L’auteur, Mathieu Arminjon, est collaborateur scientifique aux Hôpitaux universitaires de Genève. Il coordonne le groupe de recherche de la fondation Agalma (mot qui en grec signifie parure, image, statue, offrande, monument). Titulaire d’un doctorat en sciences de la vie, après avoir commencé ses études par la philosophie et la psychologie, il mène des recherches sur les bases neurobiologiques des concepts psychanalytiques et les modèles neurocognitifs sous-tendant la métapsychologie et la psychologie dynamique. Venant après divers articles dans des revues scientifiques, ces Intentions du corps sont son premier livre. Disons que pour un coup d’essai…
… le commentaire qu’on va lire ne s’inscrit pas dans le champ défini par le sous-titre. Il relève d’un autre champ, celui de la mésologie, mais sondera ici la possibilité de raccorder ces deux champs au cadre épistémique plus vaste qui, sous nos yeux, est en train de supplanter peu à peu le dualisme moderne classique — celui que nous héritons du Livre et qui, depuis Descartes, a séparé l’esprit du corps, fait de la vie une mécanique et aliéné l’histoire humaine de l’histoire naturelle. Il s’agit en somme de remettre les pieds sur la Terre, cela non pas, comme le déterminisme classique, en réduisant le psychologique au biologique et celui-ci au physique, mais en envisageant l’interrelation de ces trois niveaux de l’être.
Qu’apporte, en ce sens, le livre d’Arminjon ? Et d’abord, son propos est-il bien de cette nature ?
Tel qu’annoncé en quatrième de couverture, ce propos est le suivant :
Au siècle du cerveau y a-t-il encore place pour le projet freudien ? Si la psychanalyse veut renouer le dialogue avec les sciences de l’esprit contemporaines, encore faut-il rendre compte de son enracinement dans la biologie. Ce qui n’est évidemment pas sans poser quelques problèmes. Car la psychanalyse se présente comme une discipline protéiforme dont la cohérence interne peut paraître discutable. Le freudisme relève en effet d’un double projet contradictoire. D’un côté, il prétend procéder à une naturalisation du psychisme, c’est-à-dire à l’explication des mécanismes psychiques selon les lois et la méthode des sciences naturelles (physique, biologie). De l’autre, il entend établir une herméneutique des productions psychiques, et attribuer à cet exercice un statut à la fois épistémique et thérapeutique. Présenté ainsi, il semble s’attaquer frontalement à ce qui oppose, depuis toujours, sciences de la nature et sciences humaines. Devant le gouffre séparant le freudisme de lui-même certains l’ont appelé à renoncer à l’une ou l’autre de ses deux ambitions. La présente étude se donne pourtant pour but principal de montrer que le double projet freudien est bien fondé, dès lors qu’il ne s’agit pas de penser ses deux versants sur un continuum mais sur le mode d’une articulation épistémologique. Au-delà des différences dans le lexique et dans le mode d’exposition, le dialogue que le projet freudien peut encore tenir avec les sciences de l’esprit les plus contemporaines ne peut être que fécond.
