La pensée de Cornélius Castoriadis est un complément essentiel à la théorie critique, c´est-à-dire celle qui rend compte des errances et des contradictions flagrantes de la société contemporaine et qui analyse la signification des valeurs incarnées par cette société. La culture s’apprécie en termes d’œuvres collectives produites et de significations créées. Cornélius Castoriadis s’est attaché tout au long de sa vie à étudier les éléments imaginaires à la source des significations sociales. En délivrant sa thèse d’une autoinstitution imaginaire de la société en 1975, Cornélius Castoriadis a ainsi montré que chaque société tentait de justifier sa création par la fabrication d´un certain nombre de représentations qui avaient du sens pour les individus de cette société-là. C’est ainsi que nous pénétrons au cœur de la question de la diversité des cultures et des institutions sociales imaginaires. La question est de savoir si cette option culturaliste nous amène inévitablement à une forme de relativisme des valeurs. Pour répondre à ce défi, nous proposons une lecture croisée à partir de l’ouvrage Démocratie et relativisme reprenant une discussion avec le Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) et l’ouvrage collectif Castoriadis et les Grecs permettant de comprendre les spécificités de la culture politique de la cité athénienne antique et de saisir a contrario les évolutions des régimes politiques contemporains. La pensée de Cornélius Castoriadis est marquée par une interrogation sur les institutions politiques au carrefour entre les mondes antique et moderne. Démocratie et relativisme est un débat entre le sens des divers projets politiques et sociétaux tandis que l´ouvrage sur Castoriadis et les Grecs présente la réflexion de Castoriadis sur les institutions politiques grecques à la lumière des séminaires qu´il a donnés sur cette question.
La cohérence minimale des institutions sociales.
L’ouvrage Castoriadis et les Grecs est un recueil d’actes de la rencontre annuelle d’études sur Castoriadis qui a eu lieu à l’Université Libre de Bruxelles. Ce cinquième numéro des Cahiers Castoriadis est consacré à la parution de La cité et les lois (Castoriadis, 2008). Pour comprendre la manière dont Castoriadis pense la notion de culture politique et sociale, il importe de présenter ses principales thèses au préalable. Selon lui, toute société s’institue en donnant un minimum de sens aux individus qui la composent. Immense énigme — et fait aveuglant : il n’y a pas de société ratée, il n’y en a jamais eu. Il y a des monstres biologiques, il y a des ratages psychiques, il n’y a pas de sociétés ratées. Les Chinois, les Athéniens, les Français, d’innombrables collectivités dans l’histoire ont toujours été capables d’instituer, nous le savons, une vie sociale cohérente [1].
Cela signifie qu’une société pour exister doit instituer des significations qui ont un sens pour les individus sous peine de s’effondrer et de mourir. Le terme de « monstre » revient d’ailleurs assez souvent dans la pensée de Castoriadis (il utilise la métaphore de « monstre vagissant » (Castoriadis, 1981, p. 261) à propos des nourrissons non formés à la vie sociale) pour nommer le potentiel créateur de la psyché humaine, mais aussi le danger d´instituer des normes totalement folles au regard de celles qui existent dans d’autres sociétés. Le cas limite de l’épuisement des significations imaginaires est illustré par l’évolution de la société soviétique au début des années 1980 où l’investissement dans le culte de la force militaire (cynisme) et l’extension de la sphère militaire deviennent la raison d´être de la société. Castoriadis nomme stratocratie ce stade de décomposition des significations (Premat, 2010). La société russe du début des années 1980 est devenue une société cynique avec l’institution de la force brute et le passage d’une bureaucratie dominante à une stratocratie, où les dirigeants parient sur l’Armée comme nouveau corps social qui devient par là même monstrueux. « Il s’agit de détruire le rapport des hommes à la signification » (Castoriadis, 1981, p. 235). La société stratocratique est le cas limite d’un lien social possible puisque le langage comme institution seconde se trouve détruit. La seule modalité de relation des individus les uns par rapport aux autres demeure le maintien d’un système monstrueux fondé sur le primat de la force. Cette société est très instable, car elle est une décomposition totale des significations imaginaires précédentes. Castoriadis s’est intéressé à la question de la mort des significations imaginaires et des projets de civilisation en livrant quelques pistes sur cette question :
