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Serendipity.

Le concept de tout est une forme : la pensée spatiale de Peter Sloterdijk.

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Illustration : Bricolage 108, « Bubble Symphony», 27.07.2006, Flickr, (licence Creative Commons).

Peter Sloterdijk est un philosophe allemand qui a commencé à être connu en France en 1987 lorsque son ouvrage Critique de la Raison Cynique a été traduit. Il s’agissait pour lui de fêter conceptuellement le bicentenaire de la parution de la « Critique de la raison pure », en soumettant le concept de raison à une critique nouvelle. Pour Sloterdijk la rationalité actuelle (en 1983, date de la publication de son livre en allemand) ne fonctionne pas, parce que « nous voyons de plus en plus clairement que nous sommes en train de perdre le dénominateur commun de l’expérience de soi même et de l’expérience du monde » (p. 651). La raison n’est plus, selon lui, une instance capable de poser ensemble l’être, la relation et le monde. La raison en tant qu’elle sous tend une connaissance scientifique du monde n’a rien à voir avec la raison en tant qu’elle définit une intersubjectivité permettant aux hommes de se comprendre et n’a pas davantage à voir avec la raison qui permet à chacun de se connaître soi-même. Autrement dit, la raison est éclatée, partagée en trois moments distincts qui obéissent à trois logiques épistémiques différentes : celle du savoir, celle de la communication, celle de la réflexivité. Il n’y a pas de raison qui soit une, globale, totalisante mais des modes de rationalités épars et pas nécessairement cohérents entre eux.

Les trois termes de sa critique visent expressément trois grands types de philosophie. Les existentialismes (et Heidegger) sont radicalement récusés : dès lors que la raison qui nous fait comprendre le monde n’est pas la raison qui nous fait nous comprendre nous-mêmes, nous ne pouvons pas prétendre construire une éthique à partir de notre relation au monde, et surtout pas une éthique rationnelle de l’habiter.

Les philosophies dites «  évolutionnistes » sont tout aussi sévèrement disqualifiées :

C’est dans l’évolutionnisme que la racine logique des cynismes théorisants […] jette sur la réalité les regards olympiens des maîtres.

L’évolution (progrès) est la théodicée moderne elle permet l’ultime interprétation logique de la négativité.

La mort des autres apparaît comme la prémisse, tant ontologique que logique du succès de sa propre cause.

Sloterdijk vise (toutes ces citations viennent de la page 231), entre autres, le processus de construction du socialisme dans les pays immédiatement voisins du sien (en 1983). Pour lui la raison qui détermine l’avancée scientifique ne peut pas servir à orienter la construction rationnelle d’un homme nouveau. Les dictatures post staliniennes, comme avant elles l’eugénisme nazi visaient à créer une humanité nouvelle sur des bases dites scientifiques.

Enfin les philosophies idéalistes (souvent dérivées de Kant) sont elles aussi dénoncées, avec un argument classique : pour que, selon Kant, la raison humaine s’accorde avec la raison du monde, il faut postuler « une grande bienveillance muette de la nature à l’égard de la raison » (Critique de la raison cynique, p. 661). L’idée même d’a priori montre ce postulat. Il faut accepter a priori, sans doute aucun, la capacité intersubjective et transcendantale qui fait que tous les hommes sont d’accord sur l’espace, le temps et la possibilité du jugement sur le beau. Mais si la raison qui explique le monde n’est pas celle qui permet à l’homme de se comprendre, la bienveillance ne tient plus.

En même temps qu’il déclare que les principales philosophies ne sont plus recevables, Sloterdijk constate que les sociétés s’arrangent quand même pour continuer à persévérer dans leur être. Il explique que cela tient au fait qu’elles ont élaboré une forme originale, supra paradoxale, de raison : le cynisme. Le seul moyen de faire que ces trois modalités rationnelles opposées (science, réflexivité et communication) puissent cohabiter chez un individu est de développer une raison « cynique » assumant avec sang froid ses conséquences. Quand, dans la modernité « l’expérience du monde et l’expérience de soi-même convergent […] elles le font par le fait que les luttes d’auto conservation de la raison subjective privatisée ». Elles produisent des « froideurs de glace », des « subjectivismes polémico-stratégiques » et des « démentis opposée aux idéaux éthiques des civilisations hautement développées » (Critique de la raison cynique, p. 659).

On reconnaît là une forme de critique voisine des idées déjà développées dans la « Dialectique de la raison » par Horkheimer et Adorno en 1947. Sloterdijk se démarque cependant de l’École de Francfort [1] par plusieurs points notables. Il ne pense pas du tout que la raison scientifique (ou la modalité scientifique de la raison) soit toujours forcément réifiante ou déshumanisante. Il ne pense pas davantage qu’un retour réflexif sur soi implique forcément une désaliénation. Il ne range pas la raison dans le camp de ce dont il convient de se méfier systématiquement, et pas davantage parmi les outils qui à coup sûr permettent la construction d’un savoir assuré. Pour Sloterdijk, il n’est pas intéressant d’accorder à la raison une valeur, il est juste indispensable de réfléchir à la façon d’en user. À la fin de son ouvrage sur la raison cynique Sloterdijk déclare que la construction d’une vie réussie, c’est-à-dire avec une (nouvelle) raison apte à juger du global sans cynisme, est l’objet de son prochain travail. Il indique alors dans quelle direction il pense devoir aller, « sans que des preuves ne viennent à son secours » cependant. Il parle de situations, d’événements « quand la réussite intègre l’action dans le laisser-aller des choses et que le rythme de l’être vivant nous porte » s’éveille en nous la présence « en elle l’état de veille s’élève tout à coup à la hauteur de l’être. Frais et clair, tout instant entre dans votre espace » (p. 663)

Le ton est proche de celui de certains écrits mystiques et Sloterdijk, dans certains de ses ouvrages suivants, a exploré des zones ou des concepts mystiques orientaux. Il a vécu en Inde pour cela. Il réfléchit à un « Dyonisos cool » dans Le penseur sur scène (p.132) en 1986. Il pense alors réinvestir un Dieu ludique grec dans une perspective postmoderne. Cependant dès 1987 dans La mobilisation infinie il déclare que la pensée mystique échoue

à cause d’une distinction logique simple : une considération ordonnante n’est pas per se la considération d’un ordre (p. 115).

