« À première vue, nous nous trouvons enfermés dans un dilemme : ou bien il y a connaissance individuelle, mais elle n’est pas scientifique, ou bien il y a une science des faits humains, mais qui n’atteint pas l’individu. »
(Granger, 1960, p. 185)
Quelques faux problèmes.
Il est des couples d’oppositions, des dilemmes installés dans les manuels de sociologie, qui paralysent la pensée plus qu’ils ne l’aident. L’opposition entre l’individu et la société fait partie de ces exercices rhétoriques dont on ne sort guère pour la simple raison que l’on s’accorde à penser que la société est largement indépendante de la volonté de chacun des individus qui la composent, elle est là avant et après eux, alors que, en même temps, les individus sont les seules « réalités empiriques » de cette vie sociale ; ce sont eux qui agissent, eux que l’on interroge, eux auxquels on s’adresse, eux dont on suit les traces quand on fait un travail scientifique. On peut même penser sans contradiction que les individus sont totalement sociaux, qu’il est vain de vouloir distinguer radicalement ce qui serait de la « nature », et ce qui serait de la « culture », ce qui serait individuel et ce qui serait collectif, parce que ce qu’on appelle les « faits sociaux » sont en réalité produits par des individus et qu’il est toujours possible de réduire l’analyse sociologique vers un grain plus fin, celui de l’individu.
Quoique pertinente en termes d’anthropologie culturelle, la distinction rituelle entre holisme et individualisme ne clarifie pas nettement le débat sur le plan ontologique. Du point de vue méthodologique, elle peut opposer deux manières de faire de la sociologie : la première consiste à recomposer la vie sociale, le « système », à partir de l’action des individus ; la seconde cherche à expliquer l’action individuelle à partir du jeu des forces sociales qui se cristallisent en chacun de nous. Autant il est peu discutable que ces deux points de vue peuvent être opposés en principe, autant il semble que, dans la réalité des pratiques de recherche, ils se combinent le plus souvent : on construit les faits sociaux par agrégation des conduites individuelles, on explique ces conduites par la logique et la force des faits ainsi constitués. L’individualisme méthodologique lui-même ne cesse d’inscrire l’acteur au sein d’une rationalité située et encadrée par des ressources sociales, des normes, des modèles culturels, des objectifs qui préexistent aux individus et qui les socialisent par un effet de feed-back dans la mesure où l’action produit la société qui, à son tour, détermine l’action (Archer, 2003 ; Giddens, 1987). Quant à la démarche holiste, sauf à nier tout simplement l’existence des individus pour en faire de simples « exemplaires » d’un modèle social général, elle n’a jamais cessé de s’interroger sur les conditions de formation d’une action individuelle, et les analyses les plus positivistes ne peuvent échapper à une obligation de signification et de compréhension comme le montre Le suicide lui-même dont les divers types caractérisent des expériences et des sentiments éminemment subjectifs. Au-delà des exercices et des jeux de positionnement inhérents à toute vie académique, les deux voies ne cessent donc de se croiser et la plupart des sociologues empruntent les deux chemins au gré des problèmes qu’ils souhaitent résoudre. Le système est-il la somme, l’effet de composition des actions des individus, l’action individuelle est-elle produite par des logiques de système ? Probablement les deux à la fois et le meilleur de la sociologie s’est toujours efforcé de le démontrer. On peut même penser, comme l’affirmait Wright-Mills, que la vocation de la sociologie est de croiser les « épreuves » individuelles et les « enjeux » collectifs.
C’est parce que les deux réponses s’imposent avec la même force que le statut sociologique de l’individu est un des problèmes centraux de la pensée sociale, un problème d’autant plus prégnant que nous vivons dans des sociétés qui valorisent l’individu sous l’angle de l’individualisme moral, celui d’un sujet libre et autonome, et sous celui d’un individualisme utilitariste incarné par un acteur capable de poursuivre et de réaliser ses intérêts propres[1]. Cette double face de l’individualisme fait que la figure de l’individu de ne se stabilise jamais dans la mesure où les deux versants ne cessent d’être liés puisqu’on imagine mal qu’un individu puisse être propriétaire de lui-même sans être aussi propriétaire de quelques ressources, de quelques supports « objectifs » et culturels de son individualité (Martuccelli, 1999). En même temps, les deux faces ne cessent de s’opposer : l’autonomie morale de l’individu est menacée par la recherche égoïste des intérêts et l’on montrera que cette poursuite autonome des intérêts est largement déterminée par la position des acteurs et par toutes les technologies de manipulation des désirs et des images. On peut d’ailleurs considérer qu’une part considérable de la littérature sociale est une longue variation sur ce thème : d’un côté, le libre jeu des intérêts individuels conduirait au règne de l’égoïsme et à la réduction de l’individu à un homo oeconomicus, de l’autre, la recherche de l’unité morale de la société finirait par détruire l’espace d’indépendance dont l’individu a besoin pour être un individu. Ainsi l’individu apparaît-il à la fois comme une évidence portée par la modernité elle-même, et comme un mirage qui s’estompe dès que l’on s’en approche.
