Il ne manque pas d’occurrences, de nos jours, de cette idéologie qui associe dans un même mouvement la volonté et la nécessité du changement, « lieu commun des modes de gouvernance du capitalisme avancé » comme l’écrit Luc Boltanski dans De la critique (p. 195), qui qualifie régulièrement notre macro contexte de « démocraties capitalistes occidentales ». Mentionnons ainsi, en nous appuyant sur des anglicismes à l’usage significatif, que les pratiques de ranking et de benchmarking (dont les champs d’application semblent sans fin et récemment appliqués aux états eux-mêmes pour juger de leur fiabilité) se trouvent à la jonction même de ces constats-faits-pour-le-changement : fabriques de palmarès orientant très sérieusement la réalité, opérant donc comme prophéties auto-réalisatrices.
Alors que les sciences sociales de l’espace sont aux prises, depuis quelques années, d’une part avec la question d’une expertise renouvelée, d’autre part avec leur place possiblement contributive dans les voies menant au développement durable, elles sont assurément moins à l’aise quant à l’enjeu de leur propre force critique, entendue comme semeuse de troubles, ou du moins de perplexités, dans divers processus contemporains de production de l’espace. La force de la pensée urbaine critique des années 1970, moment d’émergence de penseurs aux trajectoires ensuite nettement contrastées [1], n’est probablement pas étrangère à cette difficulté. Quelques notions buttes, témoins de cette époque semblent s’être vraiment fossilisées : les impacts spatiaux du capitalisme monopoliste d’État, la société bureaucratique de consommation dirigée… Plus généralement, au sein des sciences sociales, le même Boltanski, dans un ouvrage récent, évoquait une actuelle critique aux abois et mettait en avant ce que la revue Actes de la recherche en sciences sociales incarnait à sa naissance avec la force combinée de la concentration, de la description analytique et de l’ironie (Boltanski, 2008).
L’ambition d’un programme sociologique.
Les concepts à visée critique et incidemment émancipatrice semblent avoir littéralement explosé. Dans la marche des idées, les effets grandissants du pragmatisme sont parfois mentionnés pour penser le reflux de la sociologie critique. Cela dit, le temps de cette opposition est peut-être lui aussi terminé et c’est ce que nous invite à penser Boltanski depuis quelques années. Le nouvel esprit du capitalisme (1999, avec Ève Chiapello) permettait un retour sur les dynamiques du capitalisme et précisément sur le rôle de la critique à leur égard. Si la critique artiste se trouvait nettement articulée au nouvel esprit, la critique sociale était quant à elle davantage en péril et c’est ouvertement à un projet d’utopie sociale que les auteurs en appelaient dans cet ouvrage. C’est aussi ce qui motivait, depuis le début des années 2000, une recherche de pertinence, que l’on peut signaler dans un numéro de la revue Contretemps : « Le retour de la critique sociale. Marx et les nouvelles sociologies » (mai 2001) ou encore, plus récemment, dans un numéro de la revue Tracés : « Présents et futurs de la critique » (hors-série 2008) intégrant les textes de conférences de Boltanski, Descombes, Bessière et Negri. Depuis deux ans, la sortie parallèle de Rendre la réalité inacceptable et de La production de l’idéologie dominante (réédition du texte écrit avec Pierre Bourdieu en 1976) témoignaient à première vue d’un retour de l’engagement critique de Boltanski, après une longue phase d’élaboration d’un paradigme pragmatiste (notamment avec Laurent Thévenot). Ce « tournant » pragmatiste a en partie marqué le paysage intellectuel français et contribué au façonnage d’un nouvel ensemble de sciences sociales articulant avec bonheur sociologie et philosophie dans un sens aiguisé de l’enquête de terrain mais aussi une certaine tension structuraliste. Des analyses rapides ont pu alors (dis)qualifier ce retour de la critique en le mettant en série (ainsi du « dernier Bourdieu », militant, par exemple) chez des intellectuels se faisant plus totaux que spécifiques. Mais c’est alors ne pas comprendre l’horizon maintenu par les sociologues pragmatistes visant à expliciter différentes économies de la grandeur, différents modes d’existence des actants, une pluralité des régimes de projection, la plupart du temps dans l’idée que cela puisse libérer les possibles latéraux que le monde enferme. Pas tant de nouvelles interprétations ou de nouvelles transformations du monde, certes, mais la contribution à la constitution de collectifs en expansion, peut-être. Rares finalement sont les contributions pragmatistes que l’on pourrait ranger du côté des « intellectuels déférents » pour reprendre une expression de Jacques Bouveresse voire de celui d’intellectuels révérents, non loin de ceux estampillés « de gouvernement » par Gérard Noiriel et d’abord caractérisés par leur multi-positionnement qui tend à les éloigner aussi bien du patient travail de terrain que de celui, exigeant, de théorisation (Bouveresse, 2004 ; Noiriel, 2010).