Si les approches mystiques peuvent lever, au moins d’un point de vue éthique, les difficultés liées au cynisme de la raison moderne, si par là elles ont un rôle, éventuellement positif, à jouer pour aider à construire une vie réussie, elles n’ont pas la capacité à construire un ordre logique commun au monde, aux hommes et à leurs interrelations.

La sphérologie : construire une raison pour un tout écumeux ?

Au cours des années 1990 et 2000 Sloterdijk a beaucoup écrit, dont certains ouvrages un peu circonstanciels (Essai d’intoxication volontaire en 2001, Ni le Soleil ni la mort, en 2003) qui ont été critiqués parce qu’ils affirmaient des points du vues originaux au sujet de la fécondité en Allemagne. Ces positions ne sont pas prises en compte ici. Sloterdijk a surtout méthodiquement travaillé à la construction d’une vision de la rationalité englobante qu’il estime nécessaire à la lucidité des êtres humains et à la mise en place de cette vie réussie. En 1998 (traduction en français en 2002) paraît Sphères 1. Bulles (SB) qui se veut le premier tome d’une trilogie consacrée à « une théorie de la vie un peu excentrique » (p. 13) dont la thèse centrale est que « la vie est une affaire de forme ». Ce qui est le plus important dans la vie est l’amour – problématique platonicienne dit Sloterdijk mais pas philosophie platonicienne – et « les histoires d’amour sont des histoires de forme, chaque solidarisation étant une constitution de sphères, c’est-à-dire d’espace intérieur ». Puisque « la philosophie est un cas d’amour du tout par transfert », il s’agit bien de la construction d’une philosophie qui vise à aimer par transfert presque analytique un concept global du tout (une raison). Ce tout nous est donc connu par une relation logique (donc, par ironie platonicienne, belle et amoureuse) qui fonctionne aussi bien quand on fait de la science, de la communication ou que l’on s’éprouve soi même dans une réflexion.

Il faut affirmer que le transfert est la source formelle de processus créatifs qui animent l’exode de l’être humain vers l’espace ouvert [et que] nous transférons des expériences précoces de l’espace sur de nouveaux lieux, les frontières de ma capacité de transfert sont les frontières de mon univers (p. 15).

Cette nouvelle notion de raison englobante ne doit pas, cependant, être confondue avec une raison totalisante telle qu’elle existe dans les philosophies antérieures. Sloterdijk ne souhaite absolument pas construire un concept de la totalité, ni une raison qui subsume cette totalité conceptuelle. Il accepte parfaitement le fait que nous vivons dans un monde postmoderne, post-lumières et qu’il est illusoire de prétendre avoir une raison qui puisse tout comprendre. Dans Sphères I. Bulles, quand il esquisse le plan des ouvrages de sa trilogie à venir (pp. 70 à 91), il écrit qu’il n’existe plus de théorie capable de rendre solidaires le proche et le lointain : le monde est devenu trop grand pour une théorie d’ensemble.

l’ère du cercle de l’unité, l’unique, le plus grand, celui qui enveloppe toute chose et celle de ses exégètes courbés est irrévocablement passée. L’image morphologique du monde que nous habitons n’est plus la sphère mais l’écume. La mise en réseau actuel qui encercle la terre entière ne représente pas tant d’un point de vue structurel une globalisation qu’une écumisation (p. 80).

Ces deux phrases sont un résumé de son programme : dès lors qu’il n’y a plus une raison pure mais des raisons partielles, il n’y pas de philosophie du tout possible. Il y a des formes de raison et on doit construire une vision du tout qui accepte de reconnaître ce dernier comme non totalisable. Cette vision n’a pas vocation à donner au tout un ordre ou un sens, elle a pour unique but de nous permettre de naviguer dans l’écume de ses raisons locales : « la pensée dans l’écume c’est la navigation dans des courants instables » (p. 85). Il précise bien que savoir naviguer dans l’écume n’est pas expliquer l’écume, il postule seulement que « la navigabilité peut partiellement remplacer la transparence » (p. 85) et qu’il est donc possible d’avoir une forme éthique de raison qui n’explique pas toutes les formes de raison mais qui permette de naviguer selon une route réussie.

L’enjeu philosophique de cette longue introduction (près de 100 pages), très imagée, est explicite : penser un tout de la raison n’est pas penser une raison du tout. C’est penser que la raison est liée à la forme prise par ce tout. Il ne s’agit pas, comme dans la philosophie analytique anglo-saxonne du début du siècle, de faire du tout un résultat du fonctionnement logique et/ou langagier de la raison. Le concept de raison globale, s’il veut intégrer la raison scientifique, la raison communicationnelle et la raison individuelle, doit être construit en dehors des normes qui définissent chacune de ces raisons partielles. Un concept de tout qui serait mathématiquement logique conviendrait à la science mais pas forcément à la communication. Inversement un concept de tout qui serait plus ou moins langagier (ou grammatical comme c’est un peu le cas chez Wittgenstein) ne fonctionnerait pas pour la science (ni pour la technique). Enfin une raison intersubjective informée par la psychanalyse est indispensable à la réflexivité mais ne peut pas être le modèle d’une raison efficace pour les sciences dures. Sloterdijk pense donc que l’on ne peut pas réunir les raisons des philosophies classiques (l’objective de la science, la subjective de l’individu et l’intersubjective de la communication) sous les règles d’un fonctionnement commun. Il n’y a pas de métathéorie surplombante de la raison.

Il y a pourtant un formalisme qui leur est commun, c’est que chaque raisonnement construit un espace qui lui est spécifique, une bulle, une sphère à l’intérieur duquel il prétend à la validité. L’erreur des philosophies classiques est d’interroger la raison au sujet de sa légitimité à construire cet espace de validité. Cela revient à lui demander : sur quoi te fondes-tu pour dire que tu as raison dans ce cas ou dans cette situation ? Cela ouvre la discussion sans fin sur les différentes méthodes rationnelles de construction d’un raisonnement logique, et c’est inutile.

Sloterdijk constate qu’il y a autant de bulles que de raisonnements (et de raisons) et que le fond du problème n’est pas seulement de savoir comment chaque bulle se construit mais surtout de savoir comment plusieurs bulles se rencontrent et comment elles cohabitent. La théorie du tout n’est pas une théorie de la signification unique mais une théorie de l’agencement spatial de sens multiples. En ce sens précis l’éventuel concept de tout recherché n’est pas surplombant ou normatif par rapport aux différentes instances qui fixent les significations, il est latéral, périphérique et il s’intéresse uniquement au lieu qui rend les raisons, donc la vie réussie, possible (p. 31).