Il n’y a donc pas à choisir entre l’individu et la société, les deux objets nous étant donnés ensemble avec le paradoxe qui leur est associé : l’individu est pleinement social et la société est la résultante des actions individuelles. On ne gagnera pas en clarté en déplaçant le problème vers une opposition entre « subjectivisme » et « objectivisme », entre « compréhension » et « positivisme » puisque chacune de ces perspectives peut légitimement se saisir de l’individu et puisque chacune a besoin de l’autre ; il n’est guère imaginable d’expliquer sans comprendre et de comprendre sans expliquer. En fait, le problème du sociologue reste des plus classiques : l’individu est le lieu ou s’articule l’acteur et le système, l’action et les faits sociaux, la subjectivité et l’objectivité, la construction de la société et l’imposition de la société aux acteurs. Débats inépuisables puisqu’on a très peu de chances de s’accorder sur une solution stabilisée.
J’aimerais montrer dans ce texte que le problème que se posent les sociologues dans l’ordre de la théorie et des méthodes est identique, plus exactement qu’il est homologue, à celui que se posent les individus eux-mêmes. Ceci conduit à considérer que les individus sont des sujets tenus de régler ce problème et, plus précisément, de surmonter les épreuves de l’individualisation de la vie sociale. Il importe donc de voir comment, « concrètement », les individus s’y prennent pour être des individus dans les sociétés où l’individualisation est, à la fois, une exigence morale, le principe des droits fondamentaux, et une obligation « fonctionnelle » comme l’affirment tous les récits de la modernité placés aux fondements la philosophie sociale des sociologues.
Le modèle de l’emboîtement.
On admettra aisément que la sociologie est fille de la modernité dans la mesure où elle s’est d’abord constituée sur un récit de la modernisation. Ce récit est structuré par un certain nombre de thèmes constants, notamment ceux de la division du travail, de la rationalisation, et de l’individualisme démocratique (Nisbet, 1984). Ce dernier axe de lecture est celui qui a posé le plus de problèmes aux sociologues « classiques » désireux de construire la sociologie comme une science objective des faits sociaux indépendants des individus, Durkheim étant le plus emblématique d’entre eux. La sociologie ne peut exister qu’en étant une science objective du général, mais ce projet surgit dans une culture démocratique et dans la filiation des Lumières qui valorisent l’individu et la subjectivité comme la marque même de la modernité. La solution proposée à « contradiction » est celle d’un emboîtement de l’individu dans la société. La première étape du raisonnement est de type parfaitement holiste : l’action sociale est définie par l’intériorisation des modèles, des normes et des valeurs qui permettent d’agir et, de ce point de vue, l’individu est une sorte d’illusion puisque non seulement tout est social en lui, mais il sombre dans « l’anomie » et « l’égoïsme » quand il se détache de la société ; quand il est « trop » un individu, il est emporté et détruit par la solitude et ses passions. Il disparaît et se tue tout autant quand la société est « trop » puissante comme le montrent les suicides « ritualistes » et « fatalistes » (Besnard, 1973). Pourtant, cette théorie fait une place à l’individualisme moderne en concédant : 1/ que la complexité de la division du travail appelle une capacité proprement individuelle d’adaptation et de maintien de l’unité de la personne face à la diversité des rôles qu’elle est appelée à jouer, 2/ que l’universalité des valeurs modernes — la Raison, l’objectivité, l’égalité, la morale universelle… — introduit une distance réflexive et une autonomie entre l’individu et l’acteur social, ouvrant ainsi l’espace d’une subjectivité proprement personnelle. Il s’agit cependant d’un espace fortement encadré par des forces sociales, par un contrôle interne et un contrôle externe dont les mécanismes sont, à proprement parler, la société : des institutions, des classes sociales, des rôles, des codes, des normes…
Cette stratégie intellectuelle de construction de l’individu a été très largement développée par Parsons qui a proposé tout un système d’emboîtements successifs de la culture vers la personnalité en passant par la société (Parsons et Shils, 1959). Dans les sociétés modernes, l’individu est défini par l’intériorisation des valeurs, des normes et des rôles (des contraintes fonctionnelles). Mais l’universalité des unes et la complexité des autres font aussi que l’individu n’est pas une fiction parce qu’il est « obligé » de reconstruire sans cesse son action en s’adaptant à des contextes qui ne sont pas toujours parfaitement préétablis et formalisés. Aucun rôle n’est total et aucune personnalité n’y est parfaitement adéquate, et ceci pour des raisons fonctionnelles dans des sociétés modernes où le changement pèse autant que l’ordre, où les individus ne cessent de sauter d’un rôle vers un autre. Il me semble que la théorie d’Elias participe de la même famille de solutions. L’individu moderne n’émerge pas « contre » le système, mais au contraire, il résulte des transformations du contrôle social qui s’individualise et se « subjectivise » progressivement à travers l’élargissement des mœurs de cour (Elias, 1991). C’est dans la mesure ou chacun perçoit les obligations et les codes sociaux comme des contraintes intimes, personnelles et librement acceptées, que l’acteur social se vit comme un individu, comme l’auteur de sa propre action et que, parallèlement, il est tenté de percevoir le monde social comme un « paysage » extérieur à lui-même et sur lequel il projette ses propres sentiments. La contrainte sociale est devenue un habitus subjectif. Mais au fond, c’est parce que l’emboîtement de l’acteur dans le système s’est accentué qu’émerge l’individu. Dans la société moderne, l’acteur social est « inner directed », la socialisation ayant installé en chacun une boussole intérieure qui en fait un individu se mouvant lui-même et lui permettant de se vivre comme l’auteur de sa propre action dans la mesure où il a « oublié » le travail de socialisation qui a implanté ce programme en lui (Riesman, 1964). Ce modèle est au cœur de la théorie sociologique « classique » qui fait de la socialisation une intériorisation du social et qui place l’individu à l’articulation de l’acteur et du système, de la subjectivité et de l’objectivité quand la société moderne est de plus en plus mobile, complexe et rationnelle. L’autonomie, ou plus exactement le sentiment d’autonomie individuelle sans lequel il n’est pas d’individu, résulte de la force de cette socialisation et de l’universalité des valeurs modernes.