L’intérêt de deux récentes publications est de faire un véritable point, d’une part sur la pensée de Boltanski eu égard à la critique, d’autre part en rapport aux dynamiques de toute une école de travail qui s’est cristallisée autour du Groupe de Sociologie Politique et Morale en France. Les formes de ces deux ouvrages sont pourtant aux antipodes l’une de l’autre. Alors que l’un synthétise et renforce la charge d’un colloque tenu à Cerisy avec les contributions de près de 35 auteurs, fourmillant de points de vue donc, l’autre déroule le fil d’une pensée, maintenant un registre magistral tel qu’il peut s’éprouver à la lecture des cours du Collège de France. Alors que les actes mobilisent la plupart du temps des objets de recherche précis sous la bannière de la réflexion de Boltanski et Thévenot, l’essai se fait pour sa part méta-scientifique et s’accroche plus fortement à des univers philosophiques.
Ce qui frappe d’abord est l’existence d’une langue assez spécifique – meta plus qu’infra-langage – et c’est sûrement un glossaire qui manque à la publication des actes. Le texte de Bruno Latour est sûrement celui qui l’explicite le mieux (il est vrai qu’il est lui-même un grand producteur de glossaires spécifiques), dialoguant de manière souvent drôle entre deux systèmes de sociologie, l’un incarné par le Gspm (Groupe de Sociologie Politique et Morale), l’autre par le Csi (Centre de Sociologie des Innovations) via deux porte-paroles fictifs. D’un côté (au Csi) le réseau qui suit, en continu, des « modes d’existence » des actants, de l’autre des grammaires qui effectuent des sauts et montées en généralité et définissent des « régimes d’action ». L’opposition de ces deux systèmes ne doit pas faire penser à un grand partage, tant Latour et Boltanski partagent plus d’une affinité. Mais l’emprunt à la linguistique générative et à un certain esprit du pragmatisme a amené la sociologie de la critique à la spécificité de
redécrire le monde social comme la scène d’un procès, au cours duquel des acteurs, en situation d’incertitude, procèdent à des enquêtes, consignent leurs interprétations de ce qui se passe dans des rapports, établissent des qualifications et se soumettent à des épreuves (Boltanski, 2009, p. 48).
Une autre caractéristique globale renvoie à la qualité de la construction de ces ouvrages. L’essai de Boltanski se fait souvent pédagogique, permettant notamment de dresser le portrait des théories critiques ; le sous-titre le qualifiant de précis n’est pas usurpé. Faisant retour sur les différents projets de totalisation des théories critiques, sur la manière dont elles ont construit leur position d’extériorité aux réalités, il examine ensuite patiemment ce qui distingue sociologie critique et sociologie pragmatique de la critique avec pour pivot principal cette question de savoir comment la description peut être émancipatrice (question qui n’est pas au cœur des « sociologies standard » qui couvrent pour l’auteur un bien – trop ? – large spectre de productions). Si la sociologie critique tend à mettre au jour des structures et, au plan individuel, des dispositions, via un travail mené par la concentration, la description analytique et l’ironie (Boltanski, 2008 p. 86.), une sociologie empirique de la critique est davantage orientée par le projet phénoménologique de retourner aux choses mêmes. Cette tension permet de mettre en évidence des décalages entre le monde social tel qu’il est et les attentes morales des personnes. Les cinq parties des actes sont quant à elles très bien structurées : parcours, prolongements, rapprochements, confrontations et commentaires donnent pleinement le relief d’un programme sociologique, celui de la nouvelle sociologie morale ambitionnant la constitution d’une anthropologie générale considérant au plus près les raisons d’agir exprimées par les personnes en société, prenant au sérieux les relations entre raison morale et action. Son originalité, comme le rappelle Boltanski à propos de son parcours, est de lier structuralisme méthodologique et phénoménologie. D’où cette force de rester rivé aux expériences du monde ordinaire, à son pluralisme sans s’affranchir du travail typologique, architectural plutôt et de la montée en généralité. Ainsi, par exemple, de l’identification des topiques esthétique, de l’indignation et du sentiment. Dans certaines contributions, le « tournant grammatical » comme évoqué par Étienne Pingaud à propos du dernier ouvrage de Cyril Lemieux (Pingaud, 2010), rend la lecture ardue pour qui n’est pas rompu à une certaine langue et au maniement rapide des concepts, entre philosophie et sociologie. On peut se perdre dans le détail ou encore être dérouté, dans le moment des confrontations en particulier, sur le type d’objection rencontré : tantôt interne à la discipline (ce qui est le cas de la contribution de François Dubet mais aussi de Louis Quéré), tantôt plus extérieur lorsque deux auteurs (Damien Cartron et Michel Gollac) campent au niveau des réalités sociales de l’entreprise néo-libérale contemporaine en montrant les difficultés pour les acteurs à trouver des prises à leurs critiques, à former des coalitions de taille intermédiaire. La confrontation avec les travaux de Boltanski est dans ce cas plus implicite mais plus en prise avec les réalités sociales que celle qui, pas à pas, entre dans l’architecture conceptuelle de Laurent Thévenot pour le critiquer, depuis un paradigme ethnométhodologique, sur les points sensibles de ce que recouvrent l’engagement et la qualification (Louis Quéré, pp. 315 et suivantes).