À la question d’inspiration gnostique : où sommes nous quand nous sommes dans le monde ? on peut apporter une réponse contemporaine et compétente. Nous sommes dans un extérieur qui porte des mondes intérieurs […] (p. 30).

C’est la raison pour la quelle la recherche de notre où est plus sensée que jamais : car elle s’interroge sur le lieu que produisent les hommes pour avoir ce en quoi ils peuvent apparaître comme ceux qu’ils sont. Ce lieu porte ici, en mémoire d’une respectable tradition, le nom de sphère (p. 31).

Une trilogie sphérique et foisonnante.

Les différents ouvrages qui forment la trilogie annoncée sont au nombre de quatre et leur publication en français n’a pas été faite dans l’ordre chronologique de leur parution en allemand. Sphères III. Écumes est paru en 2003 en Allemagne, en 2005 en France. Le palais de cristal qui est initialement un chapitre longuement développé de Sphères II. Globes est paru en 2005 en Allemagne et en 2006 en France. Enfin Sphères II. Globes, paru en Allemagne en 1999 n’a été publié en France (sans le chapitre déjà mentionné) qu’en 2010. Ce n’est donc que très récemment qu’un lecteur non germanophone a pu découvrir l’étendue et l’intérêt de la réponse à la question qui terminait la Critique de la raison cynique en 1987 : quelle est la forme de la raison qui permet une vie réussie ? La lecture de tous ces ouvrages engage ensuite une nouvelle forme de questionnement : en quoi une telle théorie de la forme intéresse-t-elle les sciences sociales (ou naturelles ?) qui font de l’espace et de la forme une interrogation ?

L’idée de l’espace comme sphère n’est pas, au sens strict, une invention de Sloterdijk. On la trouve d’abord dans les écrits d’un musicien allemand Bernd Alois Zimmermann (1818-1970) qui a composé de nombreuses œuvres dont l’esthétique n’est pas absolument celle de l’équilibre ou de l’harmonie. Il a été hanté par l’idée de mort et certains de ses opéras empruntent des textes à Maïakowsky, à Joyce, au plasticien Schwitters et au philosophe Wittgenstein. La sphère chez lui ne correspond pas du tout à un tout mais à l’irrémédiable limitation rétrécie d’un cercle tournant sur lui même. Il a écrit :

Le passé, le présent et l’avenir sont liés, comme nous le savons, seulement dans leur apparence en tant que temps cosmique au phénomène de la succession. Cependant dans notre réalité spirituelle cette succession n’existe pas, le temps se rétrécit en quelques sortes pour former une sphère (cité in Bosseur,1986, p. 66 et Von der Weid, 2005, p. 151)

Sloterdijk mobilise donc la sphère, sinon en hommage à Zimmerman (qu’il ne mentionne pas explicitement), en relation avec des pratiques artistiques qui ont pour doubles caractéristiques d’avoir une dimension technique matérielle et une signification conceptuelle. Ces pratiquent engagent tous les a priori quant à l’espace, au temps et au jugement esthétique, même si Sloterdijk ne les partage pas toutes à coup sûr. La sphère, particulièrement quand elle est bulle ou cocon dans une création plastique de Louise Bourgeois ou de Piotr Kowalsky, appelle le jugement esthétique et la valeur qui s’y attache. Elle convoque l’a priori spatial puisqu’elle a un volume, des parois, un intérieur et un extérieur. Elle implique l’a priori temporel par son caractère durable, éphémère ou fragile. Si Sloterdijk utilise très souvent de telles œuvres d’art qu’il reproduit dans de très nombreuses illustrations, c’est seulement pour commencer un raisonnement. Il part souvent d’une légère description et il interroge ensuite avec fausse naïveté les raisons pour lesquelles l’œuvre est sensée avoir le sens que l’artiste (ou la critique) dit lui attribuer. Il reprend ainsi, sous forme d’hommage, les façons de faire de Foucault dans le début des Mots et les Choses. L’abondance des illustrations et les courts commentaires ironiques qui les soulignent souvent est un clin d’œil à Deleuze et Guattari et aux figures de Mille Plateaux. Discrètement ces évocations répétées persuadent le lecteur que Sloterdijk, malgré l’originalité un peu excentrique de ses constructions sphérologiques, est surtout un philosophe très volontairement continuateur d’une école parfois dite continentale : Nietzsche, Kojève, Foucault, Deleuze (Sphères II. Globes, p. 36) par opposition à des thèses venues d’autres horizons géographiques.

Il faut donc que le lecteur lise Sloterdijk comme il lirait Deleuze, avec plusieurs grilles de lectures ou plusieurs échelles de références superposées. Il y a la lettre du texte, dont le vocabulaire est riche ; il y a le brillant de nombreuses formules, de bons mots dont certains sont redoutablement ramassés et critiques, comme par exemple : « pratiquer la théologie c’est participer à des escalades »  (Sphères II. Globes, p. 255). Dieu est en effet toujours très haut et il faut toujours le placer plus haut que les autres dieux, donc entrer dans une logique de surenchère, d’escalade avec les autres religions. Il y a surtout dans les quatre volumes, au delà des exemples, des digressions, des a parte, des remarques incidentes, le déroulement non linéaire d’une discussion sur le concept philosophique de totalité, conçu comme indispensable et construit comme non totalitaire. Le foisonnement des idées et la dispersion des cas étudiés rend la lecture passionnante, drôle mais tend un peu aussi à rendre difficile l’établissement d’une vision synthétique des livres à la suite d’une seule lecture. Il est indispensable (du moins il a été indispensable à l’auteur de ce texte) de lire chaque livre une fois, puis de relire chacun d’entre eux par morceau plusieurs fois afin qu’ils s’éclairent les uns les autres. À ce prix plusieurs thèmes transversaux à la trilogie peuvent être discernés et ils contribuent chacun à la progressive mise en place d’un concept de tout qui intéresse les sciences que l’espace et la forme préoccupent.

La sphère comme interrogation sur le statut du centre.