Sans que l’on en ait toujours conscience, toutes ces conceptions de l’individu ont commandé la tâche principale de la sociologie qui consistait à établir un système de correspondances étroites entre les situations définies collectivement et socialement, et les attitudes individuelles vécues comme libres et autonomes, entre des variables indépendantes objectives et des variables subjectives dont il fallait montrer qu’elles étaient, en réalité, peu dépendantes. La théorie de Bourdieu est aujourd’hui la construction la plus familière de cette conception de l’action dans laquelle l’individu est la cristallisation d’un ensemble de dispositions précocement acquises, d’habitus vécus comme des évidences et comme des manifestations d’une autonomie proprement individuelle alors même qu’elles sont étroitement corrélées aux conditions matérielles et sociales de leur engendrement (Bourdieu, 1972). Ce que l’individu croit décider librement est en réalité ce qu’il a été programmé pour décider, ce que la nécessité lui impose, mais lui impose comme un choix nécessaire. Les individus sont comme des monades qui vont librement là où elles ne peuvent qu’aller. Ici, la société étant définie comme un système de domination, cette autonomie individuelle est, en réalité, une illusion, une ruse de la domination puisqu’elle conduit à accepter librement la soumission à un ordre social. Mais cette construction critique et sans illusion de l’individu participe cependant d’une représentation somme toute classique de l’action comme accomplissement d’un programme précocement intériorisé puis oublié par les acteurs.
Au fond, la formule de l’emboîtement annule l’individu plus qu’elle ne le révèle puisque l’individu résulte surtout d’une transformation du contrôle social dans une société où les contraintes d’adaptation sont premières. L’acteur moderne acquiert la capacité de s’adapter à des contextes mouvants et complexes en devenant un individu, mais un individu défini par l’emprise quasi totale de la société sur sa subjectivité ; dans un monde moderne emporté par des conflits et par des changements ininterrompus, l’individu apparaît comme un principe de continuité assurant la stabilité de la vie sociale et sa reproduction. C’est sans doute là une des « inventions » centrales de la sociologie, celle de la réduction de la distance entre l’individu et la société grâce à la socialisation par laquelle les acteurs transforment le système en ordre subjectif individuel. Dans une large mesure, l’individu est la société concentrée dans une subjectivité et dans une histoire singulières.
La sortie de l’emboîtement.
Il semble peu discutable que la pensée sociale des trente dernières années a été dominée par la sortie de cette conception de l’emboîtement reposant sur une correspondance et une réversibilité de l’acteur et du système. Nous sommes progressivement sortis du modèle de l’emboîtement en raison de la transformation de la représentation longtemps dominante de la vie sociale, tant du côté marxiste que du côté fonctionnaliste de la sociologie. En effet, l’image de l’emboîtement suppose, en amont d’elle-même, une conception intégrée de la vie sociale dans laquelle la culture, ou l’idéologie dominante, peu importe, se difracte dans une structure sociale relativement homogène, dans un ensemble de rôles plus ou moins intégrés et, à terme, dans des personnalités. Que l’on place les valeurs ou la structure économique au centre du mécanisme ne change rien à l’affaire de ce point de vue, la société est un système dans lequel l’intégration systémique et l’intégration sociale sont les deux faces complémentaires du même ensemble (Lockwood, 1964). Cette représentation « tranquille » s’est défaite avec ce que l’on appellera, avec d’autres, la modernité tardive plutôt que la post modernité, dans la mesure où l’éclatement que nous observons aujourd’hui est largement inscrit dans les divers récits de la modernité : complexité croissante, rationalisation continue, désenchantement du monde, anomie, élargissement de l’individualisme démocratique, extension du marché… Pour le dire d’une autre manière, nous vivons l’épuisement de l’idée de société conçue comme l’intégration d’une économie, d’une culture et d’une souveraineté politique, intégration nécessaire à l’établissement d’une continuité entre la subjectivité des acteurs et l’objectivité de leurs positions et, donc, à l’emboîtement d’où surgit l’individu. En fait, cette représentation n’a pu s’imposer que dans la mesure où la société était, en réalité, la formation sociale moderne (séparée du religieux), démocratique (composée d’égaux) et industrielle (engagée dans une division du travail complexe). Mais cet ensemble formait société au sein d’un État national.
Le fait que nous ne puissions plus identifier la société à un État national renvoie à ce qu’on appelle la globalisation, quelle que soit la manière dont on la nomme et quels que soient les jugements que l’on porte sur elle : extension continue du capitalisme et du marché sans que celui-ci semble être aux mains d’un État national et d’une bourgeoisie nationale, développement conjoint d’une culture de masse cosmopolite et des affirmations identitaires, développement du principe de l’égalité démocratique, affaiblissement des souverainetés politiques, déclin des formes institutionnelles de la socialisation… On peut aussi analyser les mêmes phénomènes en termes de déclin de la société industrielle et de la formation de sociétés postindustrielles dominées par la dissociation croissante des relations de travail, de la culture de masse et l’individualisme « narcissique ». Au plan théorique, le processus peut être défini comme la séparation progressive de ce que l’idée même de société s’était efforcée d’intégrer : un marché, une culture, des institutions. Dès lors, par exemple, la position de classe n’est plus tenue pour une variable suffisante pour expliquer les conduites et la subjectivité des acteurs ; les parcours individuels, les appartenances culturelles, le sexe, l’âge forment un ensemble de facteurs entre lesquels l’individu compose et, d’une certaine manière, acquiert son identité. Le clinamen de classe qui conduisait les individus vers leur destin n’aurait plus la même rigueur et les accidents individuels, les cas, se multiplieraient. Mais cette logique-là est, par ailleurs, parasitée par le développement des organisations, des réseaux et des marchés dans lesquels les individus sont tenus d’agir de manière plus ou moins rationnelle quand le marché n’est plus « enchâssé » dans des liens communautaires, des institutions et des identités héritées, et quand le marché paraît se saisir de biens et de territoires qui lui échappaient.
