La place des pratiques artistiques et des artistes dans les mobilisations collectives actuelles est multiple. On peut notamment distinguer la constitution de « groupes concernés » par des artistes qui militent pour le statut et les conditions de travail des artistes (les intermittents du spectacle, par exemple) ; la production d’œuvres d’art avec un contenu politique ou critique des conventions artistiques, mais s’exhibant dans des contextes purement artistiques (avant-garde consacrée) ; et la participation directe d’artistes avec leurs pratiques à des actions collectives.
Une investigation de terrain menée depuis la deuxième moitié des années 1990 sur des collectifs pluridisciplinaires (artistes, militants, de recherche) [2] à Paris et à Londres m’a surtout conduite à m’intéresser à la participation esthétique directe aux mouvements sociaux. La particularité du terrain observé concerne l’implication concrète et effective d’artistes avec leurs pratiques (théâtre, performance, photographie, etc.) dans différentes formes de la mobilisation collective (manifestation de rue, débats citoyens…) Autant dire qu’il s’agit d’un art et d’artistes engagés où la participation citoyenne est à comprendre au sens fort du terme : ils sont entièrement partie prenante des processus contestataires et mobilisateurs.
Avec cet article, il s’agit de comprendre quelle est la place et le positionnement de ces collectifs par rapport aux mouvements sociaux, mais également quelle est la nature de ce principe participatif, et en quoi il est producteur du positionnement et des modalités d’intervention.
Ce questionnement sera développé selon trois axes d’analyse : historique – quelle est la spécificité de ce positionnement dans le paysage artistique et militant et notamment par rapport à des formes de participation artistique du passé ? ; structural – quelles sont les modalités de collaboration entre artistes et militants ; événementiel – quelles sont les particularités des interventions esthétiques et leur apport en terme de participation politique ou citoyenne ?
Place et formes de la mobilisation esthétique dans les mouvements sociaux des années 1990.
L’intervention directe d’artistes sur les formes des mobilisations sociopolitiques des années 1990 correspond à une activité singulière, mais s’inscrit dans une tradition relativement ancienne. Héritière des modes de protestation des années 1960-70 (situationnisme, théâtre de l’intervention, graphisme engagé), cette participation témoigne d’une forme d’activisme qui ne cesse de vivre, de dépérir et de renaître. Or, chaque période comporte ses configurations spécifiques d’expression et d’action publique.
Le positionnement des collectifs étudiés peut d’abord se préciser de ce point de vue historique. Or, il est nécessaire de tenir compte simultanément des récentes transformations des paysages artistique et militant.
D’une part, des mutations en cours dans le paysage artistique vont dans le sens de l’éclosion d’un « art contextuel » et surtout d’une « esthétique relationnelle » (Ardenne, Bourriaud) qui engendrent des pratiques spécifiques (ciblant la recherche d’une interactivité renouvelée). D’autre part, celles-ci s’articulent avec les formes renouvelées du militantisme (voir à ce sujet, par exemple, Ion, 1997 ; Callon et al., 2001 ; Mathieu, 1999).
Une tradition relativement ancienne et avant-gardiste va à l’encontre de la spécialisation du domaine de l’art depuis le début du 20e siècle et cherche à joindre art et vie, art et politique. Le travail des collectifs s’inscrit dans cette tradition avec des spécificités liées à l’époque. Ils développent des productions esthétiques qui ne relèvent pas uniquement d’un art de la représentation du politique où des acteurs symboliseraient l’univers politique, les rapports de force, les enjeux identitaires, etc. Ils ne se contentent pas de produire un art du politique, mais ils visent un art qui est politique. Les productions sont à la fois symboliques et pragmatiques. Elles sont envisagées en tant qu’objet signifiant et forme pratique, concrète et maniable dans une situation sociopolitique.
De la sorte, ils inscrivent leur démarche dans la lignée des artistes contemporains qui explorent l’objet artistique dans sa dimension physique et contextuelle ou ils envisagent les formes sociales ordinaires en tant que « sculpture sociale » au sens de Joseph Beuys (Lamarche-Vadel, 1985). Cependant, il ne s’agit pas pour eux de poursuivre la déconstruction de l’univers artistique ou de développer uniquement une critique interne aux mondes de l’art. Plutôt que d’interroger, voire d’ironiser sur le domaine de l’art, ils explorent les propriétés praticables de productions esthétiques par des individus mus par des préoccupations autres qu’artistiques. Leurs visées sont explicitement transformatrices, tournées vers l’apprentissage citoyen ou l’expérimentation de l’action collective.