L’homologie avec ce qui précède cette citation est assez claire. Il s’agit bien d’articuler deux champs — celui des sciences naturelles et celui des sciences humaines — que la science moderne classique a séparés, ce qui se traduit en l’occurrence par l’écart entre la psychanalyse et les sciences cognitives ; et il y aurait déjà, dans le « double projet » freudien, cette volonté de dépasser le dualisme moderne. Voire, de surmonter une aporie bien plus ancienne encore : celle, pour la raison, d’admettre les raisons du cœur, à savoir le sensible et le symbolique. Si l’on en croit un ouvrage récent d’Arnaud Villani (Parménide. Le Poème, suivi de Parménide ou la dénomination, 2011), c’est avec l’Éléate (c. -544/c. -450) que se serait joué, en Occident, le partage entre les deux versants du psychisme humain, l’un vers la raison, l’autre vers la symbolicité. Le Poème serait encore sur cette ligne de partage entre logos et muthos ; mais déjà chez le père de notre philosophie, Platon (-428/-348), le choix du rationalisme serait consommé, comme en témoigne le bannissement des poètes hors de la République. C’est ce même choix qui dictait encore l’une des charges les plus fameuses contre le freudisme, celle d’Ernest Gellner dans The Psychoanalytic Movement : the Cunning of Unreason (1985) — ouvrage du reste curieusement absent de l’abondante bibliographie d’Arminjon. La thèse de Gellner, en bon disciple de Popper, était comme on s’en souviendra que la psychanalyse n’est pas une science, car, telle une religion, elle juge elle-même de ses résultats selon ses propres critères et n’est donc pas réfutable. Or on pourrait en fait retourner à ce rationalisme son propre argument : le propre du symbolisme (celui par lequel l’inconscient accède au langage de la conscience) étant justement d’excéder le principe d’identité, qui depuis Aristote gouverne notre conception du rationnel, en juger selon cette conception revient à s’en tenir, comme une religion, à ses propres critères pour juger de sa propre rectitude. Mutatis mutandis, dans les deux cas c’est contrevenir au fameux théorème d’incomplétude de Gödel : pour pouvoir prouver sa consistance, un système de propositions a besoin d’un référent extérieur à lui-même. Faute de quoi, c’est la nature même du problème qu’on laisse de côté : le fait que, dans le psychisme, le principe d’identité coexiste avec celui de métaphore. Autrement dit, le logos avec le muthos, ou la science avec le sentiment.
Vieille question, donc ; mais venons-en aux termes dans lesquels Arminjon l’aborde à sa manière. Dans cette perspective, qu’apporte Les intentions du corps ?
Arminjon construit son propos en seize chapitres, regroupés en cinq parties : Homéostasie, intentionnalité et représentation cérébrale : la solution freudienne ; Freud et l’homéostat psychique ; La pulsion de mort ou la biologie freudienne assumée ; Le double projet freudien et l’épistémologie de la fiction ; La psychanalyse à l’heure de l’espace global de travail. Parmi les termes ici employés, le premier (l’homéostasie), le médian (la pulsion) et le dernier (l’espace global de travail) peuvent ramasser l’essentiel de l’argumentation.
L’homéostasie (titre du chapitre I) — du grec homoios, semblable, et stasis, position —, c’est la stabilisation, chez les organismes vivants, des diverses constantes physiologiques. Elle permet de penser à une intentionnalité biologique. Avant même que la notion ne soit créée — le terme homoeostasis est utilisé pour la première fois en 1925 par Walter B. Cannon —, elle est préfigurée dans les travaux de Claude Bernard par celle de milieu interne, caractérisant la capacité du vivant à se distinguer du milieu externe, dont par là il s’émancipe dans une certaine mesure en maintenant lui-même ses propres caractéristiques. Bernard parle en l’affaire de constance [1]. Il n’y a pas là fixité, mais régulation de nombreuses variables. Georges Canguilhem en fera le concept central de la théorie du vivant, qui doit « assumer la contradiction selon laquelle la variabilité est finalement la seule constance au sein du vivant » (p. 28).
Chez Freud, il s’agit de la régulation des affects, dans une dynamique dont la base est biologique et où le moi joue le rôle d’homéostat psychique (p. 118). La notion de pulsion (Trieb, cf. treiben, pousser) est au centre de cette problématique, dans la mesure où elle est pour Freud un concept limite entre le psychique et le somatique. La pulsion a sa source dans une excitation corporelle, un état de tension qu’elle vise à supprimer par une décharge d’énergie. Le freudisme en recense diverses catégories, les plus fameuses étant celles de vie (Lebenstriebe) et celles de mort (Todestriebe). Arminjon pour sa part formule le projet de « réintégrer la logique homéostatique, donc pulsionnelle, comme moteur de la vie psychique » (p. 148) ; d’où l’intitulé de la troisième partie, « La pulsion de mort ou la biologie freudienne assumée ».