Une part importante de Sphères II. Globes est consacrée à une histoire de la centralité du monde. Sloterdijk explique que la théologie, en amont des débuts du christianisme, pense le monde sous deux modèles de sphères différentes. Il y a une sphère du monde physique et une autre pour le monde des idées, qui depuis Platon au moins ne sont pas identiques. « On admet ainsi que le centre du monde physique et le centre du bien ne coïncident pas » (p. 375). Il en résulte qu’il existe une terre physique, qui contient en son sous-sol les enfers et qu’en s’élevant vers les altitudes des planètes et des étoiles on échappe à la détermination physique pour arriver vers la sphère ultime, l’éther aristotélicien, qui englobe tout. Aristote, (cité par Sloterdijk, p. 80 dans l’édition française de Du Ciel, Les Belles Lettres) p. 372) dit : « or l’enveloppe ou limite est plus noble que le contenu car celui ci est la matière et l’autre est l’essence de la chose constituée ». La sphère physique est donc centrée sur la terre, et au centre de la terre l’enfer est présent. Il s’agit d’un inferno-centrisme. La périphérie ultime, elle, est survalorisée.

Si l’on se place du point de vue du bien ou de l’idée du bien, le centre (Dieu, donc) ne peut évidemment pas être infernal. Il est ailleurs, dans la périphérie « dans les arrondissements extérieurs élégants où les milieux huppés de l’éther ont leurs villas » (p. 373). Il en résulte pour les hommes terrestres une sorte de condamnation. Soit ils doivent quitter leur « cachot central pour monter vers l’air libre empruntant une échelle intelligible qui relie au monde supérieur » (p. 376), soit le « dieu doit descendre vers les hommes en empruntant vraisemblablement la même échelle que ce soit par des signes, des miracles ou la supposition d’un corps » (p. 376). À partir de ce constat il est impossible de penser que la nature et le dieu esprit sont deux aspects complémentaires du même continuum, il faut au contraire admettre une construction topologique selon une structure bifocale avec un centre infâme et un centre divin, chacun étant la périphérie de l’autre. En bonne logique c’est la notion de centre qui est très affaiblie puisqu’elle ne peut plus se penser comme unique. Or un centre qui ne peut se dire « le » centre n’est plus paré de tous les attributs de la centralité. Il doit partager.

D’autres concepts sont également affaiblis ou diminués par l’analyse que Sloterdijk mène au sujet du géocentrisme. Dans les pages 410-420, Sloterdijk explique que la boule géo-centrée, inferno-centrée est le site de l’immanence du donné immédiat. Il s’agit d’un espace de l’être-dans-le-monde avec les contraintes physiques de la pesanteur (qu’il étudiera plus précisément dans Sphères III. Écumes). Un peu plus loin dans le cours de l’ouvrage (vers les pages 430-441 de Sphères I. Globes) il reprend l’idée de l’éloignement entre le centre divin et le centre terrestre et indique que si l’on accepte que l’idée de Dieu est le point absolu d’où se mondialise sa puissance, d’où se fait sa création et d’où se tient son contrôle sur le monde (si Dieu est tout puissant, omni-créateur et toujours bon) alors il faut postuler son lieu, son point, le centre d’où émanent ses caractéristiques comme un absolu hors spatial. Le Dieu est un « événement non concret et supra spatial qui n’acquière un lien avec les situations spatiales et concrètes qu’après sa traduction dans le langage de la métaphysique et avec la métaphore de la lumière » (p. 440). À partir de son centre qui est au-delà de tout espace Dieu rayonne sur tout l’espace. La sphère théocentrée est celle de la transcendance. Pour les hommes le désarroi est total (Sphères I. Globes, p. 376) :

Tous les discours holistiques sont donc condamnés au désarroi parce que les hommes n’aimeraient pas seulement être conservés dans un conteneur de totalité, dans un anneau métaphysique valant continum mais aussi rencontrer dans une expérience intérieure et vivante le grand Autre anti-centrique qui les rends possibles par complément intime.

La présentation par Sloterdijk de la double centralité du monde (l’inferno-centrique et la théocentrique) présente donc la racine fondamentale de l’insatisfaction humaine : le langage de la métaphysique est celui qui va du haut vers le bas mais il n’existe pas, dans cette conception du bien comme venant de Dieu, de possibilité pour l’homme de penser son monde, son immanence au monde inferno-centré avec un discours qui lui donne la possibilité d’être et de communiquer avec ses compagnons. L’homme ne peut pas inventer tout seul un langage, il ne peut que recevoir celui de Dieu qui, étant vrai par nature, exclut tout autre possibilité de vérité. Si l’homme essaye, au cours de son escalade vers le « Très Haut », de construire son langage (donc avant que Dieu ne le lui ait fait connaître le sien) l’homme se met dans la situation de la Tour de Babel : ce sera faux, confus et ça s’écroulera. Dans une telle configuration l’immanence de l’homme est une immanence à une extériorité absolue et désespérante (un monde sans langage propre) et ce qui est la marque incontournable de cet extérieur, c’est l’espace physique dans lequel la centralité terrestre est irrémédiablement située.

Voilà à quoi mène, selon Sloterdijk, toute philosophie qui voudrait valider les usages des concepts comme centre, transcendance et immanence sous une même enveloppe théorique. Il est tout à fait remarquable de sa part de démonter des concepts métaphysiques à partir des conséquences spatiales qu’ils rendent possibles (double centralité) et de la vie réussie qu’ils rendent, en conséquence, impossible. Pour mieux faire valoir la portée et l’originalité de sa critique, Sloterdijk prend le temps, dans différents passages des ouvrages de sa trilogie, de reprendre et d’approfondir les critiques des philosophies classiques qu’il avait déjà faites dans la Critique de la raison cynique. Par effet de retour, la façon dont il utilise la spatialité ou les conséquences spatiales des concepts, permet au lecteur de commencer à deviner, comme en creux, quelle conception de l’espace Sloterdijk tente de construire.

Un espace sans Kant ni Freud.

Sloterdijk a d’abord besoin de se démarquer des conceptions dominantes au sujet de l’espace, donc de poser les moyens conceptuels de séparer les deux jumeaux habituels que sont espace et temps. Il attaque donc Kant pour désajointer les deux a priori. Il critique aussi Freud qui aurait vu l’espace comme condition négative de la psyché.