Une partie considérable du travail des artistes porte alors vers la question de l’interaction entre production esthétique et contexte citoyen, voire l’instauration d’une dynamique critique susceptible de prendre son envol et son autonomie. Les artistes ne se contentent pas seulement de produire des objets innovants, informés par l’état des recherches en histoire de l’art. Ils cherchent surtout à créer les conditions pour une co-construction des « œuvres » [3] en se préoccupant également des relais militants : ils se font eux-mêmes médiateurs ou animateurs auprès d’un public susceptible de porter et ainsi de prolonger la vie de leurs « œuvres » sur les scènes contestataires.
Ainsi, deux façons de se positionner et d’interagir avec les mouvements sociaux peuvent être distinguées. Soit les collectifs « militent » en leur propre nom, soit ils accompagnent des groupements militants dans leur lutte. Dans le premier cas, les collectifs se font eux-mêmes initiateurs d’une dynamique critique, déclenchant une série d’événements en leur propre nom, tout en s’efforçant de lui assurer une continuité. Dans le second cas, ils procèdent à un accompagnement actif de groupements contestataires, en œuvrant activement au colportage de leurs œuvres par ces derniers. Ces postures ont une influence propre sur ce qu’on peut analyser sous forme de dispositifs.
Ainsi, le collectif des Périphériques vous parlent [4] (Pvp) initie, entre autres, une série de débats-rencontres à partir de 1996 [5], avec des représentants d’associations et de groupements, dont la plupart sont issus de la société civile. Ces débats sont axés autour de la critique du néo-libéralisme, alors en émergence dans certains milieux intellectuels et militants. La particularité de ces débats consiste, d’une part, à proposer une action autour de la construction d’une « autre narration du monde », une alternative aux récits dominants et à engager, ainsi, une lutte autour des représentations sociales, de l’activité culturelle et pédagogique. Ces débats-rencontres sont organisés de façon à incarner une manière de parler ensemble qui soit elle-même démonstrative d’une coproduction entre tous les participants et d’un échange entre des voix multiples. S’appuyant sur son expérience scénique, Pvp propose alors une mise en espace particulière des discutants, visant à prévenir des abus tels que la monopolisation de la parole (« ce sont toujours les mêmes qui parlent »), le manque d’écoute (les « dialogues de sourds »), etc. Ce collectif propose une disposition de tous les discutants en cercle, refuse le principe de la présidence de séance ou des intervenants privilégiés, et prône l’expression multiforme (scénique, plastique, audiovisuelle), le déroulement dynamique, plutôt qu’une organisation statique.
Même si cette série de débats a cessé en 1999, elle peut figurer comme un des précurseurs des forums sociaux mondiaux ou européens [6], d’autant plus que des intellectuels illustres de ces forums (Riccardo Petrella, par exemple) ont joué un rôle prépondérant pour ces rencontres.
La posture de l’accompagnement peut être illustrée par Ne pas plier [7] (Npp) qui participe notamment avec l’Apeis (Association pour l’emploi, l’information, la solidarité) aux diverses formes de manifestation de chômeurs. Cependant, Npp avec ses artistes (graphistes, photographes, plasticiens) ne se contente pas de mettre en image les sujets de cette association, il propose ses propres thèmes. Npp s’inscrit dans la continuité d’une longue histoire de production graphique au service de mouvements politiques ou d’action locale. Son fondateur a également été à l’origine de la création du collectif de graphistes « Grapus » qui a travaillé avec la Cgt, le Pcf et les mairies communistes. Or, les membres de Npp, et en particulier ceux qui ont une fonction de créateur, disposent d’une expérience de la vie militante et d’un savoir-faire de l’image politique qui leur permet de constituer une vraie force de proposition auprès de l’Apeis. Ainsi, Npp aide l’association à élargir les revendications liées aux conditions de vie précaires (prime de Noël, par exemple) et introduit des sujets plus équivoques, sous forme de questions ou d’expressions imagées. Il travaille l’expression et la représentation de soi dans l’espace public en construisant une identité de lutte au moyen de photos, agencées sous forme de pancartes dans les manifestations. Npp travaille aussi la mise en espace de ses supports, en explorant la situation de la manifestation de rue, en tant que lieu physique et social particulier. Moment d’exposition collective, la manifestation est supposée favoriser un climat de confiance propice à l’apprentissage des pratiques militantes et à l’expérimentation de l’identité du groupe.