La notion de pulsion de mort est introduite par Freud relativement tard, dans Au-delà du principe de plaisir (Jenseits des Lustprinzips, 1920). C’est l’une des plus controversées de la théorie freudienne. Elle tendrait à la suppression de toutes les tensions, c’est-à-dire à ramener l’être vivant à l’état inorganique, autrement dit à l’autodestruction (dans une version tournée vers l’extérieur, elle correspond à la pulsion d’agression). Par là, elle insère la mort au sein du processus de la vie elle-même. (On notera en passant que le freudisme rejoint là un point de vue qui s’est exprimé depuis longtemps en Asie orientale, en particulier dans le taoïsme). Pour Arminjon, la régulation ou l’homéostasie dont participent les pulsions relève de ce qu’il propose d’appeler biologos et définit (p. 134) comme « toute forme d’intelligence que manifeste tout organisme vivant, même le plus élémentaire ». Cette intelligence de la vie, cette bio-logique en somme, unifierait chez l’homme les mécanismes émotionnels et cognitifs. L’idée n’est guère éloignée du propos de la phénoménologie, courant qui ne semble pas inspirer Arminjon (la bibliographie ne mentionne ni Merleau-Ponty, dont le concept de chair fait pourtant le pont entre le biologique et le psychique, ni, plus particulièrement, les développements que lui ont donnés, sur la base des sciences cognitives, Lakoff et Johnson dans Philosophy in the flesh, 1999). Quoi qu’il en soit, s’agissant du freudisme, Arminjon montre que :
la cognition n’est pas une simple computation opérée sur des représentations inertes, mais s’accomplit plus ou moins bien selon les charges affectives engagées. Ainsi, la quantité, au-delà des valeurs seuils qui délimitent la zone d’indifférence homéostatique, joue un rôle qualitatif central (p. 135).
Des grandeurs mesurables (idéalement) sont donc par là rapportées à un état psychologique, et le « point de vue du corps » à celui de l’esprit, lequel n’est ni objectivable ni mesurable. Freud préfigurerait ainsi la thèse des marqueurs somatiques de Damasio, et cela grâce à ce tiers terme, entre le stimulus et la réponse, que représente la pulsion.
Dans « L’inquiétante étrangeté » (selon la traduction proposée par Marie Bonaparte de Das Unheimliche), article publié au lendemain de la guerre, en 1919, Freud établit pour la première fois un lien entre mort et répétition. Le terme unheimlich veut dire ici que, là même où l’on est chez soi (heim : home), au sein de l’intimité la plus familière (heimlich), quelque chose d’absolument étranger se tapit. Au sujet des deux termes heimlich et unheimlich, Freud conclut un long développement philologique par ces mots :
Heimlich est donc un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich (irgendwie eine Art von heimlich, p. 50 dans l’édition Folio, 2001).
Pour lui, la mort est, au cœur de la vie, un cas paradigmatique d’inquiétante étrangeté. La pulsion étant inhérente au vivant comme poussée vers le répétition d’un état antérieur, elle exprimerait l’inertie dans la vie organique, et à la limite, son virtuel retour à l’état inorganique. Freud va donc jusqu’à écrire, dans Au-delà du principe de plaisir, « le but de toute vie est la mort et, en retournant en arrière, le non-vivant était là avant le vivant » (cité p. 163). Arminjon en voit une confirmation dans l’adoption récente du « paradigme apoptopique » (p. 167) en biologie. L’apoptose, à distinguer de la nécrose, est un mécanisme programmé de mort cellulaire inhérent à la vie et au développement de l’organisme, au sujet de quoi Jean-Claude Ameisen a pu écrire, dans La sculpture du vivant : le suicide cellulaire ou la mort créatrice (1999) « Nous avons compris que vivre, pour chacune de nos cellules, c’est réprimer chaque jour le déclenchement du suicide » (cité p. 166). Pour Arminjon :
Accuser Freud d’avoir produit une théorie du vivant contre-intuitive ou irréaliste sur le plan biologique est donc infondé. Si la thèse de la pulsion de mort demeure critiquable, ce ne sera donc pas en raison d’une fondation biologique absurde (p. 171).
Dans ce cas et dans certains autres, le projet freudien de fonder la psychanalyse comme Naturwissenschaft apparaît donc justifié. Pour autant, établit-il vraiment le passage entre le biologique et le psychologique ? L’un des derniers textes de Freud, resté inachevé, son Abrégé de psychanalyse (1949), semble s’en tenir à un certain dualisme :
De ce que nous appelons psychisme (ou vie psychique), deux choses nous sont connues : d’une part son organe somatique, le lieu de son action, le cerveau (ou système nerveux), d’autre part nos activités de conscience dont nous avons une connaissance directe et que nulle description ne saurait nous faire mieux connaître. Tout ce qui se trouve entre ces deux points extrêmes nous demeure inconnu et s’il y avait entre eux quelque connexion, elle fournirait tout au plus une localisation précise des processus conscients sans nous permettre de les comprendre » (cité p. 249).
