Les processus permanents de recomposition territoriale obligent les acteurs publics ou privés à adapter leurs représentations, leurs attentes et leurs stratégies vis-à-vis des mutations transformant les territoires qu’ils habitent et font vivre. Mais ces mutations ne se produisent pas de manière désincarnée, comme si ces hommes, décideurs ou habitants, n’avaient aucune emprise sur un territoire-objet doté d’intelligence ou de volonté propre. Pourquoi soulever ce truisme ? Son intérêt réside en fait dans la complexité qui le fait naître. Car il ne suffit pas de convenir d’une nouvelle pertinence de l’organisation socio-spatiale. Il y a bien sûr aussi — tout aménageur le sait — la prise en compte de ce qui fragiliserait potentiellement les décisions et qui oblige à un travail d’anticipation des conséquences. En effet, lorsqu’on interroge le devenir territorial par rapport à la maîtrise de son évolution, la dimension temporelle s’affirme par définition : il est question de ce qui se passe au présent et qui va prendre un sens (ou non) dans le futur. La prospective est alors convoquée comme outil privilégié d’aide à l’élaboration de projections différentes concernant l’avenir du territoire, afin de déterminer la nature de l’intervention de la part de l’acteur public. Or nous voulons également faire valoir à quel point il s’avère instructif d’examiner de près cette approche décisions-conséquences, pour en dégager une charge moins visible, ou moins identifiée, nourrie des contingences qui modifient petit à petit le sens des anticipations aménagistes. Il nous semble que cela permet de questionner autrement ce qui peut fournir une légitimité durable à un construit territorial.
Une étude réalisée pour un programme de recherche à destination du Parc Naturel Régional (Pnr) de Chartreuse, dans un contexte de renouvellement de charte engageant l’institution pour les dix années à venir, a fourni un terrain d’expérimentation privilégié permettant de grossir sous la loupe les processus qui se jouent dans l’évolution d’un territoire. Nous avions choisi de travailler à partir de 14 communes répondant à des critères sélectifs liés aux problématiques du contrat qui nous liait au Pnr [1] (mobilité des habitants, prix des terrains, etc., cartographiés pour identifier des communes-cibles). Puis, à un second niveau de sources, nous avons conduit des entretiens semi-directifs avec les maires de ces communes, selon une grille interprétative construite sur 16 questions réparties en fonction des items suivants : leur reconnaissance de la pression foncière / leurs outils pour la maîtriser / la place du Pnr / les perspectives d’évolution de leur territoire.
C’est donc l’approche foncière, en évoquant l’essence même du territoire approprié, qui a servi de clef de lecture. En effet la terre, qui est à la fois un morceau de la surface terrestre, une valeur, mais aussi la continuité de la personne et de la famille, s’inscrit dans le temps et dans le territoire. La terre, le bien-fonds, la propriété foncière, le zonage ou le parcellaire, traduisent pareillement la force de la collectivité et la place de l’individu territorialisé. C’est pourquoi nous avons estimé pertinent de travailler sur le devenir territorial à partir des résultats issus de la recherche menée sur le Pnr Chartreuse, tout en la poussant sur la maîtrise — ou le manque de maîtrise — que peuvent avoir les acteurs territorialisés des enjeux fonciers. Comment prendre en compte ce qui modifie la légitimité et le sens du construit territorial, et cela peut-il être intégré ou contré par l’action publique ? Ainsi posée, la question place l’anticipation au cœur de notre réflexion. En mettant l’accent sur la capacité des acteurs territorialisés à comprendre les processus d’évolution en identifiant les changements, voire les points de rupture, qui affectent la fonctionnalité première du construit auquel ils ont œuvré ou se rattachent, notre analyse porte alors davantage sur les phénomènes qui produisent les évolutions que sur la maîtrise elle-même. Cela nous conduit à postuler que la légitimité d’un construit territorial peut se trouver altérée par ce qui n’était pas envisageable.