Autrement dit, « la modernité tardive » ouvre un flottement, une plasticité, dans le principe de continuité du système à l’acteur qui fondait la conception moderne de l’individu, ce que Beck (2001) a désigné comme « la société du risque ». La grande affaire a été la critique de la représentation de l’action en termes de rôles et de statuts par les diverses conceptions interactionnistes puisant dans une filiation théorique tenue jusqu’alors pour relativement marginale, celle de Simmel, puis celle de Mead. Comme Lemert l’a parfaitement mis en évidence, l’ordre social est produit par les interactions individuelles plus que par des accomplissements de rôles programmés (Lemert, 1951). La « réalité sociale » est elle-même perçue comme une production cognitive continue, un ensemble d’ethnométhodes développées par les individus (Garfinkel, 1967). Comme le disait Goffman de manière ironique : « Je ne m’occupe pas de la structure de la vie sociale, mais de la structure de l’expérience individuelle de la vie sociale. Je donne personnellement la priorité à la société et considère les engagements de l’individu comme secondaires : ce travail ne traite donc que de ce qui est secondaire. » (Goffman [1974] 1991). Tous acceptent le problème parsonien de l’ordre social et tous critiquent la réponse, dominante jusque-là, en refusant de réduire l’acteur au programme de sa socialisation.
Partant du même constat de distance et de flottement entre l’acteur et le système, toutes les conceptions de l’action en termes de choix rationnel et d’individualisme méthodologique proposent une réponse plus radicale encore. Non seulement l’action et l’individu ne résultent pas de l’accomplissement d’un programme de socialisation, mais l’individu est considéré comme une donnée première, déjà là, dans sa rationalité et sa capacité d’accomplir ses intérêts. Au fond, la réponse à la question de l’ordre et de l’action que toute la sociologie classique avait rejetée, se trouve réintroduite par le biais d’un glissement de la théorie économique classique et néo-classique vers la sociologie proprement dite. Cette conception en termes de rationalité limitée a profondément transformé les représentations de la vie sociale et, par exemple, elle a fini par s’imposer dans la sociologie des organisations. Celles-ci ne sont plus construites comme des agencements rationnels de rôles et de statuts, mais comme des espaces de jeux, de jeux de pouvoir produisant à terme l’organisation elle-même dans un flux continu de changements et de blocages, de compromis et de constructions locales (Crozier, Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993 ; March, Simon, 1991). Évoquons une différence majeure entre ce type de théorie et la précédente, au-delà des anthropologies latentes qui les commandent. Alors que les solutions phénoménologiques et interactionnistes prennent acte de la séparation de l’acteur et du système, les théories du choix rationnel, celles de Boudon et de Coleman par exemple, reconstruisent ce rapport en concevant le système comme un résultat de l’action, comme un effet de composition (Coleman, 1990 ; Boudon, 1984 et 2003) [2]. Ainsi le modèle de l’emboîtement s’est-il renversé presque totalement.
Quelles que soient les voies choisies, il semble évident que la théorie sociologique contemporaine n’est pas structurée par une conception centrale de l’individu, par un programme d’emboîtement reposant sur une représentation de la société en termes de système d’action homogène, commandé par un ensemble de valeurs et de rôles. On pourra toujours se demander si ce sont les transformations culturelles et sociales qui ont induit ces évolutions de la pensée sociologique, ou si ce sont les dynamiques du champ académique et théorique elles-mêmes qui expliquent ces évolutions, mais dans tous les cas, on est tenu de prendre acte du déclin d’une réponse longtemps hégémonique affirmant simultanément l’unité de l’individu et celle de la société.
Les figures de l’individu.
Aucune conception de l’individu ne s’impose aujourd’hui de façon centrale et hégémonique et l’on peut distinguer trois grandes familles de figures, sachant que les combinatoires intermédiaires sont quasiment infinies et que l’on ne rend jamais justice à ces théories en les simplifiant à l’excès ? (Martuccelli, 2002).
L’individu social.