Question énorme, un des noyaux du deuxième volume de Devant la guerre : pourquoi et comment une culture meurt-elle ? Tout aussi difficile que l’autre : pourquoi et comment une culture se crée. Une culture se crée en créant de nouvelles significations imaginaires et en les incarnant dans des institutions. [2]
Toutes les sociétés, par leur existence même, prouvent qu’elles instaurent une cohérence minimale des significations sociales sous peine de disparaître et de se décomposer. Il est intéressant de comparer l’ouvrage collectif sur la Grèce ancienne dans la pensée de Castoriadis et la retranscription du débat entre Castoriadis et le Mauss [3] pour comprendre le rôle de la culture politique dans l’évolution des institutions sociales. Les séminaires de Castoriadis sur la Grèce ancienne permettent d´approfondir les caractéristiques de l’eidos démocratique et d’éclairer le débat sur la signification de l’idée démocratique dans la société contemporaine. Il n´existe ni pur relativisme des projets de société qui seraient réduits à une équivalence absurde ni privilège absolu d’un projet de société qui serait absolument supérieur aux autres (Castoriadis, 2010, p. 53). En réalité, nous sommes face à l´incarnation de significations sociales qui se révèlent plus ou moins adéquates à une stabilité du corps social sur le long terme. La signification imaginaire de l’autonomie possède un avantage en ce qu’elle interroge le social et l’ensemble des institutions, elle est ce qui peut permettre de renouveler constamment l’élan créateur social.
Dans le plus simple des cas, pour préserver « l’autonomie » de chacun, la norme doit empiéter sur « l’autonomie » de chacun, c’est-à-dire de tous. Ce « tous », anonyme et indéfini, n’est ni un individu déterminé ni une collection concrète d’individus déterminés, mais la possibilité « abstraite » de continuer la vie sociale comme telle (Castoriadis, 1986, p. 165).
L’interrogation des institutions et des normes permet à un collectif de créer en permanence de nouvelles significations et d’envisager un avenir durable. Stéphane Vibert revient sur la signification ontologique et politique de l’autonomie en Grèce ancienne : l’auto-institution imaginaire de la société y est posée avec une relation effective entre chaos et démocratie (Stéphane Vibert, « “le germe grec” de l’autonomie démocratique », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, pp. 36-37). La démocratie n’est pas le régime de l’indétermination radicale, cette qualification est insuffisante, c’est une création social-historique contingente où le sens des normes collectives existantes est remis en question (Castoriadis, 2010, pp. 56-57). C’est le moment où la loi est définie par le « collectif anonyme » (Castoriadis, 1975, p. 433) au sein d’un espace public réel de discussion (Castoriadis, 2010, p. 64).
La culture politique grecque.
La conscience collective de l’auto-institution imaginaire de la société n’y est possible qu’à partir de la reconnaissance de l´idée de chaos. Le monde se structure sans recours à un fondement extérieur. Ce qui fait la Grèce, c’est la perception du non-sens et du non-être sur lequel peut émerger un projet de société. La conscience du non-sens et de la mortalité des êtres humains fait qu’un ordre social fragile et lucide sur son avenir peut s’instituer. Dès que le cycle de l’hybris se brise, un nouveau type de nomos est créé imposant un type de régulation tout à fait original et contingent. Philippe Caumières souligne la corrélation entre prise de conscience collective du fait auto-instituant et la perte du sacré chez les Grecs (Philippe Caumières, « l’émergence du projet d’autonomie », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 83). Du point de vue institutionnel, Castoriadis rappelle que l’ecclésia (sphère publique / publique) devient le lieu de prises de décision collectives où s´exerce la démocratie directe (Stéphane Vibert, « “le germe grec” de l´autonomie démocratique », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 47) par opposition à l´agora (espace public de fréquentation faisant partie de la sphère privée / publique) et à l´oïkos (sphère privée / privée) (Castoriadis, 1999, p. 152). L’institution de la localisation des activités humaines et le partage entre privé et public indiquent la manière dont fonctionne la société athénienne. C’est à l’aune de ce partage que Castoriadis critique l´évolution des sociétés contemporaines caractérisées par le développement de formes oligarchiques et la privatisation croissante de la sphère publique / publique. L’existence de cette dernière est d’ailleurs de plus en plus menacée dans son existence même puisque la sphère marchande où les groupes d’intérêts et les représentants cohabitent devient le signe de cette privatisation croissante. La société athénienne classique a institué la politique comme lieu de discussion collective sur le sens des institutions sociales (Castoriadis, 2010, p. 47).