On retrouve dans la plupart des contributions des descriptions de compétences dont disposent les acteurs et des dispositifs dans lesquels leurs actions prennent place, même si on tend à repérer un déficit du côté des seconds, motivant assurément l’ouvrage de Boltanski. Le retour sur parcours de Laurent Thévenot insiste pour sa part sur tout un programme de travail visant l’en-deçà du public et tout ce qui relève de la mise en forme, des qualifications et des compositions. L’intérêt de ce programme est certain dans sa focalisation sur des activités plutôt que sur des sujets. La plupart des textes donnent, du reste, ce sentiment de s’être débarrassés d’un certain nombre d’oppositions stériles comme celle entre le sujet intentionnel et le milieu réceptif. Comme le pointe Louis Quéré (p. 309), à la dualité acteur/système fait suite l’unité agent/environnement. C’est bien un point fort du pragmatisme à l’œuvre dans l’ensemble des textes que d’être rivé à ce qui se passe, à l’observable – ce que Jean-Pierre Cometti avait bien mis en avant en parlant d’une méthode plus que d’une doctrine, méthode de l’enquête au sens large dont les mots-clés seraient le doute, l’action et la recherche (Cometti, 2010, notamment le premier chapitre).
La confluence disciplinaire fait converger, autour de la sociologie, aussi bien l’économie (des conventions) que l’anthropologie. Une approche interprétative des conventions permet ainsi de les considérer comme « des principes généraux du bien et du juste, ancrées dans des dispositifs, qui permettent d’évaluer les situations » (« Compétences critiques », p. 176). L’enjeu apparaît ici en économie d’objectiver des biens d’expérimentation dont les qualités sont révélées progressivement par l’usage. La force critique par rapport à la doxa disciplinaire est évidente, elle résonne également dans le monde des politiques publiques pouvant s’emparer de tels biens et redéfinir par extension des priorités d’investissement public. La voie tracée par l’économie des conventions montre alors par exemple à quel point les frontières entre technique, marché et société sont ténues.
Épreuves et promesses de la critique.
Si la critique disciplinaire est de qualité, ce qui n’est pas rien dans un monde académique qui peine à se revivifier via débats et controverses, qu’en est-il plus spécifiquement de l’arrimage annoncé à un projet émancipatoire ? Le cerner suppose un travail conjoint de trois notions : celles d’épreuve, de domination et d’institution.
La sociologie critique a forgé et utilisé centralement la notion de domination, à tel point qu’elle a été largement critiquée et éconduite plus récemment : aux approches structuralistes identifiant des relations de domination, d’inégales positions entre champs constitués ainsi que des classes sociales ont succédé des approches compréhensives traquant des marges de manœuvre, là où on ne pouvait plus les voir… Il est vrai que la sociologie a toujours ce problème à régler : soit le programme de description d’un monde social déjà fait (impliquant cartographie et métrologie), soit celui d’un monde social en train d’être fait (from below, en privilégiant des situations). Dans le cas de la deuxième option, la reconnaissance et la mise en avant de la pluralité relativise forcément la problématique de la domination (cf. la contribution de Nathalie Heinich dans les actes), mettant par exemple en évidence que des personnes plongées dans le même contexte – défini par des coordonnées spatiales et temporelles – ne sont pas forcément dans la même situation. La théorie de l’acteur-réseau, cette « a-sociologie des acteurs » évoquée par F. Vandenbergue (p. 384) – accentue les descriptions d’un monde qui n’est fait que d’actions situées et de cognition distribuée [2].