La première famille de représentations de l’individu est largement dérivée de la conception classique de l’emboîtement, tout en prenant acte de la complexité croissante de la vie sociale qui brise les correspondances simples, trop simples, entre l’acteur et le système. Grâce à la sophistication des outillages statistiques d’une part, et à cause de la complexité des structures et des parcours individuels d’autre part, les chercheurs sont amenés à considérer que, bien que l’individu continue d’être une cristallisation de déterminismes et d’habitus, ceux-ci ne sont plus homogènes et cohérents et prennent, dans chaque cas, une forme singulière et proprement individuelle. L’individu reste socialement déterminé, mais il n’est plus un exemplaire, c’est une composition toujours singulière en raison de la complexité des mécanismes de son engendrement. Les individus surgissent comme des cas. C’est déjà ce que suggère la théorie des diverses familles de capitaux développée par Bourdieu et qui s’articule à une théorie de l’individu quand l’acteur social combine des capitaux faiblement cohérents entre eux. Dans une certaine mesure, l’individu est projeté dans une exigence d’autonomie quand il est soumis à une dissonance de ces capitaux et de ses habitus même si, dans la plupart des cas, le thème de la souffrance émerge plus que celui de la « liberté » ou de la capacité critique. La théorie de l’acteur pluriel proposée par Lahire s’inscrit dans cette filiation en opérant un changement d’échelle révélant une série de singularités issues de la diversité même des situations et des parcours (Lahire, 1998 et 2002). Par exemple, les histoires scolaires et les pratiques cultuelles ne sont pas produites par de « simples » positions de classes, mais par des mécanismes bien plus fins sans être pour autant aléatoires ou « libres ». Mais l’individu existe pleinement à la manière des héros romanesques qui ne deviennent des sujets que dans la mesure où ils cessent d’être des personnages sociaux par la complexité de leurs héritages par le jeu de leurs aventures quand les destins programmés sont brisés par les désordres de l’histoire, des rencontres, des alliances et des mésalliances, quand la petite bourgeoise programmée pour être rêveuse épouse un notable de village. Progressivement, l’individu et le personnage se séparent ; comme le note Sennett, le récit de soi est plus proche de celui de Joyce que de celui de Flaubert ; Stephen Deadelus se substitue à Frédéric Moreau (Sennett, 1999). Dans le jargon sociologique, l’individu surgit dans les incongruences biographiques et statutaires. C’est donc quand la société ne peut plus être décrite totalement comme un système organisé et cohérent que l’individu émerge parce qu’il doit, personnellement, produire une cohérence et une série d’ajustements que ne peut plus garantir le système. L’individu existe parce qu’il règle des problèmes d’identité et de cohérence parce qu’il se construit dans le bricolage des rôles, des habitus, des aspirations qui se coagulent dans sa personnalité (Dubar, 1991).
Comme le montrent bien Les méditations pascaliennes de Bourdieu, l’individu apparaît surtout dans ses souffrances, dans ses crises, dans le fait que sa conscience de lui-même résulte d’un brouillage des déterminations sociales qui ne s’estompent pas pour autant. Au fond, cette représentation de l’individu est plus paradoxale qu’il n’y paraît. Sur le plan épistémologique et théorique, on reste dans la conception classique d’un engendrement déterministe par la socialisation, mais en même temps, cet individu cesse d’être un exemplaire quand son histoire et celle de la société ont brouillé les pistes, l’obligeant alors à se saisir lui-même comme un individu singulier, et le maximum de conscience qu’il puisse avoir est celle des mécanismes sociaux qui l’ont produit comme singulier. La liberté est d’abord la reconnaissance de la nécessité et c’est d’ailleurs là que se forge le rôle social et moral du sociologue comme intellectuel, dans sa capacité à développer l’analyse et l’auto-analyse d’une genèse pleinement sociale et pleinement singulière. Pour peu que la société apparaisse comme un système de domination, l’activité sociologique devient nécessairement un dévoilement critique.
L’individu rationnel.
Une deuxième stratégie, qui se proclame résolument individualiste, renverse le raisonnement de la sociologie classique auquel reste attaché le premier modèle. Elle postule que le cœur de l’analyse sociologique est un individu rationnel agissant comme un stratège dans un contexte social défini en termes de concurrence et de ressources. Depuis longtemps déjà, la sociologie des organisations a privilégié ce point de vue en concevant l’organisation comme un espace de jeu plus ou moins stabilisé par des règles et des structures de répartition du pouvoir. En fait l’individu plus ou moins rationnel et utilitariste est considéré comme l’atome d’une société conçue comme un effet de composition résultant de la multitude des stratégies individuelles. Boudon s’est efforcé d’étendre cette conception de l’individu vers une perspective cognitive des normes et des valeurs. Dans ce champ théorique identifié au choix rationnel, l’individu et son activité cognitive sont l’objet même de l’analyse. Bien qu’il soit fortement inspiré par l’individualisme des Lumières anglaises et d’un élargissement de la pensée économique comme celle de Gary Becker, ce cadre théorique n’est pas un simple transfert de l’utilitarisme vers la sociologie. En effet, les normes sociales et les valeurs ne sont pas tenues pour de simples rationalisations secondaires, de simples masques des intérêts, parce que l’individu reste profondément social : les bonnes raisons qu’il se donne sont liées à des contextes cognitifs, à des ressources socialement définies et il est tenu par une double exigence : celle de la rationalité des bonnes raisons, celle des cadres, des réseaux, des ressources qui ouvrent plus ou moins l’espace de ses choix.
On notera toutefois que, par un étrange paradoxe, il s’agit là d’un individu abstrait et relativement désincarné, puisque tous les acteurs sont portés par la même rationalité et par la même logique d’optimisation de leurs intérêts et de cohérence cognitive. En fait, l’individu de l’individualisme méthodologique n’est pas un simple homo oeconomicus, mais il ressemble toujours à celui de l’analyse économique parce qu’il est avant tout un outil épistémologique, il est plus une fiction ou un outil théorique commode qu’il n’est véritablement une personne singulière. D’ailleurs, sur le plan méthodologique, il est assez rare que les recherches se réclamant de cette orientation se préoccupent d’individus concrets et singuliers ; l’individu est une machine cognitive et stratégique dont l’action est inférée de données macro sociologiques agrégées : sondages d’opinions, choix d’orientation scolaires, croyances diverses, attitudes politiques… Alors que l’individu social est porté par une psychologie de l’identité, l’individu rationnel semble étrangement sans consistance subjective et pourtant, dès que l’on considère qu’il agit dans un « marché », cet acteur existe vraiment. L’individu social passe du statut d’exemplaire à celui de cas, l’individu rationnel passe du statut d’atome économique à celui de machine cognitive.
