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Serendipity.

Tendons-nous ?

http://www.google.com/trends

Image1Google est aujourd’hui une des entreprises disposant de la plus grande quantité d’informations sur le Monde contemporain. Limitées à Internet et à ses pratiques, ces informations n’en sont pas moins étroitement en relation avec la société civile. Le contenu d’Internet est une pâle réduction de la diversité des enjeux, des préoccupations, des rêves ou des aspirations, mais il n’a pas d’équivalent. Aucun autre média ne rassemble une telle quantité et une telle diversité de points de vue. Ce constat est d’autant plus important qu’il se confirme à mesure que l’outil se banalise. Jamais il n’a été aussi facile pour les individus d’échanger des informations sur d’aussi grandes distances. Jamais, aussi, il n’a été aussi simple de s’affranchir des intermédiaires. La posture du chercheur en sciences sociales incite à la prudence, mais pas à nier des évidences. Le développement des blogs amplifie ce phénomène en touchant une part de plus en plus importante de la population, bien que toujours marginale, au point que la presse s’en inspire de plus en plus pour alimenter ses analyses de fond. Des blogs limités à des réseaux plus restreints tels que les Skyblogs offrent aussi des opportunités originales pour appréhender de fortes altérités parfois inaccessibles par ailleurs. Aussi, Wikipedia, encyclopédie collective, est à ce jour comparée aux plus prestigieuses encyclopédies. Son contenu, alimenté chaque jour par des dizaines de milliers de bénévoles, en fait une source d’informations surprenante par la richesse des articles dont les lacunes dans certains domaines peuvent être relativisées par la diversité de l’ensemble, aucune encyclopédie n’offrant un tel nombre d’entrées et une telle fraîcheur.

En cela, Internet facilite la circulation de l’information entre les individus en réduisant les processus de hiérarchisation inhérents aux médias antérieurs. Ces derniers reposaient sur une répartition de l’information dans le temps (flux télévisuel et radio) ou dans l’espace (livre, revue, quotidien). Pour les premiers, les minutes valent de l’or, pour les seconds, ce sont les pages. Mais ne nous méprenons pas, cette situation ne disparaît pas avec Internet. De nouveaux intermédiaires émergent de ce système et Google en est l’un des plus éminents. Le prix des publicités contextuelles en est représentatif. La différence réside plus précisément dans la quantité des informations disponibles et dans le mode de hiérarchisation de ces dernières. De plus en plus, les classements établis par des personnes dédiées à cette tâche disparaissent au profit d’autres méthodes qui valorisent le jugement des contenus par ceux qui les utilisent. Google repose sur ce principe, mais également de plus en plus de sites émergents dans d’autres domaines tels que l’actualité, la musique, la photo… Les annuaires des premières heures d’Internet disparaissent, Yahoo venant d’ailleurs de le supprimer de sa page d’accueil. Cette tendance, si l’on y prête attention, révèle la place croissante accordée à l’individu et à ses arbitrages.

Jusqu’à présent, la richesse de Google reposait justement sur sa capacité à mettre en relation un individu et l’information qu’il recherche (site internet, image, vidéos, article de presse, trajet, livre…). Inévitablement, Google a accumulé d’autres informations d’une grande richesse : ce que cherchent ses utilisateurs. Google étant le moteur le plus utilisé, ces informations constituent une mine d’or qui n’a pas échappé à cette entreprise dont l’activité génère actuellement plusieurs milliards de dollars de chiffres d’affaires par an (6,1 milliards en 2005 et 2,25 sur le premier trimestre 2006). Cette mine d’or, Yahoo et Microsoft la possèdent aussi, dans une moindre mesure. Mais ces deux sociétés, jusqu’à présent, ne se sont pas distinguées par leur goût de la transparence et n’ont pas adopté les mêmes positionnements à l’égard de leurs utilisateurs. Yahoo et Msn ont valorisé des stratégies de portail en multipliant les informations suggérées à l’utilisateur indépendamment de sa volonté. Google, en revanche, s’est distingué par la sobriété de son interface et la qualité de ses résultats. Ce parti pris n’est pas un détail, il est au contraire révélateur de la façon dont les dirigeants de Google considèrent leur rôle : être un intermédiaire entre les individus et les informations qui les intéressent, en supprimant le plus possible toutes autres informations. Ce raisonnement, Google l’a développé en étroite relation avec sa principale source de revenus : la publicité. Celle-ci n’apparaît qu’une fois la recherche de l’utilisateur réalisée et elle est très ciblée. En cela, Google s’assure que la publicité soit mieux reçue et aussi plus utilisée. Ses concurrents et particulièrement Microsoft l’ont bien compris en s’inscrivant dans cette démarche jusqu’à proposer eux aussi des sites alternatifs plus épurés (MSN Search et Alltheweb de Yahoo). Mais pour leur page d’accueil, le changement est plus difficile. Celle d’Msn et la prochaine de Yahoo en témoignent !