L’article présente les grandes lignes de cette réflexion menée sur les temporalités dans la gestion du devenir territorial, en portant d’abord attention à la nature de l’anticipation. Plus particulièrement, il s’agit de faire ressortir les décalages qui s’insinuent entre les choix issus de l’action individuelle et la volonté de maîtrise représentée par l’action publique (première partie). Au travers de cette question foncière, il ressort comme paradoxe fort que l’action fondée sur l’anticipation, que ce soit à des fins strictement personnelles ou bien pour défendre l’intérêt collectif, génère de l’illusion en matière de maîtrise publique (deuxième partie). Cela conduit notre démonstration sur le terrain de l’empirie : anticiper autrement permettrait-il de mieux agir ? Ce que nous proposons sous la terminologie de stratégie d’opportunité suggère de fait un concept opératoire où l’anticipation deviendrait efficiente plutôt qu’active (troisième partie).
Anticipations interactives entre politiques publiques et options individuelles.
L’étude des temporalités permet de mettre l’accent sur la transformation des temporalités synchrones, capables de générer du temps collectif (et donc du sens collectif), à des temporalités désynchronisées responsables de l’émiettement des temps partagés. On comprend bien que les politiques publiques accordent énormément d’importance à cette évolution, puisqu’en matière de gestion de l’espace elles en apprécient les conséquences budgétaires et sociétales. Mais comment s’interroger sur les formes de désynchronisation dont la traduction spatiale, bien souvent irréversible, perturbe les constructions territoriales dans leurs fondements ? C’est ce qui nous conduit à mettre en regard l’action des politiques publiques et celle des particuliers pour la gestion du foncier, car il nous semble que celle-ci traduit exactement l’interrogation posée.
La nature des décalages entre les temps de l’action individuelle et les temps de l’action publique.
Peut-on affirmer qu’il existe des phénomènes particuliers de synchronisation ou désynchronisation entre les politiques publiques et les actions individuelles touchant spécifiquement à la question foncière ? Rien n’est moins sûr. En effet, les actions individuelles s’inscrivent dans les limites de la loi et les lois sont justement édictées pour prévenir, corriger ou contraindre les excès individuels menaçant l’équilibre territorial. En outre les normes attachées aux droits et devoirs des propriétaires sont nombreuses et anciennes. Or dans notre approche, l’enjeu central est l’appropriation (momentanée ou durable) d’une partie de l’espace, portion unique, non reproductible, non extensible (Duvillard 2002). De l’usage qui en sera fait dépend le devenir territorial, pour un temps relativement long et souvent sans réversibilité dans ses effets [2]. C’est la raison pour laquelle le terme de décalage mobilise toute notre attention, en contenant à la fois l’espace et les temporalités. Le postulat est alors celui-ci : c’est l’action publique antérieure conditionnant les choix individuels qui définit la nature du décalage. Cela interroge non pas les réactions des propriétaires aux droits que leurs confèrent les documents d’urbanisme mais plutôt la nature de leurs réactions. Ce que Halbwachs a démontré depuis longtemps pour éclairer la croissance urbaine, à savoir l’absence de choix rationnel des investisseurs ou des spéculateurs (Halbwachs 1909), nous donne à lire autrement les processus d’urbanisation des espaces non urbains. Le schéma suivant montre que cet impact des politiques publiques sur le bien-fonds dessine quatre configurations principales.
Une configuration idéale lorsque le propriétaire use de son droit à construire ou vend son droit ; il y a adéquation et convergence d’intérêts, à l’origine d’une dynamique de gestion vertueuse. Nous sommes dans la maîtrise de l’aménagement.
À l’opposé, la configuration de divergence, ou de blocage est représentée de façon caricaturale par l’exercice du droit de préemption sur un périmètre de projet : le vendeur refuse le prix proposé et ne vend pas [3]. Cette attitude rend inopérante la maîtrise puisque le propriétaire gèle le projet collectif.
L’absence de réaction instaure une attente lorsqu’un propriétaire n’utilise pas son droit à bâtir ; peuvent alors se multiplier des « dents creuses » d’urbanisation anti loi Sru ; la divergence d’intérêts par décalage temporel a des conséquences spatiales négatives (mitage).
L’intentionnel individuel devance ce qui doit advenir sur le changement des droits d’usage sur l’espace (Géniaux et Napoléon 2007). Il ouvre une brèche dans la maîtrise et risque de contribuer lui-même à l’accélération du changement.
Impact du zonage urbanistique : typologie des décalages.
[4], ne coïncide pas totalement avec les espaces où l’anticipation individuelle (Elloumi et Jouve 2003) [5] est la plus forte.