L’individu éthique.
La troisième figure considère que l’individu se construit en arrachant son autonomie aux contraintes sociales. Il est un individu dans la mesure où il veut être un individu, comme le lui imposent un modèle culturel valorisant l’autonomie morale et un système suffisamment ouvert pour lui permettre de se détacher de ses exigences de rôle et de ses intérêts. On peut considérer que Simmel est le « père fondateur » de cette perspective en définissant la modernité par la figure de l’étranger dominé par distance de sa subjectivité et de la culture objective. G. H. Mead en a posé quelques principes en postulant une distance entre le Je et le Moi, en suggérant que la socialisation est à la fois continue et imparfaite puisque l’individu est en mesure d’opposer son Je, un rapport auto-centré à lui-même, aux définitions sociales de son identité : son Moi et son Soi. Dès lors, l’individu est conçu comme un sujet capable de produire du sens, de construire son monde dans une distance et une tension continues avec la société. C’est la thèse de la séparation croissante entre le monde vécu et le système, de la rupture continue entre l’intégration sociale et l’intégration systémique. Ici, l’individualisme moderne n’est pas seulement défini par l’accroissement de la division du travail, il est aussi conçu comme la conséquence du développement de la rationalisation et de la séparation continue de la subjectivité et de l’objectivité. Dans ce cas l’individu est défini par sa réflexivité, par le fait qu’il n’est jamais totalement adéquat à ses rôles sociaux d’une part, à ses intérêts, de l’autre. Ici, l’individu est un sujet, non parce qu’il est déjà là, mais parce qu’il n’est pas totalement socialisé et parce qu’il essaie de s’arracher aux deux autres façons d’être un individu. Il est un individu parce qu’il revendique de l’être, soit personnellement, soit collectivement parce qu’il a besoin de la reconnaissance des autres pour se percevoir comme un individu (Honneth, 2000).
En parlant de sujet, Touraine a proposé une image particulièrement aiguë de cette conception de l’individu (Touraine, 1992 et 2005). Alors que les théories de l’emboîtement supposent une intégration continue de l’acteur et du système, Touraine postule que la modernité est, au contraire, portée par une tension fondamentale et croissante entre l’affirmation d’un individu « auto-centré » et autonome, et un système conçu comme l’accomplissement de la rationalité : du capitalisme, de la bureaucratie, de la technique… Longtemps d’ailleurs, les dominés ont été conçus comme des individus incomplets, mineurs, manipulés et manipulables : les travailleurs, les femmes, les colonisés, les enfants n’étaient pas des individus entiers, car seuls les dirigeants et les éduqués étaient capables de couler leur individualité dans la Raison. [3] De ce point de vue, l’individu apparaît comme une sorte de micro-mouvement social, de mouvement minuscule qui en appelle à son corps, à ses sentiments, à son individualité, à sa dignité, afin de résister aux représentations de lui-même et aux divers contrôles sociaux qui le réduisent, soit à ses rôles, soit à ses intérêts. Dans cette perspective, l’individu est à la fois un acteur social et un enjeu puisqu’il n’apparaît comme un sujet que dans la volonté ou le désir de se construire comme un individu. Bien qu’elle parte de postulats différents, voire opposés à ceux de l’individu social, cette conception la rejoint cependant sur deux points. D’abord une allure « pascalienne » puisque l’individualité et la conscience de soi sont conçues comme une sorte d’arrachement à l’ordre des choses, ensuite comme un combat contre les formes de domination qui font obstacle à cette affirmation.
Ces trois grandes familles de conception de l’individu sont sensiblement différentes en dépit du fait que l’on a toujours l’air de parler de la même chose. Dans le premier cas, l’individu surgit d’un changement d’échelle de l’analyse et se manifeste à travers la singularité d’une histoire et les dissonances d’une position. Balançant entre crise et souffrance, il ne devient véritablement un sujet que dans la compréhension des mécanismes qui l’ont produit à travers un mélange de révolte et de connaissance de l’objectivité des mécanismes de son engendrement, à travers son introspection sociologique. Dans le modèle de l’individualisme méthodologique rationnel, l’individu est considéré comme étant déjà là, déjà tout armé d’une raison qui lui permet, en fonction des contextes et des ressources évidemment, d’agir de manière autonome. Enfin, l’individu que l’on pourrait appeler éthique, est défini par sa capacité de se produire lui-même comme sujet dans une sorte de travail continu sur lui-même. Dans les trois cas, les relations de l’individu au système ne sont pas définies de la même manière. L’individu social est dans le système, il en est une cristallisation singulière. L’individu rationnel est l’atome autonome d’un système, un joueur dans un jeu. Enfin l’individu éthique est face à un système et ne se constitue comme sujet qu’en s’arrachant à lui.
Un modèle dialogique.