Ce « retour de bâton » était utile et indispensable certes mais c’est avec bonheur que l’on revient dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage de Boltanski sur les enjeux d’une réappropriation de la notion de domination. À propos des régimes politiques de domination, le sociologue développe ce que représentent les formes actuelles de gouvernement par les instruments en reprenant le moment où se sont développées des modalités gestionnaires d’une domination par le changement. Il chaîne alors le texte de 1976 (« La production de l’idéologie dominante ») et celui de 2002 sur le nouvel esprit du capitalisme. Comment donner les contours de la classe dominante actuelle ? Elle rassemble d’abord des responsables qui ont un rapport relativiste aux règles : « […] pour contourner ou transgresser les règles sans avoir le sentiment de les trahir, il faut considérer, au moins implicitement, que l’on incarne, dans sa personne même, l’esprit de la règle. » (p. 218). On se rapproche ici de la qualification que pouvait proposer Saskia Sassen d’une classe dominante fondant son rapport d’exploitation sur un différentiel de mobilité [3]. L’émancipation au sens pragmatique (titre du dernier chapitre du précis) renvoie alors à un travail à approfondir sur le rapport aux règles : les dominants les font « mais sont assez libres de s’y soustraire » ; les dominés les reçoivent « imposées de l’extérieur, mais ils doivent s’y conformer » (p. 224). D’où l’identification de deux tendances contemporaines à leur égard : le scepticisme relativiste d’une part (et on peut inclure le critère de la faible participation aux votations dans cet ensemble) ou un mélange de scepticisme et de foi toujours déçus. Ceux des travaux anthropologiques sur les classes populaires qui évitent aussi bien misérabilisme que populisme peuvent retrouver de telles tendances [4].
Pour la sociologie de la critique, une notion centrale depuis Les économies de la grandeur est celle d’épreuve. À partir de l’élaboration du modèle des Cités [5], on connait en effet la distinction entre les épreuves légitimes (permettant notamment une stabilisation et une codification) et les épreuves de force. S’intéresser aux affaires, comme le sociologue l’a fait à plusieurs reprises [6], permet d’analyser la dynamique de ces différentes épreuves, rejoignant aisément une recherche ethnographique comme celle relative au travail du Conseil d’État (Latour, 2005).
Trois genres d’épreuve sont mis en lumière dans l’essai de sociologie de l’émancipation, toutes susceptibles d’être dévoilées :
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Les épreuves de vérité sont mises en œuvre par les instances de confirmation recourant souvent aux « formules » – aux antipodes des « arguments ». Elles visent principalement la maintenance de la réalité et sont orchestrées par les institutions.
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Les épreuves de réalité ont quant à elles un caractère de test des instances de confirmation et poussent plutôt à l’élaboration de compromis avec les institutions. Elles surgissent de la mobilisation de différents collectifs.
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Enfin les épreuves existentielles pointent vers ce qui affecte les individus, suscitant de la souffrance. Elles peuvent engager une critique radicale, différente de la critique réformiste plutôt caractéristique des épreuves de réalité.