Sans nous attarder ici sur la complexité des processus qui amènent ces situations, il nous paraît insuffisant et réducteur de n’en chercher la raison que dans l’acte intentionnel. À notre sens il se passe autre chose, à rechercher dans la façon dont peuvent finalement échapper à la maîtrise — c’est-à-dire l’aménagement du territoire — des actes a priori intentionnels. C’est pourquoi, après avoir élaboré ce premier niveau de lecture permettant d’identifier la nature des décalages entre les temps de l’action individuelle et les temps de l’action publique, nous choisissons d’introduire dans un deuxième niveau de lecture une sorte de controverse.
Quand la somme des actions individuelles produit une dynamique spontanée.
C’est pourquoi nous voudrions insister à présent sur les notions d’intentionnel et de spontané, afin d’appréhender plus clairement l’indépendance de l’individu par rapport aux normes et aux cadres législatifs. Au niveau privé, nous distinguons ce qui relève de l’intentionnel de ce qui relève du spontané. Ce dernier terme sous-tend ce qui n’est ni incité ni contraint par une action externe. Ainsi pour prendre un exemple appliqué au foncier, il est clair que l’action individuelle est intentionnelle dans le cas de l’achat ou de la vente d’un bien-fonds et qu’elle ne relève en aucun cas du spontané. Il y a bien intention et réalisation d’un projet individuel de l’ordre du privé, c’est-à-dire de l’acte personnel isolé. En examinant ces notions d’intentionnel et de spontané sur la question foncière, nous arrivons au constat suivant : même lorsqu’elles sont contenues par la norme collective, les actions intentionnelles individuelles produisent des changements substantiels affectant en premier chef le construit territorial. Revenons à notre schéma 1 pour observer que, si la puissance publique utilise le zonage pour organiser, gérer, aménager, elle s’attache d’abord à maîtriser le matériel et les objets. On a vu d’après les profils 2, 3 et 4 que cela générait une mise en tension avec les comportements des individus. Ainsi, par agrégation de ces différents profils, le contenu qualitatif de ces zones et in fine l’essence même du territoire s’en trouvent modifiés. L’importance prise par le phénomène entraîne une dynamique spontanée, qui n’est pas orientée par les règles, sans que sa globalité ne soit conscientisée au niveau individuel. Ce qui est donc remarquable, c’est que cette dynamique spontanée issue de l’agrégation d’actes individuels n’est a priori désirée par aucune des deux sphères, tandis qu’elle intensifie pourtant le décalage entre le privé et le public. Cela provoque des effets imprévus (par interactions des anticipations) voire imprévisibles (par manque d’outils pour les déceler). Dès lors, si l’on cherche à déterminer le temps propice de l’intervention publique permettant de redonner du sens à un construit territorial et par conséquent de consolider sa durée de vie, il faut s’attarder sur cette charnière où le décalage se réalise en se spatialisant.
De la maîtrise à l’illusion de la maîtrise.
La mise en tension du spontané et de l’intentionnel.
Il est ici capital de bien prendre en compte le fait que les individus jouissent d’une marge de manœuvre suffisamment significative pour ne pas être contraints systématiquement dans leurs actions par des méta-structures ou par des normes. Plus clairement, les actions individuelles ont des répercussions non prévisibles et non intentionnelles sur le collectif, quand bien même celui-ci serait contrôlé et maîtrisé autant que faire se peut. Taguieff appelle cela la « dialectique négative » (Taguieff 2000), à savoir ce qui régit les processus où se croisent les effets inattendus et les cercles vertueux. Dans le cas du foncier, un véritable arsenal juridique est effectivement supposé maintenir l’ordre collectif souhaité : Plu, Scot, Dta, chartes architecturales, paysagères, droit de préemption, d’expropriation, etc. Or cet équilibre du système, loin de se renforcer par des effets cumulatifs positifs, perd de son assise au fur et à mesure que s’agrègent de manière spontanée les conséquences des actions individuelles.
La dialectique négative à l’origine des décalages.
[6] sur la politique foncière à l’intérieur de son périmètre laisse se développer une dynamique spontanée déconnectée de la logique de développement portée par l’acteur Parc. Or comment celui-ci peut-il continuer à légitimer son action si la maîtrise interne de son territoire lui échappe ?