Faut-il choisir entre les trois figures de l’individu que nous venons d’esquisser ou faut-il, au contraire, considérer que le choix est impossible ? Ne doit-on pas penser que l’individu n’est en réalité que le sujet qui doit combiner ces diverses logiques, qui doit régler pratiquement le problème de leur articulation ? C’est la position que je défendrai et, dans ce cas, la théorie de l’individu devient nécessairement de nature dialogique (Berthelot, 1990 ; Joas, 2004 ; Caillé). Il ne s’agit pas là de professer un éclectisme sociologique visant à tout réconcilier par oecuménisme, mais d’une nécessité théorique, ou plus exactement d’une conception même de la nature des faits sociaux. En effet, si l’on prend au sérieux le déclin de l’idée de société telle que l’a constituée la sociologie classique, il faut accepter la thèse de l’autonomie relative, voire de la séparation des trois grands mécanismes ou des trois grands récits qui ont été associés jusqu’à se confondre. La globalisation désigne moins la formation d’un type de société unique que la dissociation croissante de systèmes d’intégration, de contrôle et de socialisation, d’un côté, le développement de marchés divers, d’un autre côté, et enfin l’affirmation d’une autonomie du sujet. Chacune de ces logiques renvoie dès lors aux conceptions de l’individu que nous avons présentées plus haut. Et il n’y a pas à choisir entre elles si l’on considère que chaque individu réel vit dans ces trois registres de l’action, dans ces trois sphères, et que c’est à l’articulation des trois que se pose le problème de son « travail », de son action en tant qu’individu devant composer avec les logiques qui le portent et le traversent :
- parce que la société est un système d’intégration, l’individu participe de l’individu social.
- parce que la société est un ensemble de marchés et de quasi-marchés, l’individu est un individu rationnel.
- parce que la société moderne est aussi tendue vers un individualisme moral, l’individu est aussi un sujet éthique.
Dans ce cas, l’individu est défini par un problème, celui de son auto-constitution à partir d’une articulation et d’une combinaison singulière de ces diverses dimensions qui sont, sinon totalement contradictoires, au moins largement hétérogènes. De ce point de vue, le problème de l’individu est exactement homologue à celui du sociologue qui essaie de recomposer l’unité de la vie sociale. Et de même que la société est une production continue, l’individu est une production de soi. Son « essence » est un travail sur soi.
Sur le plan analytique, nous retrouvons là un mode de raisonnement familier aux lecteurs de Weber et de sa typologie des types d’action et de légitimité. En distinguant l’action traditionnelle (dont la finalité et la mécanique sont un ensemble de normes incorporées comme étant la nature des choses), l’action rationnelle par rapport aux moyens (définie par l’adéquation des moyens et des buts) et l’action rationnelle par rapport aux valeurs (accomplissement de convictions situé au-delà des traditions et des moyens rationnels), soit Weber définit un modèle évolutionniste — les divers types se succédant historiquement — soit Weber propose une conception synchronique et dialogique de l’action dans laquelle l’acteur est défini par l’obligation d’articuler et de combiner des logiques différentes et autonomes parce que fortement caractérisées. Dans ce dernier cas, l’acteur est défini par son expérience (Dubet, 1994), plus précisément par sa capacité d’être un individu en puisant, à la fois, dans son identité, dans un usage rationnel de ses ressources, et dans une volonté d’être sujet telle que la définissent ses convictions culturelles. C’est dans ce sens que l’on peut dire que le problème de l’individu est homologue à celui du sociologue qui est tenu de construire une représentation cohérente de la vie sociale par-delà l’aspect désordonné des conduites et des faits sociaux.
Prenons l’exemple simple de ce que peut être aujourd’hui l’action d’un lycéen ou d’un étudiant. On admettra aisément que les modèles simples de l’héritier et du boursier se sont largement brouillés avec la massification scolaire et la multiplication des parcours, et que les élèves sont très largement des individus singuliers qui restent définis par la cristallisation d’héritages et de capitaux plus ou moins cohérents. Mais on devra bien admettre que cet individu est aussi lancé sur un « marché scolaire » dans lequel il agit en fonction de ses ressources, de ses projets et de ses intérêts. Et l’on peut observer que, à l’exception de ceux qui sont en haut et de ceux qui sont en bas, il peut y avoir une certaine distance entre les deux faces de leur action. Enfin, ce n’est céder à aucun idéalisme et à aucun romantisme scolaire que de considérer qu’un élève est aussi un sujet confronté à des connaissances, à des modèles culturels, et que son travail proprement intellectuel est aussi une forme de subjectivation, d’appropriation personnelle d’une culture. C’est d’ailleurs parce que certains ont le sentiment que l’école les menace ou les détruit qu’ils passent à la violence : l’école leur est socialement étrangère, elle les engage dans un jeu où ils perdent et sont relégués, la culture scolaire est alors perçue comme inutile et menaçante. On peut sans doute conduire l’analyse à partir d’un seul de ces points de vue, mais l’individu, lui, participe des trois au fur et à mesure que l’on s’éloigne de ce que j’avais appelé un « programme institutionnel » dans lequel la socialisation était commandée par un mécanisme central (Dubet, 2002).
On peut proposer un raisonnement identique sur la question des normes de justice dans la mesure où toute activité sociale est une activité normative, non pas dans le sens où elle réalise des normes, mais dans la mesure où elle accorde une valeur aux choses et aux conduites. Quand l’acteur est dans une logique de l’intégration, la norme de jugement, de définition des inégalités justes, est celle de l’égalité ou celle d’une hiérarchie équitable garantissant l’égalité fondamentale des individus. Quand l’acteur est placé dans un système de concurrence, la norme de justice est celle du mérite, de l’équilibre entre les contributions et les rétributions. Au fond, ce principe appelle celui de l’égalité — afin que le mérite soit juste il faut l’égalité des chances — mais il s’y oppose aussi dans la mesure où l’accomplissement du mérite creuse les inégalités. Enfin, la justice peut être définie du point de vue de l’autonomie et de la liberté, de la possibilité donnée aux individus de se réaliser dans leur activité. Une recherche que nous conduisons actuellement sur le travail montre que les individus ne veulent pas choisir entre ces trois principes et surtout qu’ils ne cessent de les combiner et de construire ainsi une activité normative strictement individuelle. Ils entrent dans cette activité en tant qu’individus a priori multiples et déchirés, mais ils ne se forment et ne se perçoivent comme des individus qu’à partir de ce problème, même s’il est probable que l’horizon ne cache aucune solution apaisée.
