Pour qui s’intéresse aux problématiques liées à l’aménagement urbain, aux transformations les plus actuelles qui touchent l’urbanisme en tant que pratique professionnelle et politique publique reposant sur un ensemble d’instruments, de savoir-faire techniques, de principes d’organisation de la chose publique… ce livre représente un événement important qui fait le point sur les débats contemporains. Il présente en effet l’avantage de proposer aux lecteurs un état des lieux des dynamiques socio-politiques et économiques qui affectent directement la capacité des sociétés post-modernes à aménager et gérer leurs villes.
Pour aller à l’essentiel, les auteurs ayant contribué à cet ouvrage partagent une même interrogation sur les tensions qui traversent actuellement à la fois la pratique professionnelle liée à l’urbanisme et à l’aménagement et les représentations sur lesquelles s’appuient ces pratiques. Le constat qu’ils établissent est particulièrement important : l’urbanisme est en pleine transition non seulement du fait de l’évolution de la structure, de la morphologie des villes, des modes de vie mais aussi parce que cette pratique repose sur un ensemble de représentations, de normes sociales et politiques qui sont actuellement remises en question. L’accent est particulièrement mis sur les conséquences du processus d’individuation qui accompagne la société du risque chère à Ulrich Beck et sur la crise de légitimité qui affecte l’État en tant qu’instance de pilotage et de régulation de l’urbanisme et de l’aménagement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit avant tout : la crise de l’État et d’une certaine forme d’organisation du politique centrée sur les élus et les techniciens est particulièrement bien traitée. A ce titre, les auteurs rappellent très justement que l’urbanisme a toujours eu pour objectif de « traiter » la ville selon une certaine conception de l’ordre. Pour ce faire, l’État, ses administrations et les élus ont jusqu’au milieu des années 1970 imposé leur conception, leurs représentations de l’ordre nécessaire en s’appuyant, pour les uns sur le monopole de la détention de l’intérêt général, de l’expertise technique et juridique, pour les autres sur la légitimité conférée par l’élection au suffrage universel. La rencontre entre ces différentes ressources et registres de légitimité a conduit à faire de la planification le geste essentiel de l’urbanisme et de l’aménagement. Ceci est particulièrement vrai en France, compte tenu de l’histoire de la construction de l’État et du rôle qu’il a joué dans la « modernisation » de la société durant les Trente Glorieuses.
Cette période est désormais révolue. L’ouvrage a comme principale qualité d’alimenter le procès de ce type d’intervention en en montrant les limites pratiques mais surtout en insistant sur les dynamiques qui remettent en question la légitimité de l’appareil d’État et des élus. Organisé en quatre parties qui se recoupent, ce livre insiste sur l’évolution des pratiques professionnelles qui s’éloignent de plus en plus des démarches quantitatives et planificatrices pour intégrer des corpus cognitifs plus qualitatifs et qui font appel à la gestion de l’action collective. Il revient également sur certains éléments du diagnostic présents dans les travaux de Yves Chalas sur la « Ville émergente ». La troisième partie qui replace l’urbanisme dans l’ensemble des dynamiques sociales et politiques des sociétés post-modernes est particulièrement réussie et riche ; le chapitre le plus éclairant ayant été rédigé par Philippe Genestier qui se livre à un remarquable exercice de synthèse empruntant à la sociologie, à la philosophie, à l’histoire et à la science politique. La quatrième partie traite plus particulièrement de l’importance des transformations qui affecte l’organisation de la sphère du politique qui n’apparaît plus en capacité de surplomber et d’encadrer la « société civile ». C’est dans ce cadre que s’explique le développement de thématiques comme la gouvernance, le débat public et la « pensée faible », pour reprendre la terminologie du dernier chapitre rédigé par Yves Chalas. Empruntant clairement aux travaux de Jürgen Habermas, d’Ulrich Beck, d’Anthony Giddens, Yves Chalas dresse d’ailleurs un portrait sans complaisance, et tout à fait fondé, de l’ardente obligation pour l’État et les élus de revoir leurs référentiels d’action, leurs méthodes de médiation avec la société civile au risque d’alimenter encore plus ce qu’il est convenu d’appeler, un peu trop rapidement, la « crise du politique ». En prenant comme « entrée » les pratiques politiques et professionnelles liées à l’aménagement et à l’urbanisme, cet ouvrage propose, dans les faits, une grille de lecture bien construite et articulée de la transformation de l’État et plus généralement de la puissance publique. On pourra regretter le fait que la critique d’un urbanisme que l’on peut qualifier de stato-centré est certes particulièrement bien adaptée à la situation française — tant il est vrai que l’urbanisme a été une « affaire d’État » dans ce pays — mais qu’elle ne tient pas suffisamment compte d’expériences étrangères qui depuis longtemps conçoivent l’aménagement urbain comme une démarche avant tout politique (par exemple aux États-Unis où les écoles de planning ont formé des générations d’urbanistes se définissant comme des acteurs politiques en charge de la défense des groupes sociaux défavorisés). Ce regret n’enlève en rien à l’intérêt de cet ouvrage mais souligne la nécessité de croiser les perspectives nationales.