Arminjon montre cependant que c’est là, pour Freud, moins une thèse philosophique qu’une hypothèse de travail relevant d’un « agnosticisme psycho-physique », où « le critère scientifique ne relève plus d’une référence à un substrat jugé plus fondamental mais à une construction conceptuelle jugée en fonction des résultats potentiels qu’elle peut fournir » (p. 263). Arminjon lui-même va au-delà, en discutant les diverses théories de la conscience élaborées sur la base des sciences cognitives. Il utilise en particulier la théorie de l’interpreter de Gazzaniga, qui permettrait de penser le « passage d’une intentionnalité biologique à une intentionnalité psychique » (p. 300) — et qui du reste ne peut manquer d’évoquer la sémiotique de Peirce, comme on le verra plus loin (mais Arminjon n’y fait pas référence). Ses thèses en arrivent au « modèle de l’espace global de travail » (p. 311) avancé par Baars en 1983, et qui lui semble faire consensus. Dans ce courant, il est question, quant au fonctionnement du cerveau, de « concurrence des sous-systèmes », de « coalition » et, pour finir, d’émergence de la conscience.
L’image qui en ressort fournit son titre à l’avant-dernier chapitre : « Pandémonium et hypothèse de l’inconscient ». C’est le cerveau lui-même qui, dans ce modèle autopoïétique, s’organiserait en interpreter. On articulerait ainsi « une explication naturaliste à une herméneutique » (p. 321), articulation qui ne refuserait plus l’hypothèse de l’inconscient, et pourrait donc reconnaître le travail de l’analyse freudienne :
Cela ne veut pas dire que l’inconscient n’existe pas. D’un point de vue physicaliste ou naturaliste, c’est-à-dire en dehors de toute perspective à la première personne, le pandémonium de l’espace global de travail atteste de cette réalité inconsciente. Il y a donc production d’une fiction, dont le résultat reste aliéné à la nécessité de produire à son tour, dans la narrativité, un sujet cohérent. Ce que l’analyste recherche, c’est alors la reconnaissance, dans les termes de la psychologie, des tensions d’arrière-plan que l’interpreter cherche justement à gommer par souci de cohérence. S’il le faut, cela se fera au détriment de la vérité. Ce n’est donc pas un sujet qu’il cherche, mais l’ensemble des sujets à l’œuvre dans ce réservoir pulsionnel qu’il nommait le ça et que Lacan appelait le véritable sujet de l’inconscient (pp. 343-344).
L’une des caractéristiques des grands livres est de susciter la réflexion en dehors même de leur domaine propre ; à savoir d’agir comme des paradigmes. C’est le cas de l’essai d’Arminjon au regard de la mésologie. Cette discipline, initialement issue de la médecine (c’est un médecin disciple d’Auguste Comte, Charles Robin, qui en proposa l’appellation et le programme à la séance inaugurale de la Société de biologie, le 7 juin 1848), s’était plus tard assoupie, évincée qu’elle fut de son trop vaste domaine par ce qui devint la sociologie d’une part, l’écologie de l’autre. Puis la question fut réveillée, dans les années trente, par les thèses d’Uexküll dans le domaine des sciences de la nature (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934, traduit successivement sous les titres Mondes animaux et monde humain, 1965, puis Milieu animal et milieu humain, 2010) et celles de Watsuji dans le domaine des sciences humaines (Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu, 1935, traduit sous le titre Fûdo. Le milieu humain, 2011). Une même distinction essentielle est posée, dans les deux cas, entre le donné environnemental objectif (Umgebung, kankyô 環境) et le milieu qui est propre à une espèce donnée (Umwelt) ou à une culture donnée (fûdo 風土). D’où la question, que spécifiquement se pose la mésologie : comment passe-t-on de l’un à l’autre ?