Dans le contexte de pression urbaine et surtout foncière qui intéresse directement le Pnr Chartreuse, c’est donc en fait l’illusion de la maîtrise qui pose problème, assise sur des décalages notoires qui fragilisent la crédibilité et donc l’efficacité d’un territoire de projet comme celui du Pnr Chartreuse. Il n’y a pas de réglementation foncière à une échelle autre que celle de la commune, aussi le Pos ou sa déclinaison récente en Plu sont considérés comme les outils les plus mobilisables par les élus pour maintenir le territoire. Ces outils représentent au premier abord les garants de l’intérêt général, dans une relation respectueuse à la loi permettant ainsi de canaliser les ambitions des particuliers. Ils expriment en outre une volonté politique d’aménagement ou de développement qui est argumentée par les élus : de leurs discours ressort donc l’idée générale que la survie du territoire dépend essentiellement de l’évolution maîtrisée de la commune par les pouvoirs publics. Il est toutefois intéressant de noter que la plupart du temps, l’évolution maîtrisée s’apparente purement et simplement à un blocage foncier. Cela se traduit dans les documents d’urbanisme des communes ciblées par notre étude par des fermetures de l’espace. Les zones constructibles ne sont tout simplement pas étendues, dans une optique de préservation des espaces naturels. Or maîtriser, est-ce verrouiller ? Est-ce que cela fait pour autant disparaître le problème qui conduit finalement à une délégitimation du sens territorial ? Nous avons en effet remarqué qu’il se spatialise alors à un autre niveau. Il émerge davantage au niveau de l’intercommunalité [7], là où chacun s’accorde à penser que si cet échelon est bien celui d’une structuration pertinente (en termes d’ingénierie technique ou de création d’activités), force est de constater que la coopération dans le domaine foncier n’existe pas et tout récemment, le renoncement à inscrire l’obligation de Plu intercommunal dans le Grenelle 2 en est un signe tangible (Le Moniteur, 7 mai 2010). Ainsi, ce que les acteurs publics territorialisés croient pouvoir maîtriser à une certaine échelle émerge ailleurs. On est ici dans l’illusion de la maîtrise, une illusion qui ne permet pas de percevoir ce qui délégitime en fait le construit territorial.
La stratégie d’opportunité, ou comment anticiper autrement ?
L’observation de la gestion foncière dans le Pnr Chartreuse nous a donc permis de dégager des types d’anticipations différentielles entre la sphère publique et la sphère privée, dont on a vu qu’elles se mettent en tension au point d’affecter la maîtrise et l’évolution du territoire du Pnr. Or, si intrinsèquement la légitimité de la construction est affaiblie, l’acteur territorialisé peut bien envisager tous les scénarios possibles, plausibles ou probables pour maîtriser l’avenir de son territoire, son anticipation risque fort de se faire de façon biaisée ! Pour autant, est-ce que cela veut dire qu’il ne peut rien prévoir ? Ce n’est pas du tout notre propos. Nous voulons montrer que l’anticipation n’est pas exclusivement à considérer comme la compétence à projeter le territoire dans l’avenir, mais qu’elle représente aussi la capacité que l’acteur territorial développe pour parvenir au présent à identifier des changements et des points de rupture dans ce qui fait le sens du territoire (Guyetan-Fauvel 2009). Pour avancer plus loin dans cette réflexion, il faut donc prendre conscience que cette problématique s’appréhende en fait de façon duelle : l’anticipation serait simultanément la cause du problème et l’outil de résolution potentiel du problème, dans l’action publique que doit mener le Parc.
L’objectif est d’élaborer une proposition théorique, qui vise à expliquer comment un acteur public peut absorber un événement pour le transformer en une opportunité de changement. Nous parlons toujours d’anticipation, toutefois nous en nuançons la définition. Elle n’est pas à saisir comme action tangible permettant d’infléchir la suite des événements, mais en tant que capacité à repérer ce qui peut advenir. C’est une forme d’anticipation sur le mode adaptatif, telle que la décrit Boutinet (1990), sauf que l’acteur ne cherche pas à déjouer l’événement, mais à s’en jouer. Cela correspond à une posture qui, ni défensive ni offensive, repère l’évolution et s’adapte pour la recevoir du mieux possible, évitant ainsi que se révèle la crise qu’elle transporte potentiellement. Il s’agit d’accompagner la dynamique de rupture de sens qui est en train de se former, pour en neutraliser non pas la nature, mais seulement l’effet nocif. Les observatoires [8] représentent typiquement ces lieux de la vigilance aux événements en train de se produire. Plutôt que des outils dont ils ne savent plus que faire, les maires interrogés semblent demandeurs vis-à-vis de ce type de démarche. Cette nécessité est d’ailleurs inscrite dans la charte du Pnr Vercors.
