Un jour, le coq Chantecler se réveilla en sursaut : il venait de rêver qu’une pelisse rousse dont les bordures étaient faites d’os lui était enfilée de force sur le dos. Toujours avisée, sa commère la poule Pinte lui expliqua qu’il était inutile de chercher bien loin l’explication du songe : Renart le goupil venait justement de passer à proximité du poulailler et Chantecler l’avait sans doute entre-aperçu dans un demi-sommeil. L’avertissement n’empêchera pas le coq de se faire emporter par Renart, mais, dans un geste désespéré, il parviendra tout de même à échapper à son agresseur.
Pourquoi raconter ici ce fameux conte de la fin du 12e siècle ? Parce que Tobie Nathan dans sa Nouvelle interprétation des rêves s’appuie sur un récit étonnamment similaire pour exemplifier sa propre théorie, à titre, dit-il, de « métaphore » (p. 30) : un babouin endormi est subrepticement approché par une panthère ; dans son sommeil, il perçoit le danger et en conçoit un cauchemar qui le réveille en sursaut, geste qui parvient à faire fuir le fauve. D’où les deux remarques proposées par Tobie Nathan : « le cauchemar permet de percevoir les yeux fermés un aspect du monde à l’importance vitale pour le sujet » (p. 31) et « le cauchemar est fonctionnel — sans doute pas à chaque fois, mais son déroulement peut conduire au salut du dormeur puisque la panthère a cette fois pris la fuite, épargnant le jeune babouin » (p. 32). On laissera le lecteur juger de la pertinence de cette inférence proposée à partir d’un récit scientifiquement invérifiable (Tobie Nathan n’en donne d’ailleurs aucune source), mais dont la couleur exotique ne nous étonne pas de la part du père de l’ethnopsychiatrie, discipline dont la principale originalité est d’ouvrir l’horizon des thèses et outils de la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse sur l’apport des cultures extra-occidentales. En l’occurrence pourtant, l’Afrique n’a rien apporté de neuf que l’Occident ne connaissait déjà par Le Roman de Renart… Admettons toutefois que les deux exemples puissent se renforcer l’un l’autre : la rencontre d’une tradition africaine et d’un conte français du Moyen Âge ne corroborerait-elle pas une certaine « universalité » de la compréhension du rêve comme informateur de dangers proches ? Encore faudrait-il, dans ce cas, admettre que la sagesse des nations a valeur de preuve expérimentale !
De fait, cet exemple illustre bien les ambiguïtés et les dangers de la méthode ethnopsychiatrique. Le livre de Tobie Nathan est passionnant dans sa très érudite confrontation des théories et des expériences les plus diverses, récoltées dans le monde entier et à toutes les époques, sur le rêve, mais l’idée que les cultures traditionnelles sont, sur le plan du savoir, à mettre sur le même plan qu’une science occidentale que l’on ne peut plus aujourd’hui taxer, sans abus de langage, de rationalisme obtus, reste un a priori qui — même conforté par la bien-pensance moderne — demande à être vérifié par autre chose que des métaphores.
Le combat avec Freud.
Comme on peut s’y attendre à la seule lecture de l’intitulé de son livre, la principale bête noire de l’auteur est Freud, alors même (mais ceci explique peut-être cela) qu’ils ont en commun une même imprégnation talmudique. Tobie Nathan ne manque ainsi pas une occasion de rabaisser l’originalité de Freud en estimant que « la rupture que Freud prétend avoir introduite en 1899 […] n’en est pas véritablement une » (p. 78) ou en remarquant, comme en passant, que « Freud emprunte en effet à Artémidore bon nombre de ses équivalences symboliques » (p. 228). Mais la charge manque parfois sa cible : il est faux de dire que Freud n’est « jamais revenu sur les principes généraux définis en 1899 » (p. 236), et Tobie Nathan a trop beau jeu de citer en note des reprises secondaires de sa théorie par Freud, car il oublie que ce dernier a précisément donné des compléments non négligeables à sa réflexion sur le rêve dans Au delà du principe de plaisir et dans la Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, dont la 29e leçon est précisément intitulée « Révision de la doctrine du rêve » !
