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Serendipity.

Étudier le cyberspace islamique : du panorama à l’ethnographie.

Gary Bunt, iMuslims: Rewiring the House of Islam, 2009.

Image1Auteur de deux ouvrages pionniers consacrés à l’islam sur internet (Virtually Islamic en 2000 et Islam in the Digital Age en 2003), Gary Bunt procède, avec iMuslims, à une mise à jour de ses travaux à la lumière des évolutions capitales survenues au cours de la dernière décennie. D’une part, l’accès à internet des pays à majorité musulmane s’est considérablement amélioré, tant en termes de taux de connexion que de diffusion du haut débit. D’autre part, l’internet lui-même s’est profondément transformé avec l’avènement du web 2.0, caractérisé par une interactivité accrue (forums, blogs, réseaux sociaux, sites de partage de vidéo) et l’approfondissement de la dimension multimédia.

L’ouvrage s’ouvre avec un chapitre introductif consacré à l’identification de l’internet islamique, défini comme les régions du cyberspace auxquelles est associée une « identité spécifiquement islamique » (p. 7). iMuslims portera donc sur des composantes du web caractérisées par la présence du référent religieux musulman, avec une exception notable sur laquelle nous allons bientôt revenir. Le deuxième chapitre étudie le problème de l’accès des musulmans à internet, des points de vue tant technologique et économique (taux de connexion) que politique (contrôle et censure). Le troisième chapitre traite de la transposition sur le web des rituels islamiques (prière, pèlerinage, mariage), ainsi que de la manière dont internet est utilisé par de grandes figures religieuses telles que le cheikh égypto-qatari Youssef el-Qardawi. Le quatrième chapitre décrit, pays par pays, la blogosphère « islamique ». On s’étonnera ici de l’inclusion d’un certain nombre de blogs certes animés par des individus vivant dans des pays à majorité musulmane, mais n’exprimant en rien cette « identité spécifiquement islamique » évoquée par Bunt au début du livre. L’auteur reconnaît ce fait, sans réellement justifier son choix au regard de sa propre définition du cyberspace islamique (pp. 133-134). Les deux derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’utilisation d’internet par des acteurs islamistes engagés dans des activités militaires, dont en particulier la mouvance jihadiste ainsi que les militants irakiens et palestiniens.

D’un point de vue disciplinaire, Bunt se rattache au champ des « études religieuses » (religious studies). Ces dernières n’ont pas réellement d’équivalent dans le champ académique français, où des traditions disciplinaires telles que l’islamologie, l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie demeurent prédominantes dans l’étude du fait religieux. C’est en référence à cette tradition académique que l’auteur définit son approche, laquelle consiste à « dresser l’inventaire » du phénomène étudié et à « cartographier le champ » (p. 4).

De fait, iMuslims propose un riche panorama de l’internet islamique à la fin des années 2000. Outre un travail de documentation considérable, le principal mérite de l’ouvrage est donc d’offrir un « instantané » d’une réalité en perpétuelle mutation. À ce titre, iMuslims se révélera sans doute une source très utile pour les futurs chercheurs qui étudieront l’internet islamique dans une perspective diachronique. On soulignera ici que l’ouvrage propose un panorama du web islamique à la veille du printemps arabe et facilitera donc l’évaluation des changements induits par ce dernier.

La volonté d’exhaustivité qui caractérise le livre constitue aussi son principal défaut, du moins pour le lecteur en quête d’une approche moins descriptive qu’analytique. On est ici face à une énumération raisonnée plutôt qu’à une véritable cartographie qui mettrait en évidence réseaux, flux et circulations. En outre, le nombre de thématiques abordées est tel qu’aucune n’est traitée en profondeur, à l’exception du web jihadiste, objet de deux chapitres spécifiques qui, parce que les plus denses, sont aussi les plus intéressants.

Le manque de profondeur analytique d’iMuslims est d’autant plus regrettable que le web, notamment dans sa version 2.0, pose des questions fondamentales du point de vue de la sociologie des religions et des médias. Quels changements les médias électroniques entraînent-ils dans la relation que les musulmans entretiennent avec leur religion ? À ce jour, une bonne partie du débat suscité par cette interrogation demeure bornée par un postulat moderniste-individualiste. Dans la littérature anglophone, les travaux les plus influents en la matière sont ceux de Dale Eickelman (Eickelman, Piscatori, 1996 ; Eickelman, Anderson, 2003). Selon ce dernier, les mass-médias modernes, dont internet, permettent à un nombre croissant d’individus d’accéder au savoir religieux et d’exprimer leurs opinions en la matière, situation qui conduirait à un éclatement des cadres anciens de l’autorité religieuse (oulémas) et à sa « fragmentation ». Dans une même veine « modernisatrice », Olivier Roy a émis l’idée qu’internet favoriserait une religiosité détachée des cadres de socialisation traditionnels (famille, tribu, quartier) en offrant au croyant-internaute la possibilité de s’affilier directement à des communautés religieuses (groupes salafistes, confréries soufies) (Roy, 2002).