Sloterdijk a une grande proximité avec Kant et consacre de nombreux passages à le critiquer. Il est compréhensible qu’un philosophe allemand actuel, qui cherche à construire une raison plurielle et transversale permettant de naviguer dans le monde ait quelques débats avec l’inventeur d’une raison pure, auteur de surcroît d’une Géographie dans la quelle on trouve cette phrase :

dans la mesure en effet où l’entendement commun se rapporte à l’expérience il lui est impossible d’accroître tant soit peu l’étendue de son savoir sans connaître la géographie (Kant, [1802], 1999, p. 72).

Commune à Kant et Sloterdijk est l’idée que la raison profite du déplacement spatial de son sujet porteur pour accroître ses capacités. Opposées en revanche sont les conclusions qu’ils en tirent : Kant fait de l’espace un a priori, un fondement indispensable à la subjectivité, Sloterdijk, lui, utilise l’espace comme discriminant pour critiquer et détruire la subjectivité.

Un thème passionnant dans la trilogie est en effet la critique du sujet des lumières, celui de la raison pure, par le biais d’une mise en espace de son fonctionnement. Dans Sphères I. Bulles, Sloterdijk écrit que :

c’est seulement lorsque le génie observateur sera totalement intériorisé que pourra apparaître le concept encore dominant aujourd’hui, celui d’un individu qui se pense soi-même, s’occupe de soi-même et se conçoit comme un globe autonome et transparent à soi-même ; dans ce globe, effectivement, toute représentation doit pouvoir être accompagnée par un je-pense et toute action par un je-sais-ce-que-je-fais simultané […] la formulation technique de cet axiome du complément potentiel de soi par observation de soi est fournie par Kant dans son théorème de l’aperception transcendantale (p. 456-457).

Le texte de Kant ([1781] 2001, p. 184) est :

cette conscience pure, originelle, immuable je décide de la nommer aperception transcendantale. Qu’elle mérite ce nom c’est déjà clair du fait que l’unité objective la plus pure, à savoir celle des concepts a priori (espace et temps) n’est possible qu’à travers une relation des intuitions à une telle aperception.

La discussion porte donc précisément sur l’espace. Pour Kant il fonde ; pour Sloterdijk il détruit le sujet. Sloterdijk déclare en effet que la proximité à soi-même (le « je-pense » et le « je-sais-ce-que-je-fais » simultané) ne sont pas possibles dans un espace a priori mais dans une bulle méthodiquement construite : celle qui enferme ensemble la nature et la pensée en supposant qu’elles sont en correspondance et que donc faire et penser peuvent être logiquement liés. Il n’y pas de sujet transcendantal (au sens cartésien et surtout kantien) sans qu’un espace épistémologique ne lui pré- existe. Un tel sujet est donc politique et pas du tout phénoménologique ou naturaliste. Il ne peut fonder l’homme !

Dans Sphères II. Globes, Sloterdijk renvoie une nouvelle critique au sujet kantien mais en utilisant l’espace selon une autre stratégie qui comporte deux temps. Au cours du premier (pp. 191-194), il invoque la notion de représentation. Il ne se concentre donc plus sur l’espace qui enferme le penseur et l’objet de sa pensée mais il étudie la forme que l’objet-pensée prend une fois qu’il est dans la bulle. Il utilise pour cela deux métaphores. La première part des cartes anciennes en prenant l’exemple de celle qui orne le bouclier d’Achille dans l’Illiade. Toutes les terres continentales étaient jointives et elles étaient toutes englobées dans un Okéanos périphérique. Il explique que c’est de cet enfermement océanique qu’est sortie l’idée de terre habitée comme Oekoumène :

la disposition du monde dans l’œuvre s’accomplit par la promesse issue de la forme celle selon laquelle il est possible d’opérer une collection et une union du divers afin qu’il forme un tout circonscrit par une belle frontière […] tout ce qui est ne peut être que dans les limites bien distinctes de son contour dessiné. Le contour parle à l’œil de l’essence de la chose même (p. 191).

Au début, sur la carte, l’espace sert à définir parce que la définition est une limite. Définir sert à séparer ce qui rentre dans la définition de ce qui en est exclu. Ensuite la définition par le dessin, donc par l’art de la représentation exacte, approche l’essence.

Le deuxième temps de l’argument est abordé dans les pages 272 et 273. Sloterdijk étudie dans ce chapitre la construction des cités antiques de Mésopotamie et l’érection de leurs murs, ou de leurs fortifications. Il étudie leurs sphères de pouvoir, leurs sphères de contrôle sur l’agriculture, leurs frontières avec les ennemis. Il écrit ensuite :

du point de vue de l’histoire de la philosophie on peut discerner dans ces architectures monumentales une première impulsion de ce que l’on appellera un jour lointain le « sujet transcendantal » (p. 273).

La ville vient à elle en tant que condition autonome de possibilité d’un monde conçu, autogéré, auto approvisionné et autoalimenté. La ville est ce qui rend pensables des

fonctions d’auto contention qui résultent de la nécessité d’animer un grand nombre d’hommes à l’intérieur d’une sphère de sens avec des motifs communs et des représentations solidaires de l’espace (p. 273).

La ville crée l’intersubjectivité sous la forme d’un conventionnalisme fonctionnel. Si, en reprenant l’idée des pages 193-194 on ajoute à l’intersubjectivité une limite entre le nous et le pas-nous, c’est-à-dire une délimitation de l’urbain et de l’étranger, on obtient une définition et une représentation du citoyen idéal, ou de son essence.

La critique du sujet est donc forte. Dans Sphères I. Bulles, Sloterdijk établit que l’espace ne peut pas être un a priori pour le sujet mais un conditionnement. Dans Sphères II. Globes, il explique que ce conditionnement est déterminé par la notion conventionnelle de limite, confondue avec celle de définition et interprétée comme essence [2]. Le sujet pensant est donc mis en cause en tant qu’il pense conceptuellement ! L’espace (les catégories spatiales de limite, intérieur, extérieur, sphères…) est l’outil par lequel Sloterdijk entreprend de mettre en cause la raison conceptuelle des lumières et de la science (celle de la géographie, de l’urbanisme, de l’histoire politique). Cette stratégie spatiale de déconstruction du sujet rationnel pose explicitement qu’un espace rationnel n’est pas acceptable comme concept.

Il ne s’arrête pas là. Il critique tout aussi élégamment et sévèrement une forme psychanalytique de raison et d’espace. Freud se serait trompé en interprétant la révolution copernicienne comme « la prétendue vexation cosmologique du narcissisme humain » (p. 67). Pour Sloterdijk, placer le soleil au centre et la terre à l’extérieur est un gain en narcissisme. Copernic aurait :

élevé [la terre] au rang d’unique étoile à mériter ce nom, parce qu’elle se présente désormais comme le corps céleste transcendental, qui en tant que condition de possibilité d’observer les autres corps célestes, rayonne sur tous les autres (Sphères II. Globes, p. 67).