À deux niveaux ontologiques différents (le vivant en général d’une part, l’humain en particulier d’autre part), il y a homologie entre les deux passages : élaborée à partir de l’Umgebung, l’Umwelt de l’espèce humaine (où, par exemple, une longueur d’onde électromagnétique de 700 nm est perçue comme rouge, ce qui n’est pas le cas dans l’espèce bovine) n’est autre, en effet, que la base à partir de laquelle s’élabore à son tour le milieu propre à telle ou telle culture (le rouge devenant par exemple, en Espagne, la couleur des muletas). Ledit passage (la trajection, dans le vocabulaire de la mésologie) est analogue à une prédication, dont le sujet S serait le donné environnemental, et le prédicat P l’interprétation qu’en fait un certain existant (l’espèce, la culture, la personne concernées). Divers exemples en sont offerts sur le site mésologiques.com.
Or cette trajection est analogue à ce qui se passe, dans le corps humain, entre le somatique et le psychologique. Dans ce rapport, le donné somatique est l’homologue de ce qu’Uexküll appelle l’Umgebung : il est interprété en termes psychologiques par la conscience. Ce n’est pas tout : inversement, comme l’ont montré Lakoff et Johnson, les catégories de la pensée subjective sont interprétées par la chair dans les catégories propres au domaine sensorimoteur. (Rappelons en passant que le grec kategorêma, dans la logique d’Aristote, a le sens de « prédicat »). Il y a bien là une trajection, c’est-à-dire un va-et-vient entre le somatique et le psychologique, de même qu’en mésologie entre milieu interne et milieu externe (pour reprendre les termes de Claude Bernard).
En somme, à une échelle différente, et en sus des trophismes dont s’occupent l’écologie et la physiologie du métabolisme, il se passerait, dans l’homéostasie de l’organisme, et spécialement dans le passage du somatique au psychique, une trajection analogue à celle par laquelle, en mésologie, le corps propre est cosmisé (déployé en monde) par la technique, et le monde somatisé (reployé dans la chair) par le symbole, qui s’y exprime en connexions neuronales, voire dans ce que la médecine a nommé le psychosomatique. En ce sens, il est tentant de rapprocher ce qu’Arminjon appelle le biologos propre à l’homéostasie de ce qui, en mésologie, est la médiance, c’est-à-dire le couplage dynamique du corps propre (i.e. le milieu interne individuel) et de son milieu externe (collectif) ; voire de faire l’hypothèse que le rôle d’« homéostat psychique » joué par le moi dans le freudisme au niveau de l’individu le serait, au niveau du milieu, par un « ça » (Es, pour le dire en termes freudiens bien que cette hypothèse tienne plutôt de la psychologie des profondeurs jungienne), c’est-à-dire une intersubjectivité inconsciente qui, somme toute, pourrait bien être justement la médiance — ce « moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機), comme Watsuji définissait ledit concept (en japonais fûdosei 風土性).
Un deuxième groupe d’hypothèses concerne la nature logique ou non du biologos d’une part, de la trajection de l’autre. Si un Gellner a pu, comme on l’a vu, parler de la psychanalyse comme d’un cunning of unreason (une fourberie de l’irrationnel), c’est fondamentalement parce que la raison n’accepte pas la trajection du somatique au psychique. Elle ne l’accepte pas, car ladite raison n’est autre que le logos qui fit écrire à Platon que les poètes (autrement dit le muthos) sont bannis de la République : « la raison nous en faisait un devoir » (ho gar logos hêmas hêrei, République I, VIII, 609 b 3). Pourquoi donc ? Parce que la métaphore et le symbole (où A est en même temps non-A), qui fondent le mythe, bafouent le principe d’identité et celui de tiers exclu, qui fondent la logique. Tout comme l’inconscient freudien…