Cette esquisse de présentation d’un individu dialogique pourrait laisser accroire que l’individu est une sorte de joueur d’échecs cherchant indéfiniment des combinatoires et finissant plus ou moins par construire des équilibres locaux. Cette image n’est pas totalement acceptable car l’activité de l’individu est très fortement enchâssée dans des conditions sociales qui construisent des épreuves plus ou moins difficiles à franchir. Il va de soi que les élèves auront plus ou moins de facilité à construire leur expérience en fonction de leurs divers capitaux, de leur socialisation, de leurs performances, des ressources dont ils disposent. Il va de soi aussi que ces épreuves sont plus ou moins difficiles et que certains les rejettent plus qu’ils ne les franchissent, ce qui leur apparaît comme leur dernière possibilité de se percevoir comme des individus et non comme des victimes et des coupables privés d’action. Après tout, les manifestations lycéennes sont suivies de « casseurs », qui sont aussi des lycéens plus ou moins exclus, « cassant la gueule » de ceux dont la capacité de protester et, en soi, le signe de leur échec. De la même façon, la capacité de construire des jugements de justice stabilisés et cohérents dépend largement de la situation objective des travailleurs, et ceux qui sont reconnus, qui sont « plus égaux » que les autres et dont le mérite est récompensé, y parviennent mieux que ceux qui sont méprisés, exploités et aliénés par leur travail.
En définitive, si le fait d’être un individu est une épreuve, celle-ci est toujours sociale. L’activité de l’individu est autonome, mais les conditions de cette activité ne lui appartiennent pas. Aussi, la meilleure manière de définir l’individu est-elle certainement au plus loin des conceptions naturalistes de l’individu et de la société. L’individu est le travail par lequel un acteur essaie de se constituer comme un sujet en empruntant aux divers registres de l’action dans lequel il est enserré. C’est ce qui explique la réflexivité indispensable à la définition de tout individu puisqu’il n’y aurait pas, a priori, de réflexivité possible chez un acteur enfermé dans une seule logique d’action.
La sociologie a toujours été traversée par une angoisse latente relative à la formation de l’individu. Il suffit de rappeler Tocqueville et la longue filiation critique qui en est issue à partir de la double affirmation du triomphe de l’égalité démocratique et des risques de tyrannie qu’il porte avec elle, de rappeler la crainte de l’anomie qui irrigue toute l’œuvre de Durkheim, le pessimisme « nietzschéen » de Weber hypertrophié par la critique de la société de masse développée par l’École de Francfort et, plus largement, la critique de tous ceux qui ne voient dans le sacre de l’individu que le triomphe du marché. Ce rappel est assez puissant pour préserver d’une vision positive et surtout positiviste de l’individu. Si l’on accepte l’idée selon laquelle l’individu est de nature dialogique et qu’il se situe à l’intersection de plusieurs ensembles, de plusieurs sphères, il convient, en reprenant ici le raisonnement de Walzer (1997) sur les sphères de justice, de souligner deux obstacles à sa formation. Le premier est un effet de domination désignant la position de l’acteur dans chacun des registres d’action. L’individu social est privé d’identité, de racines, son Moi est soit vide, soit stigmatisé, soit réduit aux contraintes et aux disciplines. L’individu rationnel est privé de ressources d’action, ce qui l’empêche d’être propriétaire de lui-même car, pour jouer rationnellement, encore faut-il avoir des cartes et ne pas être emporté par la précarité. Enfin, l’individu peut être privé de sa propre image quand les industries culturelles qui construisent les représentations culturelles de l’individu dépossèdent les sujets d’un rapport à eux-mêmes, soit parce qu’ils ne peuvent s’y reconnaître, comme dans l’image des corps trop parfaits de la publicité, soit parce qu’ils s’y engloutissent par la consommation. Le second effet défini par Walzer est celui de l’emprise d’une figure de l’individu sur toutes les autres : l’individu est alors dissout dans une identité communautaire qui l’avale et le dissout, il peut aussi se réduire à la « rationalité » du marché qui fait que son action n’en est pas véritablement une puisqu’elle n’est que la choix nécessaire des utilités disponibles ; enfin l’individu peut se perdre dans une recherche obstinée et introspective de soi qui le plonge dans un vide narcissique. Ce sont ces risques et ces épreuves qui invitent à considérer l’individu comme un « travail » et donc, à s’interroger sur les méthodes qui permettent de le saisir.
Mais c’est là un autre problème. Un problème essentiel toutefois si l’on accepte de se placer dans le cadre suggéré ici puisque l’individu apparaît dans son activité plus que dans son « être », puisque son évidence empirique ne suffit pas à le fonder comme un objet immédiatement saisissable en tant qu’individu. L’individu étant à la fois l’accomplissement d’un programme, une machine cognitive et une volonté d’être un sujet, il faut apprendre à voir comment les individus s’y prennent pour être des individus.