Ces postures artistiques témoignent d’une place plutôt indépendante et relativement importante par rapport aux mouvements protestataires. Cela ne peut se comprendre qu’au regard de la période historique et par l’ancrage contestataire choisi par les collectifs. Des transformations survenues sur la scène contestataire correspondent notamment à une certaine perte de vitesse du modèle des luttes ouvrières. Au cours des années 1990, ces transformations de la vie démocratique ont d’abord été analysées en terme de « désengagement » [8] pour ensuite donner lieu à l’observation de l’émergence de groupes singuliers (Callon et coll.., 2001), constitués autour de causes plus circonscrites (le logement, le chômage, le Sida, etc.), qui sont devenus des acteurs incontournables de la scène contestataire (Ac !, Apeis, Sans-papiers, les « sans », Act Up, etc.). En recherche d’un fonctionnement plus horizontal et souple (souvent aussi basé sur le travail en réseau), ces groupements militants et/ou associatifs cherchent également à s’organiser de façon transversale en se fédérant dans un mouvement comme l’altermondialisme, par exemple.
Dans ce contexte, les collectifs d’artistes privilégient précisément la coopération avec les groupements émergents. Ainsi, Npp travaille avec l’Apeis, Gaz à tous les étages (Gaz) avec le syndicat Sud-rail (un syndicat issu de la grève de novembre et décembre 1995 et en recherche d’un renouveau syndical), Pvp et Reclaim the streets (Rts) avec un milieu associatif diffus. Les conséquences de ces changements historiques se traduisent notamment pour les artistes au niveau d’une plus grande proximité avec une base militante, induisant une réciprocité renforcée et la possibilité d’endosser de nouveaux rôles.
La collaboration entre artistes et militants : tension et co-construction.
En nous intéressant au positionnement des collectifs, la question suivante surgit : se placent-ils plutôt dans l’univers militant ou artistique ? Ou, au contraire, participent-ils à un domaine susceptible d’engendrer ses propres figures, sens, groupements ou productions ? Que produit la confrontation entre deux univers aux valeurs et pratiques distinctes et comment s’exprime-t-elle ?
L’enjeu pour les acteurs consiste notamment à maintenir art et participation citoyenne en tension et dans une relation de transformation mutuelle, en évitant un rapport asymétrique où l’un serait au service de l’autre. Pour eux, il s’agit d’éviter un double écueil : il ne suffit pas de produire des œuvres ou des supports artistiques avec un message politique pour que ceux-ci soient véritablement portés et appropriés par des militants ou citoyens. Le risque existe toujours de rester au stade d’une production stérile, autoréférencée, ou à celui de la muséification d’une contestation esthétique ou de l’esthétisation de la contestation. Par ailleurs, il faut se préserver d’une instrumentalisation de l’esthétique au service du militantisme. Cette double contrainte est parfaitement formulée par les milieux artistiques qui en ont fait l’expérience et qui veulent aujourd’hui sortir du rôle du génie isolé auquel les cantonne le mythe romantique de l’artiste comme, à l’inverse, de celui de l’artiste au service de la Révolution. D’une part, ils cherchent à éviter un discours uniquement compréhensible par des spécialistes ou par une critique autocentrée, dérive reprochée à l’avant-garde artistique. D’autre part, si l’art militant du passé s’est souvent laissé absorber par le militantisme, il s’efforce ici de maintenir une certaine indépendance.
Les artistes cherchent alors à produire les conditions favorisant l’interaction avec le public, voire son intégration dans la construction de l’œuvre. Mais il leur faut également, et dans le même temps, chercher à rester maîtres des sujets traités ainsi que de la forme de l’intervention proposée. Les interventions observées sont alors caractéristiques de cette sorte de maintien d’une tension entre art et mobilisation citoyenne, mais elles s’avèrent fragiles et engendrent des réalisations éphémères, comme nous le verrons.
Cette tension peut être interrogée à travers les modalités de collaboration au sein même des collectifs pluridisciplinaires et surtout entre groupements partenaires, où se confrontent des individus aux valeurs, ressources et principes divers. Comment parviennent-ils à ajuster leurs objectifs et à agir ensemble ? Comment les principes à priori contradictoires de l’artistique et du politique parviennent-ils à entrer en synergie ?
La production esthétique (au sens de Raffin, 2007) n’est pas ici le produit d’une fabrication solitaire de l’artiste dans son atelier. Elle n’est pas non plus vouée à une exposition consacrée et à la contemplation muette de spectateurs isolés. Une collaboration ou même une coproduction entre artistes et militants ou activistes est à la base même de la production et de la publicisation des « œuvres ».
