« Comme à chaque fois, avant de me rendre dans les bâtiments, je commence par photographier les alentours. Cette fois-ci, comme je vais visiter le 50, je m’attarde sur ses façades et ses alentours. Un homme passe, l’allure d’un jeune, la trentaine, habillé en survêt. Il me regarde, et continue de marcher. Il se retourne plusieurs fois pour me regarder. Arrivé assez loin il m’interpelle :
- Vous prenez quoi en photo là ?!
- La rénovation. J’aimerais bien retracer l’histoire de tout ça.
- Vous êtes avec eux.
Il parle de toute l’équipe de la rénovation en général : aménageurs, bailleurs, entreprises.
- Je suis toute seule.
- Ah bon. Parce que j’habite ici moi !
- Ah tu [1] habites au 50 ! Parce que, si tu es motivé pour m’en parler…
Il me coupe la parole :
- Non ! J’en ai marre de leur parler !
- Ok, je comprends. Bon courage.
Il ne me répondra pas. »
(Extrait du récit de visite du 50 Arlequin, le 26 mars 2016)
Cet échange verbal entre chercheure et habitant, au pied du bâtiment en réhabilitation (figure 1), illustre le contexte d’un quartier préoccupé par les travaux de rénovation urbaine. Cet habitant, bien qu’il interpelle celle qui photographie son lieu de vie, refuse par la suite de discuter, déclarant en avoir « marre » de parler. Ce sentiment, partagé par d’autres habitants, posera une interrogation : comment respecter ce besoin de retrait tout en menant une enquête qui permette d’obtenir des données empiriques recevables sur l’expérience vécue de la rénovation urbaine ? Cet article propose de revenir sur une expérimentation méthodologique qui se déclenche lorsque la méthode d’enquête initialement prévue pour une recherche ne correspond pas au lieu de l’enquête et à ses spécificités.
Cette recherche se déroule dans le quartier de la Villeneuve de Grenoble. En plein cœur d’un vaste programme de rénovation urbaine, ce quartier se transforme étape par étape. Entre des opérations de démolitions et de réhabilitations, la ville de Grenoble tente de changer l’image de ce quartier et de l’intégrer au cœur de la métropole. Dans ce contexte de grande échelle qu’est la transformation urbaine, je [2] cherche à étudier un phénomène d’une échelle bien plus réduite : les processus d’habituation des habitants [3] aux ambiances de ce quartier. Cette recherche se délimite à deux montées d’immeuble du quartier de l’Arlequin à la Villeneuve de Grenoble : les montées des 40 et 50 Arlequin. Cet ensemble est choisi parce qu’il est le premier à être significativement impacté par les travaux de rénovation urbaine du quartier. Il sera le lieu de la première démolition de logements (avec la démolition d’une partie du 50 Arlequin, de 68 logements), ainsi que le lieu d’un long processus de réhabilitation urbaine en site habité, sur près de 250 logements (aux 40 et 50 Arlequin).
Dans ces deux montées en réhabilitation, je viens m’intéresser aux expériences quotidiennes de ces habitants qui se retrouvent là, déstabilisés par un ensemble de travaux modifiant, dans l’instant et pour l’avenir, leurs habitudes et pratiques quotidiennes. La notion d’habitude, qui reste équivoque (Romano 2011), peut être envisagée comme une « puissance facilitatrice » rendant les gestes plus sûrs et mieux adaptés à la situation, ou comme une « puissance maléfique » rendant les individus insensibles et les actions automatiques (Romano 2011, p. 188). L’habituation, qui serait le processus dynamique par lequel se constitue l’habitude, reste tout aussi équivoque. Elle peut s’entendre, notamment dans le domaine de la psychologie, comme une désensibilisation des individus (et se mesure en termes de diminution de la réponse à un stimulus), mais elle s’apparente aussi à un processus dynamique de constitution, ou de renouvellement, des habitudes, rendant possible l’adaptation de l’individu à son environnement (Bégout 2004). Synonyme d’une adaptation et d’une familiarisation [4] aux conditions de l’environnement, l’habituation est ce qui permettrait d’apprivoiser le monde par « une lente transformation alchimique d’une expérience originale en une vie ordinaire » (Bégout 2004, p. 188). L’ambiance, si elle est « probablement la chose du monde la plus facile à ressentir et la plus difficile à expliquer » (Augoyard 2007, p. 33), peut être envisagée comme « une globalité perceptive » du milieu physique et humain (Augoyard 1998, p. 21). L’habituation aux ambiances, en tenant compte de sa nature ambivalente, serait alors, d’un côté, une désensibilisation aux ambiances, rendant invisible certaines de ses caractéristiques et, d’un autre côté, la constitution ou le renouvellement d’habitudes dans les interactions avec les ambiances, améliorant l’adaptation. L’habituation aux ambiances, la familiarisation ou l’accommodement envers les ambiances et ses stimuli, affecte par la suite, et de manière cyclique, l’expérience et les perceptions mêmes de ces ambiances.