La culture grecque ancienne est marquée par l´apparition de la forme tragique venant révéler la nécessité d´une autolimitation collective (Jean-Marie Vaysse, « La Grèce : modèles, nostalgies, germes » Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 136). L’hybris définit la démesure et la présence d’éléments contradictoires du désir ; l’hybris mène à des régimes politiques injustes qui menacent la société instituée (Stéphane Vibert, « “le germe grec” de l´autonomie démocratique », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 49). Le régime instituant l’égalité des droits et permettant aux citoyens de s’autogouverner n’est pas une panacée et encore moins un idéal, mais il n’y a pas d´autre alternative, car toutes ses dégradations mènent à des formes de tyrannie ou d’oligarchie instables (José Antonio Dabdab Trabulsi, « Le citoyen ordinaire peut-il gouverner ? L’expérience des Grecs anciens », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 117). Castoriadis s’est attaché dans ses séminaires donnés à l’Ehess à démontrer en quoi la philosophie de Platon démontait cette idée selon laquelle la Cité pouvait se gouverner de manière démocratique par la pratique de la discussion et de la décision collectives [4]. C’est ici qu´il existe d’ailleurs une filiation entre le monde grec et le monde moderne, à savoir cette idée selon laquelle le pouvoir est affaire de compétence politique. Faire de Platon l´un des pères fondateurs de la représentation politique serait un anachronisme ; en revanche, il est tout à fait justifié de repérer dans sa pensée politique le lien entre stabilité des institutions et confiance en certains hommes compétents (Philippe Caumières, « L´émergence du projet d´autonomie », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 89). Les limites de la critique castoriadienne de Platon sont d´ailleurs judicieusement mises en lumière par Sylvain Delcomminette (Sylvain Delcomminette, « Liberté et autonomie. Castoriadis critique de Platon », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, pp. 151-172). L´interprétation de Castoriadis est même récusée à certains endroits, Le Politique de Platon étant beaucoup plus nuancé. Le gouvernement par la loi n´est jamais perçu comme juste par nature et valable en tout temps et tous lieux tant la diversité des actions des hommes rend inatteignable une stabilité politique. Sylvain Delcomminnette (Delcomminnette, 2010, pp. 151-172) montre avec justesse que Le Politique ne construit pas le mythe d’un homme royal omnipotent ayant la science du gouvernement, mais qu’il n’existe pas d’absolu permettant de fonder le gouvernement de la Cité. Cette défense de Platon contre une interprétation exagérée de Castoriadis pourrait être en un sens récupérée dans l’optique même de la pensée de Castoriadis : et si Platon, dans les paroles de l’Étranger, n’était pas au contraire en train de nuancer ses thèses sur la science de l’homme royal ? L’épistémologie platonicienne est ainsi réévaluée et selon Sylvain Delcomminette, le mythe du despote éclairé n´est pas défendu par Platon.