Mais cette coproduction est loin d’être évidente puisque des logiques opposées régissent ces deux univers de sens. Les productions artistiques introduites dans les luttes sociopolitiques sont soumises à de multiples tensions dont l’histoire de l’avant-garde regorge. La crainte réciproque d’une instrumentalisation, vive des deux côtés, nécessite des gages de confiance.
La crainte de l’artiste face au militant concerne l’absorption de sa créativité, de son savoir-faire par l’urgence du quotidien militant : « L’urgence est une plaie quotidienne, c’est-à-dire qu’il faut tout faire pour le lendemain. Si on a un artiste sous la main, il faut qu’il fasse des bannières et qu’il écrive des slogans » (entretien avec une artiste de Gaz, 1997). Les militants, pour leur part, se méfient d’une utilisation de la cause militante dans un seul but carriériste de l’artiste, d’autant plus que la figure de l’artiste engagé exerce un attrait spécifique au sein des mondes de l’art. Dans la mesure où y prévaut l’exaltation de la singularité, l’incarnation de cette figure fortement valorisée peut prendre une valeur distinctive.
Des logiques opposées pour interpréter le monde et pour attribuer un rôle aux productions dans une action sont également à l’œuvre dans ces deux univers sociaux. Alors que l’univers militant vise des principes rationnels, d’orientation volontaire, de bien commun, l’univers artistique cherche à révéler l’invisible, l’irrationnel, il joue avec l’ambiguïté et valorise le singulier, le subjectif. Pour les interventions, les artistes préfèrent utiliser des procédés ouverts, des images équivoques, alors que les militants sont habitués à orienter clairement leur expression, à adresser des messages univoques aux publics. Autrement dit, ces logiques s’inscrivent dans des régimes d’action qui prennent sens respectivement dans les mondes inspiré et civique, tels que définis par Thévenot et Boltanski (1991).
Les artistes et les militants cherchent alors à coproduire des interventions dans le respect de la « bonne distance » qui permettrait partage et réciprocité des perspectives entre ces deux univers, sans que l’un soit mis au service de l’autre.
Prenons l’exemple de « Gare aux mouvement » (GaM), une intervention élaborée par Gaz en 1996 dans les gares parisiennes qui vise à rouvrir le débat autour du mouvement Novembre/Décembre 95 [9], plutôt oublié et enfoui dans le quotidien qui avait repris depuis. Cette « commémoration vivante » est réalisée avec les syndicalistes de Sud-cheminot (Solidaires, Unitaires et Démocratiques) et questionne notamment les figures, postures et dispositifs militants traditionnels (lignes de manifestants, piquets de grève, tracts, etc.) pour en proposer des formes détournées : rassemblements fictifs, tracts esthétiques, micro parlant, porte-voix (système portatif émettant des tracts sonores), etc., à partir de paroles et d’images de grévistes et de manifestants.
Pour les artistes, il s’agit de parvenir à une contribution personnelle, mais suffisamment en connivence avec les préoccupations des militants pour que les images fabriquées soient colportées dans la ville. Des marges de liberté respectives sont négociées au cours de l’élaboration et de la réalisation de l’événement.
Au cours d’entretiens croisés avec les artistes et les militants impliqués dans l’action, ces deux parties expriment un jeu subtil de rapprochement et de distance. Il s’y joue une certaine liberté d’expression et une liberté de choix des modalités de participation.
Une artiste de Gaz témoigne :
Ils [les syndicalistes] étaient très soucieux de ne pas nous instrumentaliser. C’est-à-dire qu’ils ont émis des critiques, mais ils ont toujours refusé de donner une direction, même si certaines choses leur paraissaient un peu nébuleuses, un peu mystérieuses. Par exemple, les gens choisissaient les tracts qu’ils voulaient distribuer, ceux qu’ils ne voulaient pas distribuer, ils ne les distribuaient pas. Tout le monde choisissait. Ils nous ont vraiment laissé la liberté, toute liberté de dire ce qu’on avait envie de dire, même des choses pas forcément ultra positives par rapport à Décembre 95. Mais de toute façon, on été engagé avec eux, donc ils ne risquaient pas de se retrouver avec des gens qui étaient fondamentalement contre eux. Mais on était quand même pas forcément pour certains types d’action. Justement, l’action de militance traditionnelle, on n’a pas repris des choses dont ils avaient forcément l’habitude. On n’a pas été rassurants, on n’a pas été des gens rassurants pour eux et ils l’ont accepté, ça a été vraiment un grand cadeau. Ça a été posé depuis le départ de cette manière-là, on n’a pas dit : « voilà, ça y est, c’est fait et puis vous faites avec ». On leur a proposé un mode d’action et ils étaient d’accord avec ça, même s’il y avait des choses qui n’ont pas toujours… ils ont dit : « oui, bon ». Mais c’était pas forcément très clair pour eux et comme ça n’a pas été très clair pour nous non plus, c’était parfait. Mais ils ont laissé cette place un petit peu à l’errance, qu’on voulait. Ça apporte un questionnement et un type d’action, mais ça n’apporte pas de réponses, ça j’en suis sûre » (entretien 1997).