L’habituation étant liée à l’expérience, saisir l’expérience des ambiances est le premier pas vers la compréhension des processus d’habituation aux ambiances. Les méthodes d’enquête à déployer pour cette étude doivent alors permettre d’obtenir des données à la fois sur les ambiances du quartier et sur les expériences des habitants. Mais l’habituation étant liée au temps par sa dimension évolutive, les méthodes doivent également permettre de comparer l’évolution de l’expérience des habitants dans le temps, pour déceler de possibles processus d’habituation. Au départ de cette recherche, il me semble qu’une méthode particulière pourrait répondre à l’ensemble de ces critères : la méthode des itinéraires de Jean-Yves Petiteau (Petiteau et Pasquier 2001). Selon les travaux précédents d’un mémoire de master (Toussaint 2014), cette méthode proposant une sorte de roman-photo d’un récit de vie est un moyen d’accéder à l’expérience des ambiances. Le récit du lieu qu’elle fournit, en nous donnant accès au rapport vécu du lieu, nous donnerait accès à ses ambiances. Reproduire cette méthode à deux temporalités différentes permettrait de comparer l’évolution de l’expérience des ambiances par les habitants. Mais cette méthode, basée sur le récit de l’habitant, nécessite de sa part une implication conséquente. L’interrogation méthodologique que je propose de développer dans cet article porte précisément sur le moyen de récolter les données de cette expérience vécue des ambiances, et cela sans venir trop insister auprès d’habitants pour qu’ils nous livrent un récit de leur vie dans ce quartier. Cette réflexion envisage une démarche d’enquête qui reposerait moins sur la sollicitation des habitants, qu’on estime parfois trop à la disposition des enquêteurs, tout en considérant la volonté de certains de continuer à s’exprimer. La proposition méthodologique qui en découle sera une combinaison de plusieurs méthodes d’enquête et de restitution, dans lesquelles je sélectionne les éléments qui peuvent s’appliquer au terrain d’enquête tout en répondant aux besoins de la recherche. Ainsi, des entretiens avec les habitants et acteurs du quartier seront associés à une méthode de mise en récit des expériences de terrain et à une méthode de reconduction photographique, pour tenter de saisir les expériences et les ambiances d’un lieu, et d’étudier, par la suite, les processus d’habituation des habitants.
Après un détour par l’histoire du quartier et la construction initiale du projet de recherche, j’exposerai les méthodes déployées et très vite questionnées pour étudier l’habituation aux ambiances au sein de ce quartier en transformation. Partant d’une approche par les ambiances, nous verrons comment, au fil des découvertes et des remises en question, cette méthode d’enquête particulière se stabilise.
La Villeneuve de Grenoble, de l’utopie à la rénovation urbaine.
« Je suis arrivé à la Villeneuve en automne 1972. J’ai habité une tranche qui venait juste d’ouvrir. (…) C’était l’époque la plus enthousiasmante, il y avait vraiment une espèce d’euphorie. Il y avait de la place, tout était neuf, propre. Je dirais que c’était à peine né… »
« À l’époque, les gens étaient fiers de faire visiter le quartier. On emmenait les gens ici, il y avait un super point de vue, et il y avait des cartes postales de la Villeneuve (…) »
(Extrait de l’itinéraire de Jean-François Augoyard [5])
C’est dans les années 1970 que commence l’histoire de la Ville Neuve de Grenoble-Échirolles [6]. La municipalité dégage 330 hectares de Zone à Urbaniser en Priorité en 1960, pour créer un projet ambitieux et qui répond aux enjeux de la société de l’époque (Parent 2005). La fameuse agence de l’AUA [7] y conçoit un vaste projet urbain, avec ses utopies autant construites que sociales. L’équipe pluridisciplinaire [8] propose un projet comprenant de nombreux équipements, qui se greffent aux logements : écoles, centres de santé, garderies, commerces ainsi qu’un parc de vingt hectares (Parent 1977). Le bâtiment de l’Arlequin, le premier à être construit, est une immense barre d’immeuble de plus de 1800 logements, parcourant le quartier sur près de 1,5 kilomètre. Constitué de dix-huit « montées » d’immeubles rattachées entre elles, il donnera son nom au quartier de l’Arlequin, achevé en 1972. D’une hauteur de 5 à 15 étages, l’Arlequin est surélevé du sol par de hauts piliers, laissant se dessiner en dessous des galeries piétonnes, qui concentrent les accès aux logements et aux différents équipements. Les premiers habitants arrivent en mai 1972. Toutes les catégories sociales s’y retrouvent, attirées par la promesse d’une vie différente. La Villeneuve est louangée par les journalistes. Les habitants s’impliquent dans la vie du quartier, l’éducation y est différente, les gens s’invitent, les enfants jouent dehors, l’utopie tant rêvée prend vie.