Si l’idée que, trop préoccupée de retrouver des schémas oedipiens, « l’interprétation psychanalytique échoue dans la restitution de la singularité » (p. 80) peut apparaître pertinente en théorie, elle fait par trop bon marché de la réalité de la pratique analytique qui a su assouplir ses présupposés pour se conformer précisément à une méthode de déchiffrement à laquelle Tobie Nathan nous semble insuffisamment rendre hommage. Ainsi écrit-il, comme s’il avait lui-même découvert cette règle : « l’interprétation d’un rêve doit se rechercher dans ses détails, comme si le rêve avait inversé l’ordre naturel de construction d’un récit » (p. 117)… Estimer par ailleurs que « l’interprétation de Freud s’oppose à celle des onirocrites anciens par le fait qu’elle se contente d’établir un constat, qu’elle n’ouvre sur aucun avenir, sauf celui du traitement psychanalytique » (p. 130) relève d’une ironie un peu facile : on se souvient en effet que Freud s’était vanté de n’avoir guéri personne ! Mais ici encore, les dénis personnels du père de la psychanalyse ne sauraient véritablement servir d’argument contre la fécondité de sa méthode.
Signalons aussi que dans une interview donnée au Magazine suisse L’Hebdo, Tobie Nathan avouait mal connaître Jung, ce que l’on constate en effet en lisant son livre, dans lequel une mise au point sur les rapports de certaines des thèses qu’il avance avec la notion jungienne d’« inconscient collectif » mériterait d’être faite. La conception de Jung n’est en effet pas, comme on le croit trop souvent, celle d’un melting-pot indigeste résumable dans l’idée que tout est dans tout, mais plutôt d’un réservoir susceptible d’être réactualisé avec d’infinies variations selon les individus et selon les contextes. Évoquant à plusieurs reprises la forte probabilité qu’il existe des inconscients culturels, Tobie Nathan fait un pas net dans cette direction.
Ambiguïtés idéologiques.
Mais c’est au fond toute l’idéologie qui sous-tend son ouvrage qui manque de clarté : notre ethnopsychologue recherche-t-il un savoir objectif sur le rêve ou tente-t-il de réintroduire dans notre société une part d’irrationalisme qu’elle aurait malencontreusement refoulé ? Le livre refermé, le lecteur demeure… songeur.
Le postulat de départ du livre est clair : pour Tobie Nathan, qui avoue sur ce point son plein accord avec son coreligionnaire Freud, le rêve mérite d’être interprété. Mais, au fond, qui affirme vraiment le contraire aujourd’hui ? Tobie Nathan nous apprend sans autre précision que « les théories affirmant que le rêve est une façon de reconstruire la mémoire […] ont également été réfutées » (p. 65), mais on aimerait en savoir un peu plus ; et surtout on serait curieux d’apprendre en quoi cette fonction possible est incompatible avec celle qui va être décrite dans son ouvrage. Si Michel Jouvet, le découvreur du sommeil paradoxal, est dûment cité par Nathan, son émule américain J. Allan Hobson est par contre complètement passé sous silence, alors que son idée du rêve comme « miroir remarquable de notre état interne » (Hobson 1992, p. 370) offre plus d’un point de rencontre avec la théorie de l’ethnopsychologue.
Cela dit, le débat sur la signification du rêve est vivace depuis (au moins !) l’Antiquité : Homère distinguait les rêves « vrais » (ceux qui passent par la « porte de corne ») des rêves « faux » (ceux qui passent par la « porte d’ivoire »), et les partisans de la prééminence des uns et des autres n’ont cessé dès lors de s’affronter. Le christianisme, qui pouvait difficilement minimiser l’importance des songes prémonitoires dans la Bible, a pourtant tenté dans un premier temps de diaboliser le rêve, avant d’en libéraliser, au cœur du Moyen Âge, l’interprétation (voir Corbellari 2007), ce qui a valu à la littérature occidentale la formidable floraison de rêves qui peuplent, selon des modalités extrêmement contrastées, les chansons de geste, les romans arthuriens, les contes pieux et même les fabliaux. On ne s’attarderait pas ici sur ce point si Tobie Nathan ne dédiait au Moyen Âge l’une des pages les plus méprisantes et les plus mal informées de son livre, estimant unilatéralement que « le Moyen Âge chrétien a progressivement jeté l’anathème sur le rêve, sur tous les rêves, devenus lieux privilégiés des tentations de Satan » (p. 50).
Cela dit, la croyance en la signifiance anticipatrice des rêves est une thèse forte que Tobie Nathan défend avec conviction et qui nous semble éminemment crédible. Freud voyait simplement le rêve comme un « désir réalisé », ce qui l’obligeait aux pires contorsions pour justifier l’imaginaire souvent éminemment indésirable des visions nocturnes. En commençant son livre par une analyse du cauchemar (catégorie que Freud — et pour cause ! — ne traite jamais pour elle-même), Tobie Nathan semble prendre le contre-pied de son prédécesseur, ce qui lui permettrait de compléter la théorie de ce dernier en affirmant que le rêve traite aussi bien des désirs que des peurs. Mais, sans doute par crainte d’affaiblir sa position en faisant des concessions à son adversaire, il radicalise ses propres formulations jusqu’à énoncer d’inutiles paradoxes, et semble souvent emporté par son désir d’exprimer en termes frappants des conceptions qui, du coup, n’en deviennent plus qu’à demi convaincantes.