Cette typologie appelle deux précisions quant à la réalité et aux institutions. La réalité ne doit pas être confondue avec le monde (notons que Stavo-Debauge (2010) critique cette partition) car elle est construite par la relation entre des éléments arrachés au monde et des formats d’épreuve, des qualifications, des principes de catégorisation qui sont « à la fois des outils descriptifs et des puissances déontiques générant des prescriptions et des interdits » (Boltanski, 2009, p. 140). Ces formats, qualifications et principes relèvent ainsi du registre des institutions que développe davantage le sociologue en proposant de les considérer comme des instances de confirmation, opposées en tous points au registre de la critique. La confirmation trouve sa légitimité lorsqu’elle est énoncée par un « être sans corps », seul à même de considérer les objets de l’extérieur, passant généralement par des marques symboliques fortes (uniformes, tournures rhétoriques imposées). On voit alors que les processus de confirmation (de justification) peuvent aussi bien assurer une stabilité sémantique qu’une violence symbolique. Et l’on alterne ainsi, comme le vulgarise l’auteur, entre « c’est un arrêté de la municipalité » et « tu parles mon vieux ! C’est le maire, ce salaud qui veut vendre à un prix surestimé la bicoque dont il a hérité de sa tante, cette vieille chèvre avare. » (p. 132). De manière moins brutale, disons que nous sommes toujours entre sémantique et pragmatique. Alors que la sociologie critique faisait feu sur l’institution, le projet critique contemporain doit se situer autrement. L’essentiel de l’ouvrage de Boltanski traite ainsi de ce que font les institutions (l’approche frise parfois une psychanalyse des institutions qu’une analyse institutionnelle ne renierait pas) et de ce que fait la critique quand elles sont à l’œuvre dans la société. Les deux s’impliquent, comme le montrent bien leurs difficultés respectives contemporaines, symétriques en quelque sorte. Affaiblissement des légitimités institutionnelles, évanouissement de la critique ? C’est bien, prise autrement, la culture du nouveau capitalisme décrite par Richard Sennett qui identifiait de son côté trois déficits dans le changement structurel en cours : faible loyauté institutionnelle, diminution de la confiance informelle au sein des travailleurs et affaiblissement du savoir institutionnel (Sennett, 2006, en particulier pp. 57 et suivantes). Le sociologue urbain enchaînait sur l’importance de la référence à l’expérience et aux chaînes de circonstances dans le monde du travail notamment (en opposition aux tendances privilégiant « le genre de vie mentale propre aux consultants qui se déplacent d’une scène à l’autre, d’un problème à l’autre et d’une équipe à l’autre » – Sennett, 2006, p. 101), notions clé du pragmatisme philosophique.
Il revient alors à l’acteur critique, lucide, de cerner le décalage entre monde et réalités et de trouver – inquiétude principale de Boltanski – les moyens de faire prendre forme à sa critique. Il ressort peut-être un bouclage entre institution et critique, certes. Cela peut dérouter mais si l’on considère que le changement est un mode d’exercice de la domination toujours actif (« conservatisme progressiste » identifié comme tel en 1976 dans « La production de l’idéologie dominante ») dans lequel le pouvoir de l’expertise apparaît très fort, si l’on considère que nous sommes passés de l’idéologie dominante à la domination sans idéologies (le nouveau mode de domination « prend appui sur la fixation d’objectifs traduits dans des formats comptables, insérés dans des cadres juridictionnels complexes, et contrôlés par des dispositifs d’évaluation adossés à des palmarès » Boltanski, 2008, p. 163), alors repenser les liens entre critique et institution semble indispensable pour dé-fataliser les conceptions actuelles du gouvernement et du pilotage… Aussi surprenant que cela paraisse, on peut trouver des parentés entre cette nécessaire analyse et une partie de la pensée de Pierre Legendre en appelant à refonder une pensée de l’État, des collages qui le constituent, et fustigeant la fin de l’esprit de questionnement (corrélat d’une conception gestionnaire. Voir par exemple Legendre, 1999). Que le pragmatisme puisse mener à une utopie émancipatoire – menant explicitement selon Boltanski à un dépassement du capitalisme – n’est qu’un paradoxe apparent. Pourtant, le sens de cette visée politique peut être diversement interprété. Le long texte critique de Joan Stavo Debauge, dans la rubrique Textuel de la présente revue, argumentant pied à pied et soutenant plusieurs faiblesses théoriques de Boltanski, en témoigne. Il y a selon lui plusieurs impasses dans cet ouvrage, trop de légèreté en tous cas et, au final, un renversement qui amènerait Boltanski à se faire trop bourdieusien, à être insuffisamment pluraliste et à engager une radicalité impatiente qui aurait, pour une fois, éclipsé l’indispensable premier moment de l’enquête (cf. la séquentialité des sciences sociales, telle que définie par Cyril Lemieux et rappelée par Joan Stavo-Debauge dans sa note 6). Si nous avons préféré faire converger ici le matériau des actes du colloque de Cerisy avec cet essai, c’est plutôt dans l’idée que leur mise en perspective – dans une recension qui n’est point un recensement – a en tous cas largement de quoi nourrir les forces de sciences sociales critiques, entendues comme contributions à la possibilité de déplacer des centres de gravité. Ces sciences sociales ne sauraient être unitaires et leur très forte réflexivité qu’illustre le texte de Stavo-Debauge peut aussi bien relever d’une mise en abyme qu’être saluée (dynamisme du champ scientifique). La critique ne s’arrêtera jamais !
Marc Breviglieri, Claude Lafaye et Danny Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice, Paris, Economica, 2009.
Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.