Les premières critiques, portant sur la ségrégation sociale à l’intérieur même du quartier, surviennent dès les premières années, et au fil du temps, le quartier endosse une réputation de cité ghetto dangereuse. Les prémisses des transformations urbaines remontent aux années 1990, où la municipalité de l’époque dénonce un enclavement et une paupérisation du quartier, qui justifierait des démolitions (Gabriel, Cohen et Breynat 2016). Dans les années 2000, cette idée persiste avec la mise en avant d’une ségrégation physique du territoire : l’Arlequin ferait muraille dans la ville. C’est lorsque la ville définit un schéma directeur pour les quartiers sud [9] qu’elle envisage les démolitions des deux montées du 50 et 130 Arlequin, ainsi que celle d’équipements, comme une solution pour ouvrir la Villeneuve sur l’extérieur. Les transformations à venir se concrétisent en 2008 lorsque le quartier – dit sensible – est sélectionné par l’ANRU [10] comme quartier d’intervention prioritaire. Différents bureaux d’études se succèdent pour proposer un projet de rénovation, et si certaines propositions démontrent l’inutilité des démolitions, la démolition du 50 Arlequin ne semblera pas négociable. Habitants, collectifs et associations du quartier lutteront contre l’ensemble des démolitions annoncées par le projet. Leur mobilisation permettra d’éviter celle du 130 Arlequin. La première démolition sera celle du parking silo au pied du 50 Arlequin, réalisée en 2012, suivie de la reconstruction d’un nouveau parking silo au même emplacement. S’en suit la démolition, par grignotage, d’une partie du 50 Arlequin en 2013, réalisant une percée à travers le bâtiment continu de l’Arlequin, et séparant la partie restante du 50 Arlequin de la montée du 40 Arlequin. Cette démolition de 68 logements sociaux, dont les justifications sont parfois peu convaincantes [11], alimentera la forte opposition des collectifs et associations du quartier envers le projet de rénovation urbaine. C’est dans ce moment de luttes anti-démolition, partiellement prises en compte, que les habitants commencent à affirmer qu’ils ne sont pas écoutés. Suites à ces démolitions s’engage la réhabilitation en site habité des deux montées du 40 et du 50 Arlequin, en 2015, date où commence cette enquête, et pendant laquelle aura lieu la démolition de trois autres parkings silo au pied de l’Arlequin (courant 2018), ainsi que le réaménagement progressif des espaces publics [12].
La démolition du 50 Arlequin, les prémisses d’un projet de recherche.
Ayant été étudiante à l’Institut d’Urbanisme de Grenoble – situé juste en face de l’Arlequin –, je côtoie le quartier de la Villeneuve depuis 2010. J’y emménage en 2012, et le 50 Arlequin devient alors un lieu de traversée quotidienne. Mais courant 2013, à ma plus grande surprise, mon chemin habituel est barricadé. De grandes plaques de taules entourent la galerie au sol du 50 Arlequin, empêchant de passer en dessous. Pendant les mois qui suivent, tous les matins, je m’attarde devant le 50. Les ouvriers sur des échafaudages installés le long de la façade vident l’intérieur du bâtiment. Toutes sortes d’objets sont sortis par les fenêtres, pour être jetés en bas dans de grandes bennes. Puis un jour, ils ont retiré les fenêtres, une à une. Puis quelques mois plus tard, ils ont commencé à grignoter le haut du bâtiment. Cette partie démolie du 50 Arlequin (figure 2) était reliée au 40 Arlequin, qu’on aperçoit à droite de la photographie. Quand la démolition fut bien avancée, on pouvait voir la trace des anciens appartements contre les murs restants du 50 Arlequin. Des peintures aux couleurs différentes, des formes qui se répètent : le grand bâtiment de l’Arlequin est tranché, comme une maison de poupée qu’on vient d’ouvrir en deux, nous rappelant la vie qu’il s’y déroulait il y a peu.
