« Si tu prends ma place, prends aussi mon handicap ». Ce slogan a été apposé devant de nombreuses places de parking en France pour inciter les automobilistes indisciplinés à réfléchir avant de se garer sur un espace réservé aux personnes handicapées. Ces places de stationnement territorialisent un espace adapté, accessible et réservé aux personnes handicapées. Tout comme une multitude d’autres lieux offrant un accès adapté aux personnes handicapées, elles ont pour point commun d’être signalées par un pictogramme reprenant le plus souvent l’image simplifiée d’une personne handicapée assise sur un fauteuil roulant dessinée en blanc sur un fond bleu.
L’icône du handicap, un marqueur spatial preuve d’un territoire (handi)-accueillant…
Ce pictogramme a pour objectif d’informer la population sur le caractère accessible d’un espace :
c’est le symbole universel de l’accessibilité et l’une des manières de signifier le plein droit de jouissance de la vie pour une personne aux prises avec une ou plusieurs limitations fonctionnelles (Fougeyrollas, Saillant, 2007, p. 81).
Uniquement représenté depuis les années 1970 par le symbole du fauteuil roulant [1], d’autres symboles représentant les déficiences visuelles, mentales ou auditives ont émergé depuis les années 2000, signes, notamment, d’une ouverture de l’accessibilité à l’ensemble des déficiences.
La présence de ces pictogrammes à l’entrée d’un espace public indique l’existence d’une place ou d’un cheminement dédiés et prévus. Répondant à une logique informative, ils témoignent d’une volonté affichée par la collectivité de respecter les normes d’accessibilité émises en France depuis 1975 par la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées et réaffirmées en 2005 par celle du 11 février pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Ils marquent donc un engagement : celui d’avoir rendu accessible l’espace dans lequel les personnes handicapées vont pénétrer. Ils expriment presque un : « bienvenue, nous avons pensé à vous ! »
[2], le pictogramme relatif aux déficiences mentales permet « aux personnes handicapées mentales de repérer facilement les lieux qui leur proposent un accueil, un accompagnement et des prestations adaptés » (site de l’Unapei). Il matérialise effectivement une volonté d’accueillir. Il met en évidence une action, un geste en faveur des personnes handicapées par la prise en compte de leur besoin.
Largement présent dans notre environnement, le pictogramme du handicap est un marqueur spatial fort, symbole de l’accès d’un lieu aux personnes handicapées. Il est devenu une véritable icône, preuve d’un territoire handi-accueillant [3]. Pour Charles Sanders Pierce (1978), l’icône est un signe en rapport de similarité avec son objet et qui lui fait donc référence. Au-delà, l’icône est une traduction graphique incarnant un objet tout en réduisant sa complexité. Dès lors, quelle portée symbolique soulève la présence de cette icône dans l’espace public ? Que nous indique-t-elle de la capacité de la société à accueillir et à intégrer une population différente ?
…ou révélateur d’un processus d’assignation territoriale ?
Cette icône indique la porte par laquelle entrer, les toilettes adaptées, la place de stationnement sur laquelle se garer ou encore le cheminement accessible. La flèche, quant à elle, suggère la voie à emprunter. De manière générale, si les panneaux indiquent effectivement la capacité d’accueillir des personnes handicapées, ils désignent aussi une place, un cheminement à suivre. En produisant des accès spécifiques réservés aux personnes handicapées et conformes à leurs besoins et à leurs capacités, s’impose une idéologie urbanistique et architecturale fondée sur la construction de lieux pour les personnes valides et centrée sur les capacités idéales d’un être humain normé. Ce qui se lit par conséquent, c’est un défaut de prise en compte dès la conception architecturale des bâtiments ou espaces publics. Ces lacunes sont palliées par le développement d’espaces spécifiquement adaptés aux besoins des personnes handicapées en marge de celui des personnes dites valides [4]. Ce caractère spécialisé ou partiel [5].
La ségrégation spatiale pendant l’apartheid en Afrique du Sud. Un panneau indique que la plage est réservée aux « blancs » à Strandfontein près de Cap Town, 1985. Photo : www.unmultimedia.org.
Si un espace n’est pas accessible, les personnes déficientes n’ont pas d’autres choix que d’emprunter un cheminement différent. En proposant un itinéraire spécifiquement signalé pour les « personnes handicapées », on assigne donc l’espace à un usage spécifique pour des populations particulières. La visibilité des personnes handicapées et leur existence comme une population faisant partie intégrante des espaces urbains ne sont pas pleinement assurées. Cela introduit une forme de ségrégation et d’assignation territoriale.
Si la comparaison peut sembler extrême, on retrouve dans l’ancrage spatial de l’icône du handicap une forme d’assignation territoriale caractéristique de l’apartheid, période pendant laquelle les Noirs et les Blancs avaient une place définie pour l’usage de l’espace public. Dans le cas de l’Afrique du Sud, cette situation est le résultat d’un processus politique sous-tendu par une idéologie raciste et discriminatoire. La ségrégation spatiale est marquée à l’aide d’un panneau chargé de distribuer l’espace divisant l’usage d’un espace entre les populations blanches et les populations noires.
Les panneaux indiquent finalement la place, le cheminement dont dispose chaque personne dans l’espace public ou les règles à suivre pour cohabiter dans un espace commun.
En ce qui concerne le cas du handicap, là aussi la place ou le cheminement répondant aux normes d’usages pour les personnes se déplaçant en fauteuil roulant sont signalés. Les panneaux indiquant l’entrée ou le cheminement à emprunter traduisent, comme dans le cas de l’apartheid, une forme d’assignation territoriale induite par l’obligation de suivre un parcours spécifique pour accéder à un lieu ou un service. Dans le cas où l’accès d’un lieu pour les personnes déficientes n’a pas été prévu dès sa conception initiale, l’assignation existe, presque par défaut, puisqu’elle naît de l’impossibilité d’utiliser l’espace comme tout le monde.
L’expression spatiale d’une difficile coprésence.
Pour les personnes handicapées, la question de « place » d’un point de vue individuel, social, spatial et politique, est fondamentale. Cette place, de fait, n’est pas réellement acquise. Les infrastructures urbaines réalisées en faveur des personnes handicapées produisent une place spécifique tout en répondant à la demande, nécessaire, de mise en accessibilité des espaces urbains. La présence de cette icône du handicap sur la scène urbaine marque la prise en compte, dans une certaine mesure, de la présence de ces populations d’une part, mais dans un cadre très précis et souvent restreint d’autre part. Outre l’image réductrice des situations de handicap que ce pictogramme suggère, porter ce regard géographique ouvre une réflexion sur la gestion politique de la place des personnes handicapées dans la société en mettant en évidence une ambigüité entre l’intégration souhaitée par les politiques publiques en faveur des personnes handicapées et un maintien dans une forme de mise à l’écart.
Au niveau politique, elle met en lumière l’existence d’un double système éthique concernant le traitement socio-spatial des personnes handicapées. Ce processus prend essentiellement racine dans la tension entre la prégnance des valeurs républicaines (non discriminatoires) et la nécessité de produire des systèmes compensatoires catégorisant la population (discrimination positive) par la production d’espaces spécialisés.
© Crédits photographiques Mathilde MUS