La culture politique athénienne est marquée par la diffusion de penseurs tragiques. Pour Castoriadis, la tragédie est la forme littéraire qui prend acte du fait que la société n’a pas de fondement qui lui soit extérieur : la tragédie renvoie à l’idée que les hommes sont collectivement responsables de leur destin. Les dieux grecs sont à l’image des hommes, ils n´échappent pas à l’hybris qui déstabilise le cours des choses. Sophie Klimis analyse merveilleusement bien la mise en place d’un poème-prattein dans la culture poétique et tragique grecque : le couple praxis / poiesis caractéristique de la performativité du langage grec est le soubassement de la création social-historique (Sophie Klimis, « La musicalité sémantique du penser-poème grec. Pour une eidétique du prattein-poiein dans le langage », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 176). Elle montre que Castoriadis ne cède jamais à la sanctuarisation de la langue qui serait l’abri de la créativité : la langue est une institution seconde et non première (Castoriadis, 1999, p. 19). Sophie Klimis s’appuie sur la dynamique du penser-poème pour montrer le potentiel de créativité social-historique : il est ce qui remet en question la détermination des codes (type ensembliste-identitaire) pour réanimer la nature magmatique du langage. De ce point de vue, le penser-poème met en forme un questionnement radical des codes en vigueur, il est jeu du monde non pas au sens de Heidegger, mais écart problématique maintenu entre les magmas et l´émergence de significations social-historiques. Les renvois et le processus de référentialité sont redéfinis dans la créativité social-historique. Selon Sophie Klimis, la musicalité du langage nous fait saisir pleinement sa dimension magmatique et la comparaison au poète, essayiste, traducteur et théoricien du langage Henri Meschonnic est tout à fait justifiée (Sophie Klimis, « La musicalité sémantique du penser-poème grec. Pour une eidétique du prattein-poiein dans le langage », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010 , p. 205). Henri Meschonnic pense une équivalence entre la mélodie, la poétique et la politique en critiquant la réduction de la Poétique d’Aristote à la notion de rythme.
Mais si le rythme est l´organisation du mouvement d’un discours par un sujet, avec son accompagnement prosodique, sa signifiance, on peut appeler oral le mode de signifier caractérisé par un primat du rythme et de la prosodie dans le mouvement du sens [5].
Il s’agit de réévaluer le rythme et de lui donner une nouvelle dimension. Le penser-poème articule la créativité social-historique de Castoriadis à la poétique d’Henri Meschonnic.
Le germe grec est toujours à l’œuvre dans les sociétés contemporaines et il nous invite à reconsidérer la nature même de la créativité social-historique. Il y a, selon Castoriadis, un germe grec de l’autonomie marqué par la proximité étroite entre pratique de la philosophie, réflexivité collective et institutions démocratiques à Athènes ; or, le germe abrite aussi les réactions à ce type de création social-historique avec notamment les tentatives de recouvrir ce projet d’autonomie. Cette réaction sera plus tardivement dans l’histoire réactivée par la création social-historique de la bureaucratie qui est à la source de la pensée capitaliste et qui contredit le projet d´autonomie.
La critique radicale de l’idée de représentation politique.
Castoriadis expose son rejet de l’idée de représentation politique à partir de l´analyse du fonctionnement de la société athénienne : c’est justement parce que l’idée de représentation n’existe pas à Athènes que l’on peut saisir son décalage avec les problématiques démocratiques.
Ceux qui écrivent sur la politique aujourd’hui ne fournissent aucune « philosophie de la représentation ». Je n’ai vu nulle part une fondation ou une élucidation de ce que peut bien être une « représentation » politique, et je ne vois pas en quoi elle pourrait consister (Castoriadis, 1999, p. 156).
Dans le débat avec le Mauss, il revient sur l´héritage grec et la culture politique européenne. Le germe athénien est encore vivace dans le questionnement des institutions sociales, mais il a été recouvert par une autre signification imaginaire à partir des 12e et 13e siècles, celui d’un développement d’un mode capitaliste contraire à l’idée de partage des tâches politiques. Les institutions représentatives sont le corrélat du capitalisme dans la mesure où les représentants sont liés aux classes possédantes ; or, selon Castoriadis,
La démocratie est un régime où il y a des droits, où il y a l’habeas corpus, où il y a la démocratie directe et où la transformation des conditions sociales et économiques permet la participation des citoyens (Castoriadis, 2010, p. 95).