À la fin de mes études, je quitte Grenoble et la Villeneuve pendant presque un an. Cette année est le moment de la recherche d’un sujet de thèse. Quand en 2015 je reviens sur les lieux pour m’entretenir avec mes futurs directeurs, je retourne à la Villeneuve, où je constate que les travaux continuent. Le trou laissé par le 50 apparaît maintenant comme une déchirure. Les deux parties attenantes apparaissent à vif. Ces deux parties, le 40 Arlequin et le reste du 50 Arlequin, sont maintenant elles aussi concernées : un chantier de réhabilitation de 250 logements commence. Après le choc de la démolition, les chamboulements du quotidien continuent pour les habitants, qui ont déjà subi les démolitions et leurs nuisances pendant plusieurs années [13].
En voyant ce qui se déroule à la Villeneuve, la constitution du projet de thèse se précise : je chercherais à comprendre les processus d’habituation aux ambiances des habitants des 40 et 50 Arlequin. Ce projet, pour lequel j’obtiens un financement de la Structure Fédérative de Recherche « Territoires en Réseaux », développant un axe de recherche autour de la qualité de vie, démarre au Cresson [14] en octobre 2015. Dans ce quartier en pleine rénovation urbaine, je décide de mener l’enquête sur trois ans, pour comprendre la vie quotidienne de ceux qui habitent le chantier. Comment se déroulent les processus d’habituation aux ambiances, comment se font et se défont les habitudes dans un environnement changeant ? L’objectif est de comprendre comment est appréhendée et vécue la transformation des lieux, mais aussi de tenter de traduire le vécu d’une ambiance, et de pouvoir le partager à un autre qui ne pratique pas les lieux. Ces questions sont abordées par une approche par les ambiances, une approche sensible et qualitative, qui guidera les modes d’attention et les choix de méthodes.
Les méthodes d’enquête déployées.
Pour saisir l’expérience quotidienne des habitants de ces deux montées en réhabilitation, ainsi que la transformation des lieux et de ses ambiances, je choisis dès le départ d’associer deux méthodes. La méthode des itinéraires de Jean-Yves Petiteau [15] et une méthode d’observation et de reconduction [16] photographique.
La méthode des itinéraires est utilisée pour saisir l’expérience quotidienne des habitants. Cette méthode consiste à fabriquer une sorte de roman-photo, appelé itinéraire, qui raconte le vécu sensible d’un territoire à travers la parole d’un habitant. Cette méthode commence par un ou plusieurs entretiens avec la personne enquêtée. Ces rencontres servent à préparer les termes et conditions de l’échange, et à établir un premier contact entre la personne enquêtée, le chercheur et le photographe. Quand la personne est prête, elle emmène et guide le chercheur sur son territoire. Ils sont suivis du photographe qui, discret, capte les situations, les regards et les scènes. La parole est enregistrée et retranscrite, pour être ensuite associée aux photographies, et pour finalement constituer le roman-photo appelé itinéraire. Même si les bruits qui courent dans le quartier laissent entendre que les habitants ne veulent plus parler, en raison de leur sensation de ne pas être écoutés, les habitants de la Villeneuve peuvent être très accueillants, et je pars avec la certitude que cette méthode marchera, puisqu’elle leur garantit une écoute attentive, et une restitution honnête de leur discours. Je pars enthousiaste, puisque la forme accessible du roman-photo permet également de partager un récit de qualité de l’expérience vécue des habitants à un plus large public. Inspirée de La Vie mode d’emploi de Georges Perec, il me sera possible, avec ces itinéraires, de rendre compte de ces différentes vies qui se déroulent et s’entremêlent dans ces deux montées d’immeuble, et de faire entendre leurs discours. Cette méthode, reconduite en début et en fin de travaux avec les mêmes habitants, permettra d’observer les changements notables dans les discours et pratiques habitantes, révélant ainsi de potentielles habituations aux ambiances.