Google Trend, le dernier service de Google, révèle une fois de plus de la capacité de cette entreprise à transgresser les normes établies afin de mieux les dépasser. Ce service propose une analyse de la place relative d’une recherche parmi l’ensemble de celles qui ont été effectuées par les utilisateurs de Google. Les résultats sont répartis dans le temps (depuis début 2004), dans l’espace (les dizaines de pays dans lesquels se trouve Google) et par langues. Il est possible de restreindre la recherche à un pays ou une période plus précise. La valeur commerciale des informations accumulées sur l’ensemble des recherches de ses utilisateurs dans le monde entier est considérable. C’est justement la raison pour laquelle le service est offert gratuitement. Ce paradoxe n’en est plus un. Après Google Earth, Picasa, Google Print, cette démarche n’est pas surprenante. Le modèle économique de Google repose sur l’offre d’informations le plus en adéquation possible avec les attentes des individus, afin de générer un grand nombre d’utilisateurs susceptibles d’augmenter les recettes publicitaires. En cela, cette information a de la valeur, tout comme le référencement de la majeure partie des sites Internet, et c’est une excellente raison pour la rendre accessible gratuitement au plus grand nombre d’utilisateurs possibles…

Pour l’instant, ce service n’est pas valorisé tant il reste expérimental. Il n’en est pas moins d’une grande richesse. Au premier abord, il pourrait s’agir d’un produit marketing parmi d’autres permettant de cibler les utilisateurs, au même titre que le générateur de mots-clés de Google AdWords ! Une telle considération sous-estime certainement le potentiel d’un tel service et les chercheurs en sciences sociales devraient y trouver un outil d’une richesse inespérée. Il n’est pas inutile de rappeler que l’une des activités essentielles des sciences sociales consiste en la recherche d’informations sur ce que les personnes font et pensent afin d’en dégager des logiques individuelles ou collectives. Comment, alors, ne pas voir dans Google Trend une opportunité singulière d’accéder à une partie, aussi infime soit-elle, de ce champ essentiel de la connaissance ?

Image2 Pour s’en convaincre, il est intéressant de solliciter Google Trend sur ce que l’on connaît déjà. Aussi, une recherche sur un sujet qui préoccupe beaucoup les Français, le travail, est éclairante. La répartition des recherches sur ce terme ne surprend pas (à moins d’être surpris de ne pas l’être). Elle correspond très sensiblement à la temporalité de l’activité française. Une baisse pendant l’été (particulièrement en juillet et en août) mais aussi à Noël. Nous pourrions être rassurés par cette adéquation entre la pratique du travail et l’intérêt porté à celui-ci. Pourtant, cela n’a rien d’évident. La même recherche sur « chômage » répond à la même périodicité ! Plus surprenant, elle est approximativement dix fois moins importante, reproduisant non seulement la répartition temporelle de l’activité française, mais aussi sa répartition au sein de la population. Un tel constat, sur un sujet pourtant banal, ne peut laisser indifférent. Et ce, d’autant plus qu’une recherche sur « job » limité aux États-Unis diffère par l’absence de périodicité à la différence de la fin de l’année, ce qui correspond relativement bien à la répartition de l’activité de ce pays pour lequel les vacances d’été sont nettement moins marquées qu’en France. La défiance à l’égard de cet outil est alors à la mesure de l’intérêt évident qu’il présente. Il est prudent de voir dans ce constat la simple conséquence d’une baisse des recherches pendant l’été. Pourtant, ce n’est pas le cas. Google Trend ne repose pas sur des valeurs absolues. Afin de limiter les biais structurels, l’outil représente la variation de la part relative d’une recherche parmi l’ensemble des recherches faites par les utilisateurs. Il est alors aisé de tester plus encore la pertinence des résultats. Une recherche sur « vacances » aura-t-elle fini de nous convaincre ? Les résultats sont alors inversés, répartis sur les périodes de plus faible activité. Une analyse plus fine permet de constater que l’intérêt porté aux vacances démarre dès le lendemain des fêtes de Noël, est relativement stable sur la première partie de l’année avant de connaître une forte croissance dès juin qui culmine en juillet avant de décliner fortement jusqu’au Noël suivant. Une recherche sur « plage » et « ski » est encore plus marquée, la complémentarité étant bien entendu presque totale.

Image3 Il est tentant de prolonger le raisonnement et de chercher d’autres sujets. Les possibilités sont alors considérables. Il est possible d’observer la relation entre la publication de Da Vinci Code de Dan Brown et l’émergence d’un intérêt pour l’Opus Dei.