Paraphrasant Hegel (« être c’est être devenu »), Tobie Nathan lance la formule « rêver, c’est toujours recevoir une interprétation » (p. 16), alors que le point crucial nous semble plutôt de se souvenir d’un rêve ; la question peut sembler de détail, mais on ne rappellera jamais assez que l’un des droits fondamentaux de la personne est le droit à l’oubli ! On appréciera par ailleurs l’idée que « si le rêveur ne sent pas de frustration au réveil, c’est qu’il a été “rassasié de réalité” en rêve », mais pourquoi continuer la phrase par les mots « et que son rêve se réalisera avec certitude » ? (p. 132) Le grand critique littéraire Marcel Raymond mentionne à de nombreuses reprises, dans le Journal des dernières années de sa vie (1988), des rêves heureux où il revoit sa femme défunte ; l’expression « rassasié de réalité » s’applique on ne peut mieux à l’état d’esprit qu’il décrit dans ces cas, mais il est bien évident que cela ne ressuscite pas son épouse, et qu’au contraire le rêve a fourni un exutoire salutaire à un désir impossible.
Dans son analyse du cauchemar, l’exemple du babouin pousse Tobie Nathan à dire « qu’au réveil [le rêveur] se trouvera plongé dans une situation comportant un danger grave pour sa survie, sa vie privée, sa carrière sa famille » (p. 42), ce qui, ici encore, ne peut, la plupart du temps, être vrai que métaphoriquement : pour quelques cas où le cauchemar fonctionne effectivement comme avertisseur, combien d’autres qui ne sont que les séquelles traumatiques d’une situation depuis longtemps dépassée. On peut à la rigueur dire qu’il y a toujours danger, mais à condition de préciser qu’il se trouve uniquement dans la tête du rêveur ! Enfin, on admettra qu’une affirmation comme « le texte d’un rêve doit se lire en relation avec les lendemains (et non pas avec le jour), car le rêve de la nuit laisse ses traces réelles le jour — jour qu’il contribue à construire » (p. 73) est inutilement restrictive. Pourquoi le rêve ne servirait-il pas à la fois à mettre la mémoire à jour et à préparer les scénarios du lendemain ?
Une théorie focalisée sur l’avenir.
La mise au jour de cette dernière fonction constitue le centre de la démonstration de Tobie Nathan. Mais lui est-elle bien propre ? Pour lui, comme pour Jouvet (1998), le rêve « permet [“confirme” ne suffirait-il pas ?] le maintien de l’identité durant le sommeil » (p. 82). La griffe du psychologue se marque néanmoins dans un intéressant développement aboutissant à l’idée que le rêve sert à « restaurer la personne dans sa singularité » (p. 72). L’activité onirique permettrait de réagencer « les éléments issus de la déconstruction des organisations mentale de la vie éveillée » (p. 162), élaborant des scénarios et produisant « inlassablement des combinaisons nouvelles ». Ainsi, le rêve « est infatigable créateur de mondes possibles » (p. 123), ce qui en somme rejoint Hobson pour qui le rêve peut faire « surgir de nouvelles idées, de nouvelles solutions à de vieux problèmes prenant forme, consciemment ou inconsciemment » (Hobson 1992, p. 370). Mais ici encore, quel démon pousse notre ethnopsychologue à affirmer que parmi ces « combinaisons nouvelles […] se trouve nécessairement celle qui prendra forme dans la vie du rêveur dans un avenir plus ou moins proche » (p. 123) ?
De fait, nous en arrivons au point le plus délicat de la démonstration de Tobie Nathan : lorsqu’il parle des interventions des « invisibles non humains » (p. 26) ou qu’il décrit le rêve comme « l’espace où divinités, esprits, démons et plus généralement êtres culturels peuvent manifester leur présence à la personne » (p. 73), ces expressions sont-elles métaphoriques ou témoignent-elles du mysticisme de notre auteur ? Cette ambiguïté n’est levée à aucun moment, si bien que l’idée d’un rêve unilatéralement prémonitoire finit par s’imposer à l’esprit du lecteur comme une forme de nouvelle révélation.