Du décalage révélé entre une dynamique spontanée et l’intentionnalité inhérente à toute construction territoriale existe un phénomène de rupture affectant le sens de cette construction (Duvillard et Fauvel 2004). On a considéré que vouloir produire ou reproduire un territoire, c’est-à-dire pérenniser son existence, implique avant tout d’investir positivement cette rupture. Cela signifie qu’il faut légitimer une nouvelle fonctionnalité. Il est alors nécessaire de s’interroger sur le moment de l’intervention susceptible de redonner du sens à un construit territorial menacé dans sa légitimité, car c’est lorsque l’on conjugue le moment propice avec le repérage du phénomène de rupture qu’il y a transformation de ce dernier en opportunité [9]. L’opportunité n’existe qu’à cette condition. Mettre en œuvre cette transformation suppose donc une stratégie. S’il nous apparaît primordial pour l’action publique territorialisée de capter ce phénomène de rupture avant qu’il n’émerge, c’est dans l’objectif de se saisir de la menace identifiée pour la transformer en quelque chose d’opératoire, lui donner la forme d’un levier d’action pour redonner du sens au construit territorial.
La dualité de l’anticipation.
Le sens de l’anticipation est bien celui d’une adaptation au mouvement, pour éviter justement le blocage. Loin de s’apparenter à une tactique, la stratégie n’est donc pas à considérer comme un conditionnement de l’action, projetée à l’avance. Elle relève au contraire de l’aptitude à repérer les décalages et à transformer les points de rupture en opportunité de changement. C’est pourquoi nous proposons l’expression de « stratégie d’opportunité », pour définir la compétence à faire fonctionner le principe d’anticipation par la capacité à agir sur une menace identifiée, de façon à la transformer en concept opératoire. La stratégie d’opportunité a donc pour ambition de reconnecter la sphère de l’intentionnel avec celle du spontané, en transcendant l’aspect aléatoire — et donc désorganisateur — de cette rencontre. En activant un principe d’anticipation qui prend en compte la menace et la rupture, l’idée est bien de voir comment l’acteur public peut développer la capacité d’accompagner une dynamique de changement qui n’altère pas définitivement le sens de son territoire. Après avoir tenté de théoriser sur quoi pourrait reposer une telle investigation, il nous tient à cœur de réinterroger le terrain qui nous a aidé à construire ce raisonnement. Que nous apprend alors la Chartreuse ?
Justement, le discours du Pnr exprime clairement la menace qui pèse sur le sens et la légitimité de son territoire : la pression foncière est identifiée comme la manifestation tangible d’une menace sous-jacente, laquelle est définie comme la transformation de l’espace préservé au profit de la périurbanisation. Le positionnement du Pnr est alors assez naturellement de chercher à contrer cette menace. Or nous avons vu précédemment que c’est en fait l’illusion de la maîtrise qui pose problème. Ainsi, lorsqu’on change d’échelle, la pression foncière n’est pas toujours considérée comme une menace. Si l’on questionne les élus, elle n’est finalement que rarement associée à un vocabulaire négatif. Les problèmes des maires résident ailleurs et le pragmatisme prévaut : ils cherchent avant tout à maîtriser l’urbanisation par la planification et certainement pas par le marché foncier. Mais le marché se calque sur les intentions individuelles et celles-ci s’agrègent, comme on l’a vu plus haut, en une dynamique spontanée qui échappe à la norme. Bien que la maîtrise revendiquée soit donc illusoire, les élus savent en tirer parti stratégiquement lorsqu’ils composent astucieusement avec la pression foncière qu’ils apprécient comme un précieux auxiliaire de gestion, voire une opportunité de mettre en place une politique volontariste, souvent en faveur d’une sélection de population (citadins en désir de nature, financièrement capables de satisfaire ce désir devenu un luxe, du fait de la pression foncière).