Une méthode d’observation et de reconduction photographique est utilisée parallèlement pour saisir la transformation des lieux. Cette méthode s’inspire des travaux du photographe Camilo José Vergara [17]. Je commence un suivi photographique des deux montées des 40 et 50 Arlequin et de leurs alentours, en définissant des points de vue à venir photographier régulièrement dans le temps (figure 3). Ces prises de vue à reconduire sont généralement des vues d’ensemble. À cette reconduction s’ajoute un travail de photographie des signes et des traces de la rénovation urbaine, des prises de vues souvent plus rapprochées, ayant pour objectif de montrer ce qu’est la réhabilitation, ce qu’elle fait, change ou perturbe. Elles témoignent par exemple de la proximité des travaux et de l’habitat (tractopelles en pied d’immeuble, grues devant les façades), des désagréments du quotidien (poussière, matériel de travaux dans les couloirs), de la condition du piéton pendant ses cheminements dans l’espace public (plaques de taules, grillages, passages bloqués, déviations).
Une entrée dans le quartier à un moment de tension.
Pendant les premiers mois de cette recherche, et tout en commençant le suivi photographique, je commence par réaliser des entretiens avec les nombreux acteurs du territoire. L’idée est double. Premièrement, pour aborder le territoire par la diversité des perspectives, toujours inspirée du travail de Jean-Yves Petiteau qui, bien qu’il mette en avant l’importance de la parole habitante, prenait soin d’y apporter la perspective des professionnels et des passants [18]. Et deuxièmement, pour obtenir des contacts avec les habitants de ces deux montées de 250 logements, par le biais des connaissances de ces différents acteurs. Je vais rencontrer des associations de quartier (régie de quartier, centre social) ou d’habitants (association des habitants du 30-40 Arlequin), les bailleurs sociaux et d’autres acteurs significatifs du quartier, comme les Ateliers Populaires d’Urbanisme, le journal participatif Le Crieur de la Villeneuve ou encore des commerçants. Je suis toujours bien accueillie, et les rencontres permettent d’en apprendre un peu plus sur le quartier, mais aussi sur la position et le vécu des habitants, sur la diversité des opinions ; elles permettent surtout de saisir l’importante tension qui règne à ce moment-là dans le quartier : c’est un ras-le-bol général, et tout particulièrement pour les habitants des 40 et 50 Arlequin.
Les bailleurs m’expliquent qu’ils ont anticipé le caractère délicat de ces travaux en site habité, en ne renouvelant pas les baux de location, et en offrant des possibilités aux habitants de déménager. Certains sont partis et beaucoup sont restés par choix. Mais un habitant me confiera avoir demandé le déménagement sans qu’il y ait de suite à sa demande [19]. Ainsi, au moment de l’enquête, seulement la moitié des 250 logements est habité. Les projets de réhabilitation des deux montées sont quasiment identiques, bien que complètement indépendants. Chaque montée a son bailleur social, une entreprise générale en charge des travaux, et un cabinet d’architectes différents. Les travaux consistent à réaliser une remise à neuf des appartements et des parties communes (les logements habités seront toutefois moins rénovés que les logements inoccupés), des travaux de façade pour amener les bâtiments aux normes BBC (Bâtiment Basse Consommation), des créations d’ascenseurs et d’escaliers supplémentaires par percée à l’intérieur des bâtiments, ainsi qu’une fermeture des entrées avec digicode et une séparation des bâtiments en plusieurs morceaux indépendants. Il faut savoir que certaines entrées de l’Arlequin sont ouvertes, laissant les passants s’aventurer dans l’immeuble, et que les montées sont communicantes, c’est-à-dire qu’un couloir du 40 Arlequin peut communiquer avec le couloir du 30 Arlequin. Les habitants peuvent ainsi passer d’une montée à une autre, sans repasser par le sol ou par les entrées principales. Cette intervention sécuritaire vise à résidentialiser le bâtiment de l’Arlequin, à mettre fin à ces communications, et à rendre chaque montée complètement indépendante. Cette coupure de la continuité est une autre raison de la mobilisation de certains habitants. Les relations de voisinage se faisant par couloir, et non pas par montée, cette continuité est appréciée et ils se sont opposés à la fermeture. Cependant, d’autres habitants se rallient à l’argument des bailleurs : la continuité est la cause principale de la dégradation et de la difficulté de gestion des lieux, ils sont donc satisfaits de la fermeture des montées et l’attendent avec impatience (comme me le dira une habitante d’une autre montée de l’Arlequin, avec qui j’échange brièvement lorsque l’on se retrouve à contempler l’avancement des travaux côte à côte).