Mais que la prédiction soit « le seul énoncé moralement acceptable sur le rêve » (p. 162) est un problème qui ne concerne finalement que le thérapeute, « moralement » tenu, en effet, d’aider son client. Toutefois, Tobie Nathan évacue la question gênante de l’infaillibilité de l’analyste en effectuant ce qu’on pourrait appeler un passage dans une autre dimension. Et c’est ici qu’intervient le Talmud, qui nous apprend qu’un rêve peut être décrypté de cinq manières différentes par cinq interprètes distincts et se voir également avéré selon les cinq prédictions. Ainsi relativisée, l’idée d’une nature nécessairement prémonitoire du rêve semble devenir acceptable, mais cela rend-il nécessaire l’affirmation d’origine éminemment psychanalytique qu’« aucun rêve ne peut pas être interprété par le rêveur lui-même » (p. 15) ? On se permet d’en douter.
Propositions de synthèse.
Pour notre part, nous sommes moins sensibles au plaidoyer thérapeutique du livre qu’à sa vertu syncrétique ; au prix de quelques reformulations et d’une clarification allant dans le sens d’une remise à leur place des développements métaphoriques (mais n’oublions pas que l’ouvrage respecte les normes d’une collection grand public : pas plus de 250 pages, avec obligation de rejeter toutes les notes documentaires dans un appendice digeste), on pourrait aboutir à un discours vraiment solide et englobant sur la question du rêve. On en proposera ici l’essentiel en quelques propositions synthétiques :
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le rêve n’est pas le gardien du sommeil, comme le voulait Freud (induit en erreur par une conception physiologique erronée du phénomène), mais celui de notre intégrité psychique ;
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il utilise les matériaux conservés dans notre mémoire à long et à court terme et donc, pour une part considérable, dans notre inconscient ;
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il nous informe de nos désirs et de nos craintes que nous les ayons ou non formulés ; plus généralement, il est le reflet de ce qui nous préoccupe secrètement ;
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il est créateur, dans le sens qu’il ne se contente pas de faire défiler à notre esprit des éléments inertes, mais les réagence, les réélabore et produit parfois des combinaisons inédites et véritablement porteuses de sens et d’avenir ;
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se souvenir de nos rêves est un indice fort de ce que nous pouvons en tirer quelque chose pour la conduite à venir de notre existence.
Toute généralisation ou extrapolation de ces points particuliers nous paraît dangereuse, pour ne pas dire démagogique. Tobie Nathan reconnaît lui-même l’existence de rêves qu’il appelle « effervescences » et qui ne sont, selon ses dires, que des « sortes d’ébullitions passagères, immédiatement compréhensibles et qui ne nécessitent pas d’interprétation » (p. 190). Mais une classification des rêves ne peut avoir qu’une valeur relative. Chacun sait par expérience qu’il est impossible de faire une distinction nette entre types de rêves : le signifiant et l’insignifiant semblent s’y mêler sans cesse, de même que le puéril et le sérieux, l’agréable et le troublant, le rassurant et l’angoissant. Seuls les pires cauchemars s’accompagnent d’une sensation physique caractérisée (la fameuse impression d’étouffement) ; celle-ci connaît d’ailleurs elle-même des degrés et n’est pas toujours considérée comme discriminante. Notons en passant que l’ancien français n’a pas de mot spécifique pour désigner le cauchemar (le mot lui-même n’apparaît timidement dans la langue qu’à la fin du 14e siècle). Bref, le rêve est un dans son processus général, mais son contenu et sa valeur heuristique varient à l’infini, non seulement selon les individus, mais aussi selon les temps et selon les circonstances. Postuler qu’il décrit quelque chose qui finira toujours, d’une manière ou d’une autre, par arriver est, au mieux un abus de langage, au pire une escroquerie. Beaucoup de rêves d’angoisse sont précisément l’indice d’un échec (pas forcément définitif, il est vrai) du travail onirique dans l’élaboration d’une solution de vie satisfaisante. Il faut laisser à l’esprit la possibilité de se tromper et même d’errer : c’était d’ailleurs là le sens du mot rêver jusqu’au 17e siècle…
Si nous faisons confiance, éveillés, à nos capacités mentales, nous n’avons aucune raison de nous défier d’elles lorsqu’elles nous livrent les résultats de leur activité nocturne. Mais cette acceptation doit nous permettre, précisément, de raison garder : l’enseignement du rêve n’est ni fatal ni contraignant, il représente, au mieux, l’opinion d’un nous-mêmes plus lucide. En faisant un oracle infaillible, nous abdiquons notre liberté et retombons entre les mains des puissances illusoires auxquelles il nous enjoint précisément de résister. À moins que ce ne soit entre les mains des psychologues… ce qui n’est guère plus réjouissant !
Tobie Nathan, La Nouvelle interprétation des rêves, Paris, Odile Jacob, 2011.