Image4On constate aussi la très forte concentration des recherches sur « banlieue » fin 2005 et ses relations avec celle sur « Nicolas Sarkozy » ou « Dominique de Villepin ». Aussi, il est possible de visualiser l’évolution des recherches sur « Ségolène Royal ». Ces dernières, loin de s’essouffler, connaissent au contraire un envol sur les derniers mois jusqu’à dépasser celles sur « Nicolas Sarkozy », pourtant membre du gouvernement sur cette même période.

Image5Pourquoi pas, dans cette logique, comparer l’intérêt pour la grippe aviaire avec celui pour la banlieue ou le Cpe ? On observe alors la confirmation d’une hypothèse souvent exprimée, l’intérêt pour la grippe aviaire est inversement proportionnel à celui pour le Cpe.

Image6Le rôle des médias dans cette logique semble évident. C’est pourquoi Google Trend propose d’établir une relation entre les recherches effectuées sur le moteur et le traitement du terme dans la presse. Actuellement uniquement disponible pour la presse de langue anglaise, ce complément présente cependant un intérêt considérable et des perspectives tout à fait intéressantes à moyen terme. Une recherche sur H5n1 limitée aux États-Unis permet de constater que la corrélation est très forte, mais que les recherches sur Google précèdent généralement le traitement du sujet par la presse. La répartition géographique des recherches sur le même sujet présente elle aussi un grand intérêt. On constate que le phénomène observé pour les États-Unis n’est pas transposable à la France. L’intérêt pour le H5n1 correspond en France au moment ou le traitement médiatique a débuté aux États-Unis et très probablement en France. Plus généralement, on remarque que les recherches sur le sujet sont relativement plus importantes en Asie et particulièrement au Vietnam. Une analyse des résultats croisant les dimensions spatiale et temporelle des résultats en relation avec le traitement médiatique des sujets abordés mérite un intérêt qui dépasse de loin cette simple analyse exploratoire.

La dimension spatiale des recherches peut-être éclairante sur d’autres sujets. Par exemple, une recherche sur le terme « mondialisation » révèle que ce ne sont pas les pays développés francophones qui se distinguent le plus par l’intérêt qu’ils porteraient à ce terme. Au contraire, il apparaît que la Côte d’Ivoire et le Sénégal cherchent près de dix fois plus ce terme que la France et sensiblement cent fois plus que la Suisse. Cela signifie que le terme mondialisation est cent fois plus recherché par les Sénégalais que par les Suisses, si l’on considère la part relative occupée par cette recherche au sein des recherches respectives de chacun de ces deux pays. L’écart entre la Suisse et la France limite l’hypothèse du biais de la diversité de vocabulaire qui attribuerait artificiellement une place plus importante à un terme générique dans les pays dont les usagers d’Internet disposent d’un vocabulaire relativement moins riche. Il semblerait que cela relève plutôt des identités individuelles et collectives. On touche alors les limites de cet outil. Cette première lecture rapide interroge fortement la relation entre l’individu et la société dans laquelle il évolue. La concentration de certaines recherches dans le temps et dans l’espace ne laisse pas indifférent. Tendons-nous vers les choses et sont-ce elles qui nous tendent vers elles ? Google Trend ne répond pas à cette question. Aussi, il nous offre une tendance ayant pour seul horizon le présent, imposant au lecteur d’en comprendre la structure et les lignes de fuites afin de prolonger le paysage qui se dessine jusqu’ici.

Image7S’il est manifestement d’une richesse encore difficile à évaluer, cet outil rappelle l’importance de l’analyse et de l’interprétation. Google Trend ne répond en effet que partiellement à une étape de la recherche : la recherche de faits associés à une réalité. La relation entre les deux, les questions posées, les réponses suggérées, tout cela exige une analyse qui conforte le chercheur dans sa position légitime d’interprète des faits et de leurs relations. Si, conformément à leur frilosité à l’égard de la technique, les chercheurs en sciences sociales faisaient l’économie d’une telle opportunité, le marketing et la communication conforteraient sereinement leur quasi-monopole de la mise en oeuvre de l’intelligence sociale contemporaine, limitant significativement de vastes domaines de la connaissance du Monde contemporain et les journalistes confirmeraient leur rôle de principaux médiateurs de la société avec elle-même !

Abstract

Google est aujourd’hui une des entreprises disposant de la plus grande quantité d’informations sur le Monde contemporain. Limitées à Internet et à ses pratiques, ces informations n’en sont pas moins étroitement en relation avec la société civile. Le contenu d’Internet est une pâle réduction de la diversité des enjeux, des préoccupations, des rêves ou des ...

Bibliography

Notes

Authors

Boris Beaude

Spécialisé dans la dimension spatiale d’Internet, Boris Beaude s’intéresse plus généralement à la dynamique des moyens que les sociétés mettent en œuvre pour gérer la distance. Il enseigne à l’Institut d’Études Politiques de Paris et termine une thèse sur l’accès aux ressources musicales par Internet.

Partnership

Serendipity.

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