Mais si ces grandes transformations sont celles qui suscitent le plus l’attention et les débats, c’est plutôt l’accumulation des différentes intrusions dans leur vie quotidienne et le grand nombre de sollicitations qui sont à l’origine de la plus grande source de gêne et de mécontentement des habitants. Cette réhabilitation en site habité implique que les habitants soient plongés dans des travaux omniprésents, dans les couloirs, dans les ascenseurs, au pied de l’immeuble, dans les entrées, aux fenêtres, et surtout, dans les logements. Les coups de téléphone et les coups de sonnette s’enchaînent, on leur dit qu’on passera chez eux à telle heure, aujourd’hui, demain, et le 36 du mois. Ils doivent s’organiser pour être présents pendant les travaux (s’ils ne sont pas là, ils doivent trouver quelqu’un pour les remplacer, ou prêter leur clé au responsable de la relation-résident, en charge de faire le lien entre les travaux et les habitants) et doivent préparer l’intervention des ouvriers en déplaçant et protégeant leurs meubles, rideaux, etc. L’une des opérations les plus marquantes pour les habitants du 40 Arlequin sera le remplacement des façades. La façade de chaque appartement a été littéralement retirée, pour être remplacée par une autre, plus isolante.
La découverte d’une habituation aux enquêtes interroge nos méthodes.
Tout en continuant les entretiens avec les acteurs du territoire, je pars à la rencontre des habitants. Je les rencontre dans la rue, je participe à diverses activités du quartier (petit déjeuner du centre social, réunion de concertation pour la deuxième phase du projet de rénovation urbaine, réunion publique, etc.) et je mène des entretiens avec les quelques habitants qui l’acceptent. Les entretiens, et certaines rencontres, se rapprochent du récit de vie (Bertaux 2005), puisqu’ils donnent des témoignages de leur expérience vécue. Lors de ces rencontres, les habitants discutent volontiers, mais personne ne souhaite se lancer dans la réalisation d’itinéraire. J’hésite à faire du porte-à-porte afin de solliciter chaque habitant des 40 et 50 Arlequin pour un itinéraire, mais cela serait une intrusion de plus dans leur intimité, et les rencontres ne font que confirmer la nécessité de les laisser tranquilles en ce moment.
Extrait d’entretien avec la présidente de l’association des habitants des 30 et 40 Arlequin (habitante du 30 Arlequin) :
« Je pense que tu te ferais recevoir euh, très mal. (…) Parce que les gens ils saturent. Complètement. (…) Non. Il ne faut pas y aller comme ça. (…) Il faut te dire qu’on est sur un terrain de gens en souffrance. Et que les gens, déjà nous là, les relais de coursives, on a du mal à recueillir leur point de vue parce qu’ils ont l’impression que ce qu’ils disent ça ne sert à rien. »
Extrait d’entretien avec la médiatrice sociale de la régie de quartier :
« Nous on est toujours méfiants par rapport à l’image. Depuis le documentaire sur la Villeneuve [20], le fameux reportage, qui a fracassé des gens. Parce qu’il y a eu des choses qui ont été complètement détournées dans ce reportage. Il y a eu des personnes qui se sont investies là-dedans, vraiment ça leur a fait beaucoup de mal, on en a une qui était en dépression. Du coup on est très prudents. »
Une grande méfiance s’est installée envers les enquêteurs, et les habitants s’en protègent personnellement et collectivement. Si l’enquêteur peut inspirer de la méfiance, il peut être aussi celui à qui « on parle pour rien ». Ma posture, l’enregistreur et l’appareil photo, apparaissent comme signes extérieurs d’enquêteur et je suis rapidement identifiée. Cette réaction des habitants me fait prendre du recul. Je laisse tomber la nécessité de tout enregistrer, et pour pallier le vide de la retranscription, je choisis de mettre en récit les diverses rencontres et observations, pour les constituer en corpus d’étude.
Extrait du récit de la rencontre avec la propriétaire d’un magasin :
« Elle me dit, un peu sévère, « ah oui, et ça va servir à quoi de faire ça ? ». Je lui explique que c’est un témoignage, qu’il n’y a pas de résultats concrets à attendre pour l’instant, que ça doit être discuté avec les habitants qui participeront. (…) Notre dialogue commence à s’apaiser. Elle me dit que ça ne va pas être facile ce que je veux faire. Elle me prévient qu’il y a des chances que je me fasse agresser si je vais toquer aux portes déranger les habitants. Elle se rattrape et précise qu’elle ne parle pas d’agression physique, que les gens ne sont pas comme ça, mais que verbalement, ça pourrait être difficile à gérer. (…) Je pensais comprendre depuis le début qu’elle ne voulait pas me parler, et encore moins me voir ou me revoir dans son magasin. Mais vers la fin de la conversation, elle me dira que si je veux repasser, c’est fermé tel et tel jour, mais que le vendredi après-midi, c’est le moment le plus calme. »
Dès mon arrivée, cette dame me prend pour la remplaçante de la « relation-habitant » du bailleur social (la personne en charge du lien entre les habitants et le bailleur). Une fois la discussion engagée, il est clair que les habitants ne sont pas fermés au dialogue, mais fatigués et méfiants. Fatigués des travaux, de parler dans le vide, et méfiants de ce qu’on va leur demander, de ce qu’on va faire de leur parole. En effet, sans compter les enquêteurs qui ont défilé pour diverses études menées dans le quartier, une nouvelle étape de concertation et de co-construction est en cours de lancement pour la deuxième phase du projet de rénovation, pendant que les habitants continuent de ne pas se sentir pris en considération.