Une acceptation et un respect mutuel des différentes manières d’engager une telle action a été à l’œuvre, qui s’exerçait cependant sous certaines conditions. Elle suppose notamment une relative proximité à une sensibilité militante, activiste ou citoyenne et la possibilité de partager un langage commun.
Un militant du syndicat SUD explique :
On a vérifié si on était d’accord avec la proposition, l’idée, quoi, de GaM, et on a dit qu’on soutenait le projet, qu’on serait là avec les copains. C’est toujours plus facile par rapport à la sécurité dans la gare, on peut faire passer ça à la limite pour une action syndicale… Bon, on n’est pas censé intervenir dans le travail des artistes, on veut pas vous imposer notre point de vue, mais faut pas non plus que ce soit trop ésotérique sinon les copains ils vont se demander ce qu’on leur demande de faire… (entretien 1999).
Des tensions et contradictions entre les deux univers, mais aussi une attirance mutuelle, des attentes réciproques et des savoir-faire complémentaires se traduisent par un rapprochement qui se fait finalement en fonction de la configuration spécifique du paysage militant. Cette configuration est marquée par des modes organisationnels particuliers des groupements militants et de leur interrelation, un langage protestataire en transformation, ce qui engendre des besoins spécifiques et des possibilités renouvelées de collaboration pour les artistes.
Les collectifs d’artistes interviennent avec des groupements militants et associatifs en émergence ou en recherche d’un renouvellement des répertoires de l’action collective (au sens de Tilly, 1966). Ainsi, le travail spécifique sur les dispositifs de ces répertoires, tels que les tracts, les haut-parleurs, les formes de manifestation ou de rassemblement par les artistes s’inscrit dans cette recherche. Afin d’assurer un prolongement à ces dispositifs expérimentaux sur les scènes protestataires, les artistes évitent notamment de les signer et les distribuent gratuitement. D’autre part, les interventions dans l’espace public figurent comme moment de confrontation avec la réalité où leur efficacité protestataire et mobilisatrice est testée. Ce moment est décisif pour la survie des dispositifs et interventions des collectifs et la poursuite de la collaboration avec les militants.
Lorsque l’intervention de GaM reste largement expérimentale et unique en son genre, Npp, par exemple, parvient à proposer un mode d’intervention qui marie les mouvements sociaux dans le moyen ou long terme. Ses interventions consistent notamment à proposer des images sous forme de pancartes, banderoles, rubans adhésifs, capables d’épouser les formes de manifestation et rassemblement en cours, tout en travaillant, entre autres et de façon spécifique, la communication envers les médias. Ainsi, Npp intervient également sur la mise en scène de ces images lors des manifestations de rue afin de les rendre lisibles et poignantes dans l’espace public : au cours du déroulement de manifestations, il veille à l’organisation du colportage d’images en lignes et à l’espacement entre ces lignes, par exemple. Le renforcement de l’enjeu médiatique dans la contestation ainsi que le caractère émergent des groupements avec lesquels travaille Npp permettent à ce mode d’intervention de contribuer réellement et spécifiquement aux modes protestataires.
L’expérimentation des modes d’intervention parvient également à prendre une place à part entière sur la scène protestataire. Évoquons surtout les horizons de l’action devenus incertains (Callon et coll.., 2001) pour les militants – notamment avec le déclin du modèle des luttes ouvrières – comme raison principale de cette place primordiale que peut prendre le principe expérimental [10]. Ainsi, les collectifs proposent des situations, des moments circonscrits et organisés par des dispositifs et règles d’un jeu qui permettent d’expérimenter des formes classiques d’un débat (voir Pvp, supra), par exemple, et de les orienter selon l’épreuve et l’évaluation d’une action in situ.