Le vrai centre du monde est le lieu d’où l’on se pose la question du centre. En ne distinguant pas cela et en pensant que la perte de la centralité terrestre était une vexation, Freud s’est gravement mépris sur l’espace et sur la capacité de l’intellection humaine à se distancier des conditions spatiales dans lesquelles elle opère. Dès lors qu’il a une appréciation erronée de la spatialité et de la centralité, Freud a aussi une vision erronée de la relation :

Ce que la psychanalyse a méconnu dans un premier temps […] c’est le fait que ce ne sont pas tant des modèles relationnels qu’on réactive dans ce qu’on appelle le transfert, mais des rapports d’espace, pas seulement des distorsions individuelles du désir amoureux mais plus encore les manières de constituer avec l’autre un espace primaire commun (p. 186).

La critique de Sloterdijk est sévère et ne serait peut être pas totalement pertinente à l’égard d’une version winicottienne de la psychanalyse mais elle a cependant un fondement essentiel : les relations intersujets sont spatiales et il y de la spatialité dans l’inconscient.

Si l’espace ne doit pas être pensé comme un concept rationnel et qu’il est constitutif de l’inconscient ce qui est en cause c’est peut être plus l’idée du concept que celle de l’espace. Si l’espace met en cause aussi fortement le concept par l’entrée sujet comme par l’entrée inconscient, c’est peut être parce que la notion de concept est peu assurée, ou peu valide.

Une critique du statut du concept.

Nous avons vu que l’idéalisme applique la philosophie à la deuxième sphère, celle qui est centrée sur Dieu tandis qu’il explique la première sphère, celle qui est centrée sur la matérialité de la terre, (inferno-centrée) par la physique. La philosophie a comme particularité de construire des concepts. Pour Sloterdijk l’origine théocentrée de la sphère dans laquelle les concepts sont nés implique qu’ils soient tous par nature tautologiques. Il aborde ce point à plusieurs reprises (page 663 dans Sphères I. Bulles par exemple) mais la démonstration la plus spatiale est dans Sphères II. Globes, p. 343. Sloterdijk expose d’abord l’argument de Platon selon lequel la perfection de Dieu implique le mouvement circulaire qui se meut lui même, donc la sphère. Il en déconstruit ensuite la logique :

si l’on reformule la pensée platonicienne en soulignant sa propre logique son étrangeté est encore plus frappante : le cosmos doit être une boule parce que Dieu doit satisfaire à son propre concept. Le concept que Dieu a de lui même requiert de lui, avec une force exigeante, que l’on s’y plie (p. 343).

La sphère permet aussi que rien n’existe hors d’elle donc que Dieu soit bien omnicréateur. Si le cosmos est sphérique c’est parce qu’il ressemble à la perfection de Dieu. Il en résulte que

la forme de boule du tout exprime la convergence nécessaire de l’excellence du créateur, l’excellence du processus, l’excellence du résultat […] la théorie du tout ne peut qu’être une théorie du meilleur (p. 343).

Nous en sommes là où convergent compréhensibilité, rondeur et excellence : en termes philosophiques le point de focalisation de cette convergence s’appelle la vérité (p. 344).

La vérité qui sous tend le concept (et la géométrisation de l’univers) est exactement la même chose que la perfection de Dieu, car l’une est la traduction logique de l’autre. C’est une erreur de penser qu’elle est cause. Dieu ne cause pas l’univers, il présuppose dans son concept que l’univers sera comme lui. Ce concept est donc seulement représentation, imitation et pas création ni explication. Il ne dit rien qu’on ne sache déjà, à savoir que le concept implique la vérité est que celle ci est compréhensible, excellente et ronde, c’est-à-dire autoréférentielle.

Un deuxième axe d’approche pour critiquer le concept se trouve dans la partie finale de Sphères II. Globes entre les pages 643 et 647. Si un concept est donné comme universel, c’est que sa transmission depuis son inventeur jusqu’à tous ceux qui le reçoivent se fait sans changement de sens. Selon Sloterdijk l’universalité est donc exactement la même chose que l’émanation divine :

Avec le modèle de l’émanation naît le concept de l’espace radiocentrique, dans lequel le centre du rayonnement se propage partout dans une identité de substance et avec une égale actualité (p. 645).

Le concept est le décalque de la parole de Dieu, qui se transmet partout dans le monde sans changer de vérité. Cela implique que le média dans le quel le concept se déplace soit neutre. Cela implique que le média n’ait « pas de soi ». C’est l’illusion d’une « communication sans limite de l’être » (p. 647). De façon plus précise, le concept universel présuppose la docilité de la réception et l’intangibilité du message. Freud se serait de nouveau trompé en disant que ceci correspond à la constitution du sur moi : en fait, selon Sloterdijk,

l’individu échange la totalité de son petit appareil de désir (érotique) contre un grand (politique) et prend ainsi sa part dans une structure de subjectivité beaucoup plus puissante et dans un contexte de jouissance de pouvoir beaucoup plus global (p. 651).

Le concept, à cause de sa vocation à l’universalité est donc tautologique et aliénant. Il ne dit rien d’autre que le pouvoir qu’il a inclus dans sa définition (dénoter l’universel) et il oblige toute rationalité à accepter son immutabilité en faisant abstinence de tout esprit critique. Le renoncement à l’esprit critique est compensé par une participation au pouvoir universel que le concept suppose.

Sloterdijk explique en effet pourquoi cette notion a eu un tel succès, et pourquoi elle en a encore de plus en plus. Il inscrit pour cela le concept dans l’espace d’avant et d’après la mondialisation. La mondialisation change profondément la pensée. Avant elle les pensées se construisaient en local.

ce qui jusqu’à une date toute récente caractérisait tous les hommes sans exception et par nature c’était leur tendance commune à ignorer la monstrueuse majorité des êtres humains situés en dehors de leur conteneur ethnique […] de tous les effets mentaux de la globalisation le fait dominant est que le plus invraisemblable du point de vue anthropologique, à savoir compter en permanence avec l’autre éloigné, le concurrent invisible, l’étranger au conteneur, a été élevé au rang de norme » (Le Palais de cristal, p. 202).