Extrait du récit de la rencontre avec le directeur du PIMM’S [21] :
« Je lui montre l’extrait d’un itinéraire de Jean-Yves Petiteau, pour qu’il puisse voir ce que j’aimerais faire avec les habitants. Il fait une petite mimique. Je lui dis que « je sais, c’est délicat, la photo, le texte… ». Il me répond que « oui, ça ne sera pas facile ». Il me raconte une anecdote où il a eu des problèmes à cause d’une photo prise ici. C’est un photographe qui avait pris une photo pour un article, dans un truc de la mairie, et sur sa photo, il y avait quelqu’un de dos, voire de trois quarts. « Eh bien », me dit-il, « cette personne s’est reconnue et a fait scandale. Elle voulait porter plainte et les amener en justice ». Elle s’en est prise d’abord au directeur d’ici qui a mis du temps à lui faire comprendre qu’il fallait s’adresser au photographe ou à la mairie, que lui, n’y était pour rien. « Alors bon » me dit-il, « les photos c’est délicat ». »
La réalisation d’itinéraire s’avère également délicate en raison des problèmes que pose la photographie. Cependant, je continue le suivi photographique du quartier, en respectant toutefois les passants et en évitant de les photographier. L’appareil photo en main, je continue à montrer que j’enquête, ce qui me vaudra quelques échanges. Une posture que j’assume, puisque la gêne qu’elle peut procurer aux habitants reste modérée, parce qu’elle peut interpeller et provoquer des rencontres, mais aussi, parce que l’appareil photo ne bride pas la parole de ceux que l’enregistreur pourrait rendre réticents.
Les habitants, à travers leur façon de gérer l’interaction ou le contact avec l’enquêteur, montrent les signes d’une habituation à l’enquête. Et « grâce à cette aptitude à retenir le passé, à le combiner au présent pour prescrire l’avenir » qu’est l’habitude (Bégout 2004, p. 190), ils peuvent plus ou moins trouver un accommodement avec le « vaste monde » (Bégout 2004, p. 188) qui les sollicite.
La stabilisation d’une méthode supplémentaire : la mise en récit des visites de terrain par le chercheur.
Le besoin de retrait des habitants acte la fin des itinéraires, et m’incite à enquêter par l’extériorité. Au cours de cette enquête, j’ai commencé à mettre en récit les expériences de terrain (vécus, observations, interactions), et cette démarche se stabilisera progressivement comme une méthode d’enquête supplémentaire. La méthode de suivi photographique devient progressivement une marche à la première personne [22] (Thibaud 2010), une exploration des ambiances par la marche avec une description écrite des expériences vécues qui, en s’associant à la prise photographique, vient remplacer la méthode des itinéraires, et permet de saisir et rendre compte de l’expérience des ambiances. Je pars ainsi arpenter les lieux, munie d’un appareil photo, sans carnet ni enregistreur, en suivant mon propre itinéraire. Les lieux à observer sont vastes, je prends une demi-journée par lieu observé. Ces visites sont espacées, au minimum d’une semaine, pour expérimenter pleinement et ne pas surcharger la mémoire et les ressentis, puisqu’il faudra ensuite tout écrire. Je photographie les vues définies pour le travail de reconduction, ainsi que tout mon parcours, tout ce qui attire mon regard, et tout ce qui me semble pertinent pour « montrer » la vie quotidienne de ces lieux, des écritures sur les murs à la configuration des espaces. Au fil du temps, les lieux de la rénovation s’étendent, et le cadre des visites s’élargit. Des après-midis sont dédiées à d’autres espaces en travaux, aux abords des 40 et 50 Arlequin – notamment pour la démolition de deux parkings silos, et le réaménagement des espaces publics.