La représentation est un non-sens : dans la société athénienne, nous avons bien des magistrats à qui les citoyens délèguent des tâches, mais ces magistrats sont révocables, ils ne représentent pas.
Le régime représentatif tel que nous le pratiquons est inconnu dans l’Antiquité : les Anciens ont des magistrats, il n’y a pas de représentants. En ce qui me concerne, je veux bien avoir des magistrats, je veux bien élire des magistrats révocables, etc., mais je ne veux pas être représenté. Je considère cela comme une insulte (Castoriadis, 2010, p. 99).
La représentation est délégation d’un mandat alors que la démocratie directe vise une répartition des tâches sur les fondements d’une discussion collective.
Castoriadis s’inscrit dans une filiation critique à l’égard du système représentatif. La question de la démocratie représentative est ainsi un non-sens, une fiction maquillant la nature réellement oligarchique des régimes dits démocratiques. Si l’on va plus loin dans ce raisonnement, cette mystification explique le fait que le langage soit dénaturé et que l’on mêle pleinement les concepts. Les bureaucraties fragmentées n’ont plus beaucoup d’imagination et du mal à masquer la domination réelle qu’elles exercent et la fiction de la représentation est un appauvrissement de la grammaire de ces sociétés. Rappelons que Castoriadis, lorsqu’il affirme sa thèse révolutionnaire de 1948 avec Claude Lefort au sein du groupe Socialisme ou Barbarie selon laquelle l’opposition entre les régimes de l’Ouest et de l’Est n´est pas une opposition de nature mais de forme, montre que les bureaucraties totales de l’Est se fondent sur le mensonge des commissions bureaucratiques qui falsifient la réalité concrète des choses afin qu’elle corresponde aux idées des castes dominantes.
L’intérêt de chaque bureaucrate est de falsifier les résultats de son action à son avantage ; il les falsifiera donc autant qu’il pourra. Mais la bureaucratie — aussi bien les « instances centrales » que le « corps social » et l’« esprit du système » — sait que les bureaucrates falsifient les résultats. Et l’on sait ce qu’elle fait pour combattre cette falsification : elle institue des commissions bureaucratiques qui contrôlent les bureaucrates (cela commence déjà avec Lénine) [6].
Ceci est un exemple extrême de la décomposition même du langage au sein des régimes bureaucratiques ; or, le langage est ce qui permet de construire un monde commun. La langue de bois est ce qui mine le projet sociétal dans son ensemble (Meschonnic, 2008). Ces types de sociétés ont du mal à créer d’autres institutions, car elles s’enlisent dans le maintien des intérêts d’un petit nombre de personnes : la privatisation du langage tue les possibilités de faire monde et de définir les significations imaginaires sociales. Le langage renvoie à des référents multiples qui permettent la discussion, mais cette multiplicité ne signifie pas que chaque mot renvoie à la totalité du langage (Sophie Klimis, « La musicalité sémantique du penser-poème grec. Pour une eidétique du prattein-poiein dans le langage », Klimis, Caumières, Van Eynde, 2010, p. 194). Le langage bureaucratique est la conversion de mots en codes qui renvoient à des réalités contradictoires.
Le régime démocratique implique d’élaborer des dispositions institutionnelles permettant au plus grand nombre de participer à la discussion sur les normes collectives existantes. Les bureaucraties occidentales ont construit des instruments de contrôle de l’opinion à l’instar des mass media qui sont ne sont pas libres. Castoriadis ne reprend pas tous les éléments de sa critique radicale de la représentation politique, mais insiste sur le fait que la représentation politique est étrangère à l’imaginaire démocratique.