Les collaborations entre artistes et militants ont également lieu en fonction de la structuration et de l’organisation des groupements militants et de leur interrelation. La structuration de l’engagement dans l’espace public semble surtout avoir évolué vers une plus grande autonomisation des groupements (contre les conglomérats et constellations constitutifs de l’espace public, voir Ion, 1997, p. 36) et même, la constitution de réseaux d’individus. Ainsi, les opportunités de collaboration militante pour les artistes se sont transformées, comme en témoigne Gérard Paris-Clavel de Npp, également fondateur de Grapus :
Grapus était un groupe de graphistes engagés autour de l’idée de faire des images de qualité au service de causes à qualité égale, et donc de travailler avec une pensée politique le travail plastique et artistique. On travaillait avec des théâtres, mais dans les années 70, la plupart du temps, les théâtres étaient engagés et les pièces étaient des pièces avec une forte charge de sens politique. À la suite des spectacles, il y avait des débats avec les comités d’entreprises, il y avait un mouvement social extrêmement excité, et c’était une tout autre ambiance. Disons, on pouvait exercer un artisanat au sein d’une activité politique alors que maintenant, faire son artisanat c’est forcément renoncer aux activités politiques pour croûter. C’était une époque où pour l’exercice de ton artisanat tu pouvais échanger des services ou du travail, être payé et faire un sujet intéressant. ça n’existe plus (entretien 1997).
L’alliance avec un milieu contestataire ou de participation citoyenne se fait dans des conditions précaires et volontaires pour les collectifs étudiés. Il s’ensuit une collaboration avec des groupements militants qui reste souvent ponctuelle tout en se démultipliant au fil des rencontres à travers la scène contestataire. De même, les groupements des artistes-activistes sont peu stables (Gaz et Rts n’existent plus aujourd’hui), mais leur engagement et les dispositifs qui en résultent cheminent au fil des réseaux et des événements en continuelle réformation.
Interventions esthétiques dans l’espace public et participation citoyenne.
Pour prendre la mesure effective de l’impact des dispositifs au niveau de la participation citoyenne, il convient de s’intéresser aux moments mêmes de leur mise en situation et du déroulement des actions esthétiques.
Les artistes proposent divers dispositifs d’intervention susceptibles d’avoir un impact sur les mouvements sociaux et dans l’espace public à partir d’un travail sensible sur le corps, l’espace physique (décors urbains) et la situation d’interaction : sollicitation des passants, interrogation de l’ordre public, répercussion sur l’opinion publique à travers les médias, mise en scène et expérimentation d’une identité collective, etc. Or, les interventions articulent non seulement l’artistique aux formes des mouvements sociaux, mais aussi, et pleinement à cette troisième dimension : l’urbain, et plus exactement, le caractère urbain des espaces publics. Les implications des artistes auprès des mouvements sociaux s’expriment non seulement à travers un travail sur les formes de ceux-ci, mais aussi en tenant compte d’une participation politique ou citoyenne dans un sens plus large. Par ailleurs, la participation de ces artistes aux processus de la mobilisation citoyenne est à comprendre dans un double sens : ils y participent dans la mesure où ils facilitent la participation des différents publics, et notamment des passants.
La sollicitation de la participation des passants et dans les espaces publics prend un caractère particulier. Les interventions se font dans des lieux publics cosmopolites et denses (gares, places et rues centrales) où prévaut l’anonymat ou ce que Simmel (1979) analyse en terme de « réserve » et Goffman (1973) sous forme d’« indifférence civile ». Le défi qui se pose à ces artistes consiste alors précisément à dépasser l’indifférence pour toucher le « citoyen conscient qui sommeille en chacun de nous », à susciter le concernement, l’expression, l’engagement dans le registre de l’action citoyenne.
Pour ce faire, les artistes recourent déjà à des interventions non autorisées. Ils cherchent ainsi à susciter écoute et échange par la surprise, l’inattendu, le ludique. Concrètement, les collectifs, à l’aide d’espaces que je qualifierais d’« intercalaires », soutirent momentanément une portion d’un espace public par l’introduction d’un événement où des compétences citoyennes sont stimulées sous forme d’une conversion temporaire. En délimitant une portion d’espace visuellement et/ou auditivement par des limites poreuses (par exemple, Npp avec des rubans adhésifs et des images) ou par le partage tacite des participants d’un protocole d’action partagé [11], les collectifs s’imposent dans un espace public tout en négociant et en sollicitant des arrangements avec l’ordre public.