Ce que l’on peut dégager de cette expérience, c’est que la stratégie d’opportunité représenterait le moyen de reconnecter ces deux niveaux d’appréhension d’un même constat : menace dans un cas, levier dans l’autre. Comment l’anticipation de la menace que représente la périurbanisation (perte de sens du Pnr) peut-elle conduire à transformer celle-ci en levier pour la pérennisation du territoire ? Il semble que certains éléments de cette stratégie d’opportunité se retrouvent empiriquement dans le cas d’une des communes appartenant au Pnr : le maire a pressenti dans la pression foncière le risque de transformation de la vocation rurale de sa commune en « cité-dortoir » pour les villes-portes de la plaine. Lucide sur son incapacité à maîtriser le marché foncier, il utilise le changement qualitatif et quantitatif de la population arrivante pour justifier la création de nouveaux services (crèche ou autres). Il n’utilise pas les outils fonciers mis à sa disposition pour verrouiller sa commune, mais au contraire, il anticipe le changement pour offrir les conditions les plus adéquates à l’implication des nouveaux arrivants et conserver ainsi la dynamique propre à son territoire.
Le monde de l’empirie nous est subjectivement livré, mais celui de la théorie reste à construire. Nous restons lucides, les postulats implicites encore nombreux constituent autant de défis à relever pour la suite. Du moins avons-nous tenté ici de faire quelques observations grâce à la matérialité de la question foncière.
Si une maîtrise biaisée naît des décalages anticipatoires entre l’intentionnel et le spontané, il ne s’agit plus en terme d’action publique de chercher à gommer ces décalages, mais plutôt de cibler les ruptures qu’ils engendrent : au-delà, il reste la liberté de les exploiter comme autant d’espaces de régulation et, pourquoi pas, d’innovation ? Une chose semble certaine, tenter de les réduire en rajoutant des outils, c’est d’abord contribuer à engendrer d’autres effets non souhaités. Nous en proposons immédiatement une illustration pratique : la loi Sru qui devait permettre de densifier et éviter le mitage proche des agglomérations n’a fait que reporter plus loin la menace, au point d’alerter les experts quant au grignotage systématique des terres agricoles (Etudes foncières, 2005, pp. 25-27). Durcir la loi afin de rendre impossible cet échappatoire pour un grand nombre, c’est faire en sorte qu’une poignée de privilégiés puissent jouir de l’espace devenu ainsi un luxe. Au nom du principe supérieur de l’intérêt collectif, on demande au plus grand nombre et aux plus défavorisés de payer le prix de la sauvegarde de l’espace rural. Les inégalités n’en seront que renforcées…
Cela induit une posture particulière par laquelle, au lieu de concevoir la forme idéale à projeter sur l’espace, l’acteur public territorialisé s’attache à détecter les facteurs favorables à l’œuvre dans leur configuration. Pour instruire cela, le philosophe F. Jullien (1996) fait appel à la pensée chinoise en démontrant comment la stratégie est aussi une manière de faire évoluer une situation, de façon à ce que l’effet résulte progressivement de lui-même et qu’il soit naturellement contraignant. Y est ici privilégié le rapport condition-conséquence, où le monde n’est pas objet de spéculation et où il n’y a pas d’un côté la connaissance et de l’autre l’action. Il est alors nécessaire de concentrer son attention sur le cours des choses tel que l’on s’y trouve engagé pour en déceler la cohérence et profiter de leur évolution :
On sait que les circonstances sont imprévues, imprévisibles, voire totalement inédites et c’est pourquoi on ne peut dresser de plan à l’avance. (Jullien 1996, p. 56)
La stratégie d’opportunité est de l’ordre du conceptuel. S’appuyer sur la menace (construite discursivement) c’est alors proposer de re-maîtriser ce qui est en train d’advenir en l’utilisant comme levier. « Nous avons fait de ce désastre une chance », disait le ministre suédois de l’industrie et du commerce à propos de délocalisation à Uppsala (Le Monde, 28 novembre 2005). Toutefois dans l’exemple mobilisé pour notre démonstration, de désastre il n’en est pas encore question. Et si on évitait de passer de la menace au désastre ?…