De tels schémas ne sont pas dénués d’intérêts, à condition de les considérer comme des hypothèses de travail devant être démontrées et nuancées sur la base d’éléments empiriques. Or, ces derniers révèlent parfois des surprises. Une récente étude consacrée aux fatwas en ligne montre ainsi que si internet a bel et bien favorisé une « privatisation de la foi », il a parallèlement renforcé les autorités religieuses établies (Sisler, 2011). En outre, les forums électroniques islamiques ne favorisent pas toujours le débat contradictoire (fût-il orageux), mais fonctionnent parfois comme des « pièges idéologiques » à caractère sectaire (Pierret, 2005).

iMuslims reprend pour sa part les thèses d’Eickelman (p. 116 ; p. 278), mais aussi son approche générale, laquelle consiste à souligner les potentialités individualisantes des nouveaux médias plutôt que de se pencher sur leur mise en pratique. Bunt suggère par exemple que le web 2.0 implique un nouveau rapport à l’islam qu’il nomme « wiki-oriented islam » par référence à l’encyclopédie collaborative Wikipédia, exemple le mieux connu d’une « économie horizontale de la connaissance » (p. 2). Rien n’est dit, en revanche, sur la manière dont cette évolution se traduirait concrètement dans le quotidien des musulmans.

Proposer des réponses à ces questions, plutôt que de nouvelles hypothèses (l’utilisation récurrente du conditionnel « may » dans iMuslims est très révélatrice de ce point de vue), aurait évidemment supposé une conception radicalement différente de l’ouvrage incluant des études de cas à caractère ethnographique, au sens d’observation de pratiques en contexte. Nous n’entendons pas seulement par là le fait de suivre des musulmans « réels » à la fois dans leur vie quotidienne et dans leurs activités virtuelles, une tâche dont il faut reconnaître qu’elle n’a rien d’aisé eu égard au caractère le plus souvent privé et/ou anonyme de la navigation électronique. Il est en effet également possible d’ethnographier l’utilisation d’internet sans recourir à d’autres sources que le web lui-même. L’observation approfondie d’un nombre limité de sites permet ainsi d’étudier les pratiques des internautes et d’identifier les potentialités et contraintes propres au média considéré.

Nous en arrivons ici à l’intérêt que pourrait revêtir une approche ethnographique de l’internet islamique du point de vue de la sociologie des médias. On sait que chaque média détermine un type de contenu particulier : dans l’Égypte coloniale, par exemple, l’apparition de la presse conduit certains hommes de religion à délaisser l’écriture scolastique des traités savants pour un style journalistique caractérisé par une langue modernisée, une argumentation simplifiée et une focalisation sur les problèmes du siècle (Hamza, 2012). Qu’en est-il d’internet ? Le fait de s’exprimer sur un site ou un blog détermine-t-il des pratiques d’écriture (ou rhétoriques, puisqu’on peut aussi le faire via un message audio ou vidéo) distinctes de celles de la presse écrite ou de la radio-télévision ?

Ajoutons ici que bien qu’un site web soit en principe une entité déterritorialisée, puisque consultable n’importe où dans le monde, sa portée ne peut-être appréhendée indépendamment du contexte médiatique dans lequel il s’inscrit. Ainsi, les sites islamiques syriens que j’ai consultés lors de mes recherches sont, à bien des égards, similaires aux sites islamiques originaires d’autres régions du monde. Ils revêtent toutefois une importance spécifique dans le champ religieux local dans la mesure où ils constituent le seul type de mass-médias accessible à la grande majorité des hommes de religion, exclus par l’État de la presse écrite et de la radio-télévision. Personnalités et groupes islamiques ont donc fait de leurs sites web des magazines de substitution incluant, par exemple, un éditorial mensuel et des articles variés parfois regroupés dans une rubrique intitulée « la revue » (al-majalla).

En résumé, il nous semble que l’étude de l’internet islamique gagnerait à faire le deuil de la quête d’exhaustivité, laquelle est de toute façon devenue impossible du fait de la croissance rapide des contenus proposés sur le web. La priorité doit en revanche aller à l’ethnographie de pratiques localisées et contextualisées. Seule cette dernière approche permettra d’établir ce qu’internet a réellement changé dans la vie religieuse des musulmans.

Gary Bunt, iMuslims: Rewiring the House of Islam, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2009.

Abstract

Auteur de deux ouvrages pionniers consacrés à l’islam sur internet (Virtually Islamic en 2000 et Islam in the Digital Age en 2003), Gary Bunt procède, avec iMuslims, à une mise à jour de ses travaux à la lumière des évolutions capitales survenues au cours de la dernière décennie. D’une part, l’accès à internet des pays ...

Bibliography

Dale, Eickelman, James Piscatori, Muslim politics, Princeton, Princeton University Press, 1996.

Dale Eickelman, Jon Anderson, New Media in the Muslim World: the Emerging Public Sphere. Bloomington, Indiana University Press, 2003.

Dyala Hamza, « From ‘Ilm to Sihafa or the Politics of the Public Interest (Maslaha): Muhammad Rashîd Rida and his journal al-Manar (1898-1935) », in Dyala Hamzah (dir.), The Making of the Arab Intellectual (1880-1960): Empire, Public Sphere and the Colonial Coordinates of Selfhood, London, Routledge, 2012.

Thomas Pierret, « Functions of the Internet in a Sectarian Islamic Context », in ISIM Review, n°15, Spring 2005, p. 50.

Olivier Roy, L’Islam mondialisé. Paris, Seuil, 2002.

Vit Sisler, « Online fatwas, arbitration tribunals and the construction of Muslim identity in the UK », in Information, Communication & Society, vol. 14, n°8, 2011, pp. 1136-1159.

Notes

Authors

Thomas Pierret

Docteur en Sciences politiques de l’Iep de Paris et de l’Université catholique de Louvain, Thomas Pierret est Maître de conférences en Islam contemporain à l’Université d’Édimbourg. Il est l’auteur de Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (Paris, Puf, 2011).

Partnership

Serendipity.

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