L’attention du passant est surtout sollicitée par le recours à une technique artistique privilégiée : le détournement. Il s’agit de mettre en place des interventions qui jouent avec des expériences ordinaires, urbaines et citoyennes, en s’appuyant sur elles pour fonctionner tout en les détournant. Est recherché un effet de défamiliarisation, de décalage, de perturbation : les collectifs détournent aussi bien les postures et équipements militants classiques que les espaces urbains au fonctionnement ordinaire pour les donner à voir sous une nouvelle forme, propice à la réflexion et à l’éveil contestataire.
Lors de GaM, des distributeurs automatiques sont transformés en isoloirs, à l’aide de bandes plastiques transparentes avec l’inscription « billetterie » et « isoloir » et la pose d’un paquet de tracts esthétiques détachables sur les distributeurs. D’ailleurs, l’événement de GaM tout entier est basé sur une ambiguïté fondamentale : est-ce de l’art ou de la contestation, est-ce sérieux ou ludique ?
Pour les passants, le premier stade de la participation à l’événement consiste déjà à sortir de l’indifférence, à prendre en compte qu’il se passe quelque chose là, à se laisser intriguer pour finalement co-déterminer l’événement avec les porteurs de celui-ci. Précisons qu’il est bien question ici d’une pragmatique de la participation qui suppose observation minutieuse des cours d’action des passants et leur façon de s’engager et de co-déterminer des situations auxquelles ils sont confrontés dans les espaces publics.
En l’occurrence, il s’agirait déjà de s’engager dans une démarche d’identification de l’action en donnant suite aux sollicitations des porteurs : prendre un tract, demander des précisions quant à l’action et les organisateurs, discuter des grèves. L’implication dans un échange avec des porteurs est donc progressive où il s’agit essentiellement de sortir de la réserve, de l’évitement pour éventuellement ensuite échanger sur le sujet proposé et envisager une suite à cet échange circonscrit. Dans ce sens et en tant qu’acte citoyen, GaM n’est pas un événement isolé, comme d’ailleurs toutes les interventions organisées par des collectifs, mais il s’inscrit dans un parcours possible, pour le passant, de consolidation de la participation. Ainsi, GaM fonctionne également en tant qu’événement annonciateur d’un débat qui tient lieu à la cinémathèque du Palais de Chaillot, organisé par des membres du Club Merleau Ponty, et qui cherche à ouvrir une réflexion dans le long terme concernant la situation politique ouverte par les grèves de décembre 1995.
Remarquons à cet égard que la plupart des interventions observées engendrent leur propre cycle de participation en instaurant la répétition des actions. Elles tiennent ainsi lieu de plateformes d’expérimentation qui permettent à une formule d’action de préciser sa forme, ses sujets, sa démarche. Par exemple, la formule d’intervention de la street party [12] est inventée par Rts et animée par des militants, des activistes, des artistes, des party people (festivaliers), mais aussi des habitants. Elle permet de transformer temporairement des rues de quartiers londoniens ou une autoroute en un espace de vie exemplaire d’un vivre- et d’un agir ensemble d’inspiration écologiste et anti-capitaliste : du sable déversé sur le bitume permet aux enfants de jouer dans la rue, des stands de repas, des jeux de toute sorte animent le lieu, une symbolique et des revendications écologistes donnent sens à la mise en scène. Cette formule d’action est régulièrement reconduite entre 1995 et 2000 en se transformant et en se politisant progressivement. Plutôt fêtes de quartier au départ, les street parties deviennent des plateformes critiques de la globalisation de l’économie en combinant action locale et participation à la constitution de réseaux internationaux. Rts joue ainsi un réel rôle de précurseur des mouvements altermondialistes qui éclatent au grand jour avec la « bataille de Seattle » en 1999 (manifestation et blocage de la réunion de l’OMC le 30 novembre 1999). Ainsi, des individus attirés initialement par le caractère festif, ludique et esthétique des street parties et sans expérience de l’action collective ou en recherche de renouveau [13] ont pu faire leur initiation à la vie démocratique, à la participation citoyenne et aux enjeux militants par ce biais.
La particularité de ces interventions esthétiques dans les espaces publics consiste notamment à considérer les aspects ordinaires de l’engagement (distribuer des tracts, s’adresser aux passants, etc.). Elles sont prises en compte par les artistes et font partie des dispositifs et de leur déploiement dans un espace. Les artistes travaillent la façon de s’adresser aux citadins, aux passants ordinaires en organisant l’attention publique.
