À l’opposé de la doctrine bien-pensante, des prothèses mentales et des emballements urbanistiques, Gilles Rabin, économiste-arpenteur, et Luc Gwiazdzinski, géographe-artiste du temps des villes — initiés par Pierre Sansot —, s’offrent, à travers deux livres exceptionnels (Rabin Gwiazdzinski 2005, Gwiazdzinski 2005)le luxe d’une kinesthésie de la ville. Dix clés pour comprendre… Au-delà de la ligne bleue des Vosges — et des exercices pratiques pour en finir avec la pathologie de la ville…
Peut-on encore oser la ville ? La pratiquer, l’arpenter, l’échafauder, l’éprouver en liberté ? A-t-on la conscience tranquille après des années de planification urbaine inhibée par l’opprobre des « grands ensembles », de sédimentations de zonages, de concession aux discriminations positives, de diabolisation de l’étalement urbain, de congestion routière… ? Combien de cautères sur une jambe de bois, de banales contorsions architecturales ; combien d’incendies tolérer encore, pour humaniser la ville et lui donner le visage du développement durable ? cqfd, un sigle cynique pour signifier que l’innovation n’a plus le droit de cité ? Non, au contraire, la dernière trouvaille ministérielle estivale pour désigner un appel à candidature pour des logements à Coût, Qualité, Fiabilité, Délais Maîtrisés. Et ainsi répondre rapidement à l’urgente demande de logements sociaux, en expérimentant sur tout le territoire de « nouveaux modes constructifs, diversifiés, durables, selon des exigences de qualité environnementale et urbaine ». Après n’avoir pensé la ville que malade de ses barres, de ses quartiers et de ses habitants, l’époque est à une bien curieuse catharsis.
« La ville ne se prouve pas, elle s’éprouve ». Ni par A + B, ni par CQFD.
La ville comme-on-ne-l’a-jamais-appréhendée.
On a en main, couleur orange comme une certaine liste citoyenne des dernières municipales « Air », un petit manifeste de vulgarisation futée et d’approche sensible pour décrypter « l’adn des villes » et nous faciliter l’apprentissage de la complexité. C’est que la ville se ment et nous ment. Coupée de son histoire, une ville peut manquer d’urbanité élémentaire. À l’inverse, la tradition singée peut la muséifier et museler ce qu’elle aurait à nous conter, au-delà du squelette de son « cadavre », le plan en damier à la romaine, ou en spirale à la japonaise, qui distribuent en axes ou en cercle les « objets célibataires » que sont souvent tel monument ou tel grand équipement. Le marketing territorial de nos jours galopant rend la ville faussement familière alors qu’elle est précisément la cité de l’étranger, le lieu des échanges entre inconnus. La marchandisation historique de l’espace urbain peut parfois mal tourner, lorsque le centre-ville se dépeuple au profit de centres commerciaux périphériques. Ce moteur urbain par excellence qu’est la spécialisation, dont la densité créatrice de la technopole est une version positive, peut générer de l’exclusion et de la domination. À l’inné parisien, les auteurs préfèrent l’acquis lyonnais, plus partageur, avec son réseau de villes rhône-alpin. Aux stratégies de conditionnement de la ville qui veut se vendre, aux fabriques à citoyens-consommateurs, les auteurs préfèrent une ville comme Dresde qui rend à l’Elbe et ses rives le morceau de nature qu’elle avait artificialisé de force. Les acteurs de la ville sont devenus des compulsifs de la vente ou de la consommation de foncier, d’images, de produits touristiques (« la route des vins »). Citoyenneté en panne ? Luc Gwiazdzinski et Gilles Rabin répondent : droit à la ville. Mais pas n’importe quelle ville. Pas la « politique de la ville » qui n’est jamais que la compensation d’un appauvrissement de la pensée compréhensive de la ville, mal aimée des médias, mal menée par de nombreux architectes, défiée par ses habitants et surtout longtemps méconnue de l’aménagement du territoire à la française. Et le petit livre orange de dé-ceinturer la ville de ses frontières administratives ou économiques et de dévoiler sa stratégie d’acquiescement à la ville comme on ne l’a jamais appréhendée : la ville comme pulsion entre des actifs qui entrent et qui sortent, la ville comme Madrid après vingt-deux heures ou Paris en s’arrêtant une journée à chaque station d’une ligne de rer, la ville dans ses contractions et dilatations à l’ère de la diminution du temps de travail, la ville mobile comme un tgv, la ville dans ses zones érogènes, la ville en tourisme chez l’habitant. Comprendre durablement la ville, c’est se soucier des espaces publics — ces oubliés des documents d’urbanisme —, c’est éduquer à la ville dans les écoles, c’est produire de la mobilité en transports collectifs, c’est élire des maires de quartiers au suffrage universel.
Vers « la ville à la carte » : la possibilité d’une île (sic) ? La générosité et la participation constituent la seule réponse : la ville pour tous.
La nuit, nouveau territoire de l’Urbain.
Réparons une autre injustice : la ville la nuit. Le courage politique veut que l’on conquière cette nouvelle frontière. Il y a une ville après le jour. La ville ne nuit pas, la ville luit, mais la fée électricité n’y suffit plus. La ville a besoin de samu, la pensée sur la ville aussi. Les territoires de l’ombre n’ont pas de secret pour Luc Gwiazdzinski qui commet là un nouvel ouvrage remarquable par sa polyphonie nocturne, préfacé par Xavier Emmanuelli. Avec virtuosité et simplicité, gourmandise interdisciplinaire et systématisme inspiré, on retrouve notre (play)boy-scout de la ville et de ses temps dans une posture toute scientifique d’historien de la nuit. Pour mettre en place de nouveaux services en soirée, répondre aux différentes demandes sociales nocturnes, organiser des traversées de villes, faciliter les mobilités, créer des plans de déplacements d’entreprises, canaliser de nouveaux conflits qui ont la nuit pour théâtre entre les dormeurs, les travailleurs, les « fêtards » et les « casseurs » ; pour organiser la ville vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; pour apprivoiser les raves parties et les nomades nocturnes de plus en plus nombreux ; pour accueillir les enfants des rues, il faut tomber la veste, délaisser son snobisme. Dénoncer une géographie nocturne étriquée. Partir à l’assaut des obstacles épistémologiques, chrono-biologiques, culturels, réglementaires, économiques qui connotent négativement la ville (des vigiles romains au sentiment d’insécurité contemporain, en passant par la diabolisation populaire et le couvre-feu médiéval) ou en cantonnent et consignent l’usage. De nouvelles respirations urbaines sont heureusement à l’œuvre. Le tourisme nocturne se développe, des initiatives locales se multiplient (une charte de la vie nocturne à Lille, un centre d’appel citoyen à Rome vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un portail internet pour accéder aux services administratifs à Hongkong). On tombe sous le charme, mais le constat est sérieux : le décalage entre la démocratisation de l’espace-temps nocturne, la société gagnée par l’insomnie d’une part, le mutisme de la recherche-action, la timidité des aménageurs d’autre part. L’offre urbaine de sécurité, de santé, de transports, de culture etc. est restée longtemps inappropriée, discontinue. Puissent les lecteurs, auteurs, acteurs partager cette passion pour une écologie du temps urbain. Les politiques publiques ont besoin d’un sacré détour par la nuit pour réconcilier le citoyen… avec lui-même et « intégrer la nuit dans la République ».
« On peut rêver de nuits plus belles que vos jours ». Sur une île ? Dans les villes !
Gilles Rabin, Luc Gwiazdzinski, Si la ville m’était contée, Paris, Éditions d’Organisation, 2005. 247 pages. 14 euros.