C’est quoi, des représentants ? Le terme est devenu intransitif avec le temps, mais au départ il est transitif. Les représentants sont des représentants auprès du pouvoir. Donc, le fait d´élire des représentants présuppose qu’il y a un roi, et c’est le cas classique en Angleterre par exemple, auprès de qui on envoie ses représentants. Et le roi gouverne. King in his Parliament, ce n´est pas la monarchie absolue, c´est le roi dans son Parlement avec les représentants de ses sujets (Castoriadis, 2010, p. 100).
L’auteur reprend l’origine même de l’idée de représentation politique qui s’enracine dans l’affirmation d’un Parlement plus ou moins indépendant. La question de la représentation politique émerge comme refus de consacrer les formes théocratiques du pouvoir politique. Dans d’autres textes publiés antérieurement, Castoriadis avait déjà évoqué le contexte d’apparition de l’idée de représentation politique. Il se réfère notamment à Marsile de Padoue et à la lutte contre l´emprise du pouvoir papal [7].
Avec Marsile et son Defensor pacis (1324), réapparaît — au plan des idées, sinon au plan réel — la politique autrement que comme discours simplement justificatif. Au plan des idées, car au plan réel ce sont les communes bourgeoises qui, en un sens, recréent la politique en se constituant comme des unités autogouvernées et qui, à la fin du XIIe siècle (1170), remportent contre l´empereur Barberousse la fameuse bataille de Legnano — mouvement qui donnera par la suite les cités italiennes. Mais au plan des idées, Le Défenseur de la paix est le premier texte qui met de façon aussi directe des idées politiques considérées comme allant de soi jusqu’alors, qui s’oppose frontalement aux prétentions du pouvoir temporel de la papauté, à la théocratie et qui affirme que « le législateur […] est le peuple ou ensemble des citoyens, ou sa partie prépondérante par son élection ou sa volonté exprimée oralement au sein de l´assemblée générale des citoyens » (Castoriadis, 2002, p. 368).
Dans cette conception se trouvent les principales significations du principe de représentation : la délégation d’un mandat ou d’une voix à un porte-parole exprimant la volonté des sujets. La représentation politique n’a aucune caractéristique démocratique, elle vient essentiellement tempérer la forme absolue du pouvoir monarchique.
La réflexion de Castoriadis sur le monde grec est un apport essentiel à la théorie critique, car elle permet de rendre compte de l’extraordinaire créativité de la société athénienne et de mesurer le décalage d’avec le fonctionnement des sociétés contemporaines. Comme l’écrivait Edgar Morin,
« Corneille », comme nous l’appelions, se ressourçait sans discontinuer dans les textes de Platon et d’Aristote, mais il n’était pas philosophe intra-muros : il s’efforçait de penser les composantes de la culture et du savoir de son temps […]. Il tenait de la présence de ses ancêtres dans le monde ottoman une démarche de paysan balkanique, mais c’était bien un Athénien du siècle de Périclès, à considérer l’alacrité de son intelligence ; c’était en même temps un chaleureux Méditerranéen, un authentique Européen de culture, portant en lui l´Orient et l´Occident ; et cet immigré devenu français a contribué à la richesse et à l’universalité de la culture française [8]. (Edgar Morin, 2010, pp. 20-21).
L’ouvrage Démocratie et relativisme reprenant une discussion avec le Mauss et l’ouvrage collectif Castoriadis et les Grecs nous montrent à quel point cette culture politique grecque a alimenté la réflexion de Cornelius Castoriadis. La signification imaginaire de l’autonomie se pense au carrefour du monde antique et du monde moderne, il importe d’en décrire le plus précisément possible les contours pour faire en sorte qu’elle puisse contribuer à créer de nouvelles situations politiques et sociales.
(A) Cornélius Castoriadis, Démocratie et relativisme. Débat avec le Mauss, Paris, Mille et Une Nuits, 2010. (B) Sophie Klimis, Philippe Caumières, Laurent Van Eynde (dirs), Castoriadis et les Grecs, Cahiers Castoriadis n°5, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 2010.