Une caractéristique transversale des interventions observées concerne également la perméabilité des limites qui ne correspondent pas à un partage net entre dehors et dedans. Cette perméabilité est d’abord physique. De façon générale, les événements ne constituent pas des rassemblements unifiés aux implications clairement distinctes, mais ils invitent à la traversée ou à la participation révocable. Npp étire des rubans adhésifs avec des images entre les arbres de la place du Châtelet pour ouvrir une plate-forme de débat concernant la guerre civile en Algérie en 1997 [14] ; Rts ferme la rue aux voitures avec des « barricades poreuses », notamment des trépieds avec un corps suspendu, pour l’ouvrir aux piétons et instaurer une street party. Gaz, pour sa part, produit l’événement GaM, qui est basé tout entier sur l’intrigue, la dispersion et la déambulation d’individus à travers les gares. Mais ce dernier collectif fabrique également des dispositifs plus collectifs et convergents. Ainsi, une « ligne de lecture » symbolise de façon détournée une rangée de manifestation de rue, d’ordinaire compacte et revendicative. L’ensemble des participants s’aligne de façon espacée à travers le hall de la Gare Saint Lazare et s’adonne à la lecture à haute voix, collective et cacophonique, d’un texte ironisant sur la situation sociopolitique du moment. Aux heures de pointe, cette file est traversée par des passants pressés de prendre leur train, qui n’ont pas à s’arrêter s’ils ne le veulent pas. D’autres, plus disponibles, peuvent s’attarder pour identifier l’événement, en prenant des tracts et en engageant la discussion avec les participants.
La ligne de lecture dans le hall de la Gare Saint Lazare en novembre 1996.
Ces invitations ou incitations à la participation tendent à respecter les engagements multiples dans lesquels les passants se trouvent et leur laissent suffisamment d’espace pour se mettre à l’écoute de ce qui se passe. Elles offrent l’occasion de prendre part à l’événement, sans imposer de contrainte ou prendre directement à parti. Elles cherchent à perturber le cours normal des actes ordinaires des passants sans pour autant recourir à l’interpellation directe. Entre civilité et offense envers les réserves citadines, entre affrontements de l’indifférence et arrangements avec le droit à la tranquillité (Joseph, 1998), la façon de s’adresser aux citadins, aux passants, se fait à travers mille astuces. Par exemple, rendre les lignes poreuses est une façon de rompre avec un style purement provocateur.
La perméabilité des dispositifs est largement utilisée par tous les collectifs et concerne également la participation conjointe entre des univers sociaux, militants, artistiques, urbains. En ce sens, des dispositifs confectionnés par les artistes comportent souvent des trous, des blancs, des espaces laissés vides et prêts à accueillir l’expression et l’implication des participants. Lorsque Npp délimite une plate-forme de débat sur la place du Châtelet avec des images collées sur du ruban adhésif, la rangée d’images est complétée par des apports propres aux participants. Gaz a élaboré une image appelée « le cri » ou « perdre la voix », pour GaM : cette image représente une ligne de manifestants cheminots brandissant une banderole lors du mouvement de Novembre/Décembre 1995, mais dont le contenu a été effacé. Elle est censée inciter les participants à y inscrire leur voix.
L’art engagé dans les mouvements sociaux depuis les années 90 retrouve une certaine envergure consécutive à la configuration spécifique du paysage contestataire et aux ressources, savoir-faire et opportunités dont disposent ces artistes. Les collectifs observés se positionnent à la lisière des mouvements sociaux. Leur place auprès de groupements militants est à la fois marquée par la proximité et une certaine indépendance, qui se caractérise par des collaborations ponctuelles et transitives, et où les implications, au niveau des processus mobilisateurs, ne peuvent pas être limitées aux seuls mouvements sociaux.
En ce sens, l’art engagé étudié ici à travers l’implication de collectifs dans des processus mobilisateurs se distingue par sa capacité de proposer des situations construites dans les espaces publics urbains et ouverts à la participation des passants, afin d’éprouver, de tester des principes d’un vivre ensemble souhaité ici et maintenant.
De la sorte, il contribue à l’apprentissage de la participation citoyenne et ouvre des possibilités propres pour l’engagement. D’une part, il propose des dispositifs esthétiques dans les espaces publics urbains qui travaillent de façon spécifique ce moment de conversion, de code-switching (Gumperz, 1969) entre le déplacement, l’orientation, la gestion de la co-présence ordinaire en ville et le concernement par un sujet politique, l’expression d’une opinion, la discussion citoyenne. D’autre part, il propose un raccordement effectif aux mouvements sociaux et aux débats citoyens en cours, mais avec des moyens propres – ludiques, festifs, esthétiques, polysémiques – permettant également à cet engagement esthétique d’assurer une initiation à la participation pour le novice.