La mondialisation oblige à penser loin et l’autre du lointain. Face à cette demande il faut de plus en plus se défendre en posant que l’on pense avec des concepts universels, donc valables localement et aussi pour ce qui est loin. Le concept ontologique général porte toute cette aspiration sécuritaire à une universalité normative.

Dès lors l’universalisme abstrait n’est pas seulement ce scandale perfide qu’ont voulu voir en lui les pragmatiques, les nietzschéens et toutes les catégories possibles de réalistes ; il est aussi le reflet sémantique du devenir grand du monde à l’époque du système mondial naissant (Le Palais de cristal, p. 376).

La racine de l’universalisme, ou de la mauvaise globalisation est donc dans un mode de pensée hérité de la sphère divine, qui pense le concept comme clé de voûte de la raison discursive. Le concept est le produit de la volonté de la sphère divine de se faire adorer partout. Pour le contrer, il faut accepter de penser l’espace comme non centré, comme débité en facticité multiples, en écume. Pour Sloterdijk l’écumisation du monde est un antidote à l’uniformisation conceptuelle. La sphère une a explosé et les écumes survivent.

La forme de la raison est une é(sthé)thique de l’espace.

Dès le début de Sphères I. Bulles (p. 85) Sloterdijk avait laissé entendre ce qu’il entendait par espace et comment il pensait qu’une rationalité pouvait y subsister « sous le poids des missions intellectuelles de l’époque la pensée dans l’écume se transforme en une pratique plurielle et transversale de la raison ». La notion d’écumisation est essentielle. Elle signifie que toutes les métaphysiques n’ont été possibles que parce qu’elles rassemblaient le monde dans une totalité, une sphère. Mais ceci n’est qu’une supercherie, une « récupération par des globes simplificateurs » ( Sphères III. Écumes, p. 20). La sphère globale introduit de mauvais concepts (centre, périphérie) et fait du concept un faux en soi (tautologique et uniformisant). Il faut donc faire éclater la sphère et la réduire en autant de micro bulles qu’il y a de façons diverses de penser. C’est la mise en écume, ou écumisation. Aucune globalité n’étant pensable sans cercle autoréférentiel, il faut une multiplicité pour penser le « xénotope », c’est à dire l’autre. Il faut briser la sphère et penser ce qui est en dehors.

La première chose à laquelle il faut alors réfléchir est que l’idée du moi est « une victime du site » (Palais de Cristal, p. 211). Le moi s’est construit comme emplacement, fixé par une distance au centre. Il faut (si toutefois on tient à en conserver la notion) le reconstruire comme relation aux autres, sans position fixe, sans référence à quelque centralité que ce soit. Même une centralité de type phallique est exclue. Il faut cesser de penser l’existence comme l’habiter d’une position confortable dans une sphère ordonnée. Sloterdijk a des pages acerbes à l’encontre de ce qu’il appelle l’idéologie de la gâterie, ou de la sucrerie comme celle que l’on donne pour récompense à un chien bien dressé qui accomplit l’ordre qu’on lui a donné. Il écrit à de nombreuses reprises (et surtout dans le dernier tiers du Palais de cristal) que tenir sa place dans l’espace de la rationalité universalisante et mondialisée garantit, normalement, des gâteries qui doivent convaincre chacun des bienfaits du système. Penser l’espace en écume doit donc conduire à penser qu’il n’y a pas de gâterie universelle et donc pas d’idéologie du bien commun. Le bien individuel ne peut donc pas être pensé comme une forme subjectivée du bien commun, comme une simple distance à la norme commune. La notion de déviance est donc ici mise en cause. La notion de divertissement également : elle vise à nous faire croire que quelque chose de peu important, mais nouveau est essentiel. Elle suppose donc qu’il y ait de l’essentiel. La critique du divertissement n’est donc pas désaliénante par nature, elle nous fait simplement changer les cibles auxquelles nous attribuons des valeurs d’intérêt.

Une fois acceptée la multiplicité des espaces et la méfiance à l’égard des divertissements, reste une question majeure : comment l’homme vivant une vie réussie peut-il occuper plusieurs types d’espaces (plusieurs positions dans l’écume) en ne revendiquant la propriété d’aucun ? La question peut être formulée d’une autre façon ( Sphères III. Écumes, p. 777) :

que coûte le fait de présenter une description dense des risques liés aux modes modernes de production du monde, sans faire une concession aux théories de la décadence ni aux théories du progrès ?

Une fois en effet que Sloterdijk a démontré combien le monde actuel était cynique et uniformisateur dans ses fonctionnements, erroné dans ses idéologies, pleins d’illusions quant à la pertinence de ses concepts, comment imaginer un autre monde ?

Il serait facile (mais faux) de penser que notre monde actuel est le moment, l’étape dans une évolution. On peut penser qu’il va vers une décadence et qu’une crise l’obligera à se réformer, ou bien qu’il va vers un progrès et se réformera à pas lents. Dans les deux cas, il faut réinvestir l’idée de concept englobant : le monde aurait une forme de destin. Tout le monde, c’est à dire la globalité aurait un sens. Il est impossible pour Sloterdijk de se réinscrire dans une idéologie finaliste. Son projet est bien de fonder un nouvel espace et une nouvelle pluralité de raisons, mais par le biais d’une description de leur fonctionnement, non par l’assignation d’un but à atteindre. A la fin de Sphères III. Écumes, p. 782, il écrit :

je vois que l’on a entrepris ici de raconter l’histoire de l’homme comme une histoire de l’espace, ou plus précisément comme une histoire de l’organisation de l’espace ou de la production de l’espace. Cela revient à exprimer la conviction que les gestes du donner d’espace et de la prise d’espace seront les premiers actes éthiques.

La position politique devient forte : le monde ne va pas bien, il ne permet pas la vie réussie mais pour construire une vie réussie il ne faut absolument pas suivre de conseils qui se voudraient universels. Toute norme est critiquable. Pour le philosophe, la contrainte éthique est forte : il a pour tâche de décrire le dysfonctionnement du monde et n’a pas le droit de donner une solution pour y mettre fin. La philosophie est descriptive, pas prescriptive. Elle a cependant, de ce fait à la fois une capacité critique et un rôle informatif. La citation précédente le dit bien. Si toutes les vies métaphysiques non réussies viennent d’un problème de forme (la sphère) toute vie non métaphysique réussie doit affronter un problème d’espace, donné et reçu, donc non approprié.