Or tant la trajection — avec le passage de l’environnement (l’Umgebung) au milieu (l’Umwelt) — que la bio-logique envisagée par Arminjon — avec le passage du somatique au psychique — excèdent le principe d’identité comme celui de tiers exclu. Toutefois, la logique que fondent ces deux principes, et qui est donc binaire (soit A soit non-A), n’est pas la seule possible. Ce que les logiciens indiens (en particulier Nāgārjuna, aux IIe-IIIe siècles) ont appelé la catuskoti, autrement dit le tétralemme, permet justement d’inclure le tiers, comme le fait en pratique la symbolicité. Il s’agit d’un raisonnement en quatre lemmes (ou « prises », i.e. ce que l’on accepte ; de lambanô, prendre) : 1. Affirmation (A est A) ; 2. négation (A n’est pas non-A) ; 3. double négation (ni A ni non-A) ; 4. double affirmation (à la fois A et non-A). Pour la mésologie, le quatrième lemme correspond à la symbolicité, que le logos exclut puisqu’il n’admet pas qu’une même chose soit en même temps autre chose. Dans Logos et lemme (Rogosu to renma, 1974 ; on trouvera sur le site mésologiques.com une version française condensée de cet ouvrage capital), Yamanouchi a montré que le troisième lemme est ce qui rend possible le quatrième. Cela correspond tout simplement à la réalité, qui dans le champ de la mésologie se définit par le rapport entre un sujet logique S (le donné environnemental) et le prédicat P selon lequel un existant quelconque interprète ce donné, c’est-à-dire par le rapport S/P (S en tant que P). La consistance (la réalité concrète) de ce rapport S/P oblige à ne pas le limiter à l’abstraite binarité des deux termes S et P ; comme dans le théorème d’incomplétude, il y faut un référent extérieur à l’énoncé « S est P », lequel référent n’est autre que ce tiers terme : l’existant qui prédique S en tant que P. Ainsi, la réalité n’est ni S, ni P (double négation, ni A ni non-A : troisième lemme), mais le rapport ternaire entre S (le sujet en question, i.e. un objet quelconque), l’existant qui l’interprète, et P (les termes de l’interprétation, par exemple le mot représentant l’objet).
Ce rapport ternaire est très proche de la triade sémiotique de Charles S. Peirce, laquelle combine un « véhicule » ou « signe primaire » (ce sur quoi porte l’interprétation, soit en mésologie S, ou l’Umgebung d’Uexküll), un « interprétant » (soit en mésologie l’existant concerné) et un « objet » (ce que discerne l’interprétation, soit en mésologie P, ou l’Umwelt d’Uexküll). Il n’est pas étonnant que le fondateur de la biosémiotique, le Danois Jesper Hoffmeyer, ait utilisé la triade peircienne, comme il en détaille la méthode dans son Signs of Meaning in the Universe (1996) ; et il n’est pas étonnant non plus que la biosémiotique soit partie en guerre contre le néo-darwinisme, pour lequel la nature est foncièrement dépourvue de sens et de créativité. Pour la biosémiotique au contraire, le sens et sa transmission sont coextensifs à la vie, laquelle, dès ses stades les plus primitifs, ne cesse de communiquer par les moyens les plus divers :
sons, odeurs, mouvements, couleurs, formes, champs électriques, radiations thermiques, ondes de toute espèce, signaux chimiques, toucher, etc. Bref, des signes de vie (Hoffmeyer, 1996, p. VII).
Si l’abstraction du logos se limite à la binarité de la prédication « S est P », autrement si un formalisme verbal accapare toute logique, tant la bio-logique (celle de l’interrelation somatique / psychique) que la méso-logique (celle de l’interrelation milieu interne / milieu externe) resteront à jamais des cunnings of unreason ; mais il suffit d’ouvrir les yeux sur le vivant lui-même pour constater que la réalité concrète dépasse nécessairement la binarité de ce rationalisme. À plus forte raison s’il s’agit de l’humain, dans lequel l’esprit et le corps sont en permanente interrelation — dans une unité tétralemmique, pourrait-on dire, celle-là même qui, à une autre échelle, établit le couplage dynamique de la médiance.
Symétriquement à la valeur paradigmatique de l’essai d’Arminjon pour mieux comprendre la médiance, le vœu que l’on formulera ici pour terminer, c’est que psychanalyse, biologie et sciences de l’esprit s’autorisent quelques incursions (Streifzüge, comme eût dit Uexküll) dans le champ de la mésologie pour établir plus fermement la corrélation entre milieu interne et milieu externe, et ce faisant mieux connaître l’un et l’autre.
Mathieu Arminjon, Les intentions du corps. Psychanalyse, biologie et sciences de l’esprit, Montréal, Liber, 2010.