons paraissent éviter toute interaction directe, mais ce résultat est déconcertant car il ne paraît pas suffisant. Ne devrait-on pas y voir au contraire la mise en place d’une interaction par le biais de cette stratégie d’évitement ? Avant de s’éviter les individus s’arrangent pour optimiser leur futur évitement. C’est bien cette stratégie d’évitement, au cœur d’une véritable interaction, qui paraît intéressante.
Au final, on ne peut que se féliciter de cette publication de la traduction française de ces textes que le chercheur n’aurait pas été forcément dénicher et qui permet de faire le point sur les apports de cette discipline.
Jean-Paul Thibaud, Regards en action. Ethnométhodologie des espaces publics, Bernin, À la croisée, 2002. 262 pages. 24 euros.