Il semble que pour Sloterdijk une voie possible soit d’ordre esthétique. Il propose d’évoluer dans l’espace social comme dans une installation artistique :

Nous accédons à une perception de la situation fondée sur la distance esthétique lorsque nous évoluons dans l’espace social comme dans une installation. L’observateur qui reconnaît la situation comprend qu’il est le visiteur d’une exposition de plus grand format que le musée normal […]. Une telle vision n’exige qu’une seule condition : que l’ensemble des circonstances ne puisse plus être désigné par le concept de nature (Sphères III. Écumes, p. 718).

L’information donnée est claire : pas de nature si on ne veut pas d’universel. Si la métaphysique repose sur la sphère englobante le totalitarisme pourrait, lui, reposer sur des lois de la nature, idéalisées en éco-nature. Critiquer tout concept englobant c’est mettre en cause tout principe naturaliste, même l’évolution. Apparait alors une des préoccupations actuelles de Sloterdijk, qui le poussent à s’intéresser aux relations entre la vie humaine et les techniques qui peuvent la modifier. Dans « Ni le soleil ni la mort » il n’hésite pas à déclarer:

L’avenir sera une ère de technique du climat et donc une ère technique tout court. On comprendra de mieux en mieux que les sociétés sont fondamentalement artificielles. Tout doit être produit sous forme technique, aussi bien l’atmosphère métaphorique que l’atmosphère physique (p. 286).

En conclusion : l’écume des jours.

La trilogie des Sphères est un ouvrage monumental par sa taille et par son contenu. Il a d’abord l’originalité d’être tri-scalaire : les bulles sont à l’échelle de l’individu, les globes à l’échelle du monde et une fois que tout a explosé sous la critique il ne reste qu’une forme dispersée dans laquelle personne ne trouvera aucune référence spatiale. Il ne reste vraiment qu’une informe écume. Il a ensuite l’intérêt de construire une critique des points d’appuis les plus durs de la philosophie à partir des objets les plus fluides de la physique. Déconstruire le concept en le confrontant à des boules, détruire l’universel en l’opposant à l’écume, affaiblir la raison en lui objectant des bulles, c’est élever le fragile, l’éphémère, le léger à la hauteur de l’objet philosophique. C’est se placer du coté de la douceur et de la non violence, ce qui est une forme éthique exemplaire de raisonnement.

Un autre aspect important de la trilogie en découle : c’est la récusation de toute forme de fétichisation de la substance dure. Il y a un refus radical de toute ontologie de la matière, que celle-ci soit physique ou psychique. La matière physique est rejeté dans les idéalités des philosophies finalistes, la matière psychique est évacuée avec le moi dans l’évanouissement du transcendantal. Cela implique que l’espace soit pensé sans ces deux rigidités. Il n’a pas de solidité physique qui en permettrait la mesure ou la quantification, il n’a pas d’existence phénoménologique qui justifierait qu’on l’essentialise. Il ne peut donc être pensé que comme pure forme, pur produit de l’agencement du multiple en arrangements éphémères et polytopiques. Il est ce qui permet à l’écume de changer et le processus de ce changement. Il est aussi interne à chaque bulle qui constitue l’écume. Il est, en fait, accident résultant de la multiplicité des échelles auxquelles se produisent des événements psychiques, sociaux et techno naturels. Dès lors la vie dans cet espace ne peut être qu’affaire d’intelligence commune, d’intelligence négociée sous l’arbitrage, négocié aussi, de la notion d’esthétique.

À l’évidence un tel ouvrage passionne et fait du lecteur un passionné. Ce qui est passionnant c’est la critique foisonnante et la méthode « sphérologique » qu’elle met en œuvre. Ce que le lecteur est obligé de devenir c’est l’acteur passionné (et distancié) d’un futur non modélisable, non finalisé et non normé. Sloterdijk tue peut être encore davantage que Lyotard tous les grands récits et annihile peut être encore plus que Deleuze tous les grands concepts, sauf l’être. Il est également extrêmement destructeur vis à vis des idéologies de la scientificité, y compris celles de l’école de Francfort dont son meilleur contradicteur en Allemagne, Jürgen Habermas, est le continuateur. Il reste aux lecteurs à s’interroger : que va être leur vie réussie si ni la science, ni la raison, ni les communications intersubjectives ne valent comme régulateurs de la disposition des écumes dans l’espace qui les rend possibles ? Le défi  est de penser une hyper complexité sans lois et de la vivre sans conflits. Cela suppose donc un monde dans lequel aucun vent mauvais ne disperse les agencements d’écumes qui font de nos processus de socialisation des artifices. C’est un espace sans nature et sans tempêtes, philosophique, pacifique et navigable. Utopique aussi ?

Abstract

Peter Sloterdijk est un philosophe allemand qui a commencé à être connu en France en 1987 lorsque son ouvrage Critique de la Raison Cynique a été traduit. Il s’agissait pour lui de fêter conceptuellement le bicentenaire de la parution de la « Critique de la raison pure », en soumettant le concept de raison à une critique ...

Bibliography

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Dominique Bosseur, Jean-Yves Bosseur, Révolutions musicales, Minerve, 1986.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, [1781] Paris, Garnier Flammarion, 2001.

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Colère et temps [2006] Paris, Maren Sell, 2007.

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Ni le soleil ni la mort [2001] Paris, Pauvert, 2003.

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Essai d’intoxication volontaire [1996] suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art [2000] Paris, Hachette, 2001.

La mobilisation infinie [1989] Paris, Christian Bourgois, 2000.

Le penseur sur scène [1986] Paris, Christian Bourgois, 1990.

Critique de la raison cynique [1983] Paris, Christian Bourgois, 1987.

Jean-Novel Von der Weld, La musique du XXe siècle, Paris, Hachette, 2005.

Notes

[1] L’Ecole de Frankfort désigne le travail commun de philosophes et de logiciens comme Horkheimer, Adorno et Carnap entre les deux guerres. Habermas en est actuellement un peu le continuateur.

[2] Nous avons l’habitude de penser qu’une définition englobe une série de caractéristiques et en exclut d’autres : ce qui est rond n’a pas d’angles. Mais le fait qu’un objet n’ait pas d’angle implique-t-il que le cercle ait une essence qui serait la rondeur ?

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