Je fais le choix de ne pas prendre de notes en situation pour ne pas avoir de contraintes qui pourraient entrecouper la continuité de mon expérience. Les arrêts pendant la marche doivent être dus à l’expérience (interrogations, rencontres, pauses) et non liés à la nécessité de noter. L’expérience est vécue dans sa globalité avant d’être racontée. Les interactions avec les habitants seront notées sur papier immédiatement après la visite, avant que la mémoire ne s’altère. La photographie, permettant de garder en mémoire la matérialité des lieux, deviendra rapidement un outil d’aide-mémoire, permettant notamment de resituer des événements dans le temps. Certaines photos sont prises uniquement pour me rappeler un ressenti, une pensée, qui me reviendra à l’esprit en la visualisant lors de l’écriture. Le souvenir de l’expérience est ainsi conservé, à travers la mémoire et les photographies. Dans les jours suivant les visites, l’écriture se fait à partir de mes souvenirs, en rejouant imaginairement la visite pour la décrire et la raconter. Les photographies, visualisées progressivement au cours de l’écriture, permettent de réactiver le vécu des lieux, et garantissent le suivi d’un ordre chronologique des événements. Parfois, avec le recul et le temps d’observer une image fixe, des détails manqués sur place s’ajoutent aux récits. J’irai ainsi revisiter les 40 et 50 Arlequin et les espaces aux alentours, à plusieurs mois d’intervalle, pour les photographier et en raconter l’expérience. Ce travail d’écriture s’inspire des tentatives de description urbaine de Georges Perec, en se libérant de deux contraintes, dont les impossibilités sont pointées par Nicolas Tixier et Jean-Paul Thibaud (1998) : celle d’un compte-rendu exhaustif, puisqu’il y a nécessairement un travail de sélection dans toute description (comme dans tout cadrage photographique), et celle d’une observation distanciée purement factuelle (puisque l’observateur est engagé dans le rapport aux lieux).
L’image photographique « ne dit rien », « elle montre (et dissimule) mais elle ne « dit » pas » (Laplantine 2007, p. 51). Dans cette démarche, la photographie est utilisée pour montrer l’état et la transformation des lieux, et pour garder en mémoire une matérialité. C’est en leur associant (ou en les contredisant avec) la description des expériences (qu’elles soient vécues et décrites par le chercheur ou racontées par les habitants) qu’il est possible de donner un aperçu du vécu et du quotidien au sein de la matérialité de la réhabilitation du 40 et 50 Arlequin. La photographie n’est qu’un fragment du monde saisi à un moment donné (Laplantine 2007, p. 49). L’écriture permet de la contextualiser et de lui restituer ce hors-champ qui se cache derrière la sélection du cadrage. Mais si la photographie est associée au récit de l’expérience des lieux, cette expérience de l’observateur doit aussi être associée à l’autre perspective de l’expérience des habitants et des acteurs du quartier.
« À la quatrième coursive, je m’attends à trouver la même chose que dans toutes les autres, puisque jusqu’ici, rien ne change. Et là, j’aperçois, tout au bout de la coursive, une porte en métal. Je m’en approche, dans le seul but de la photographier, et de la regarder de plus près, puisque, de toute façon, elle sera fermée, ou scellée, comme toutes les autres. En marchant, je me dis que c’est peut-être un ancien passage, pour se rendre à la montée d’à côté, au 60. Au cas où, je tire sur la porte. Elle s’ouvre. Face à moi, deux mètres après, une autre porte, la même. Celle-ci est ouverte, et je vois qu’elle donne sur un long couloir. J’avance, et je n’y crois pas. Je suis au 60. J’ai réussi ! Pour quelqu’un qui vit ici, ce n’est rien, tout est normal. Je cache ma joie, mais moi je le vis comme une petite victoire. C’est comme une aventure. Je passe d’un immeuble à un autre. Et ça, seulement après avoir parcouru la quatrième coursive. Je n’y croyais plus. C’est comme découvrir un passage secret quand on est enfant. Je vis enfin la Villeneuve. Ce dont on m’avait tant parlé, durant toutes ces années, les fameux couloirs interminables, où on peut parcourir l’ensemble de l’Arlequin. J’y vais. J’avance. Et non seulement ça me donne la sensation que c’est gigantesque, mais en plus, les couloirs se divisent. Ce sont des espaces qui nous dépassent. Je perds mes repères. En avançant tout droit, je retrouverai un autre escalier, un autre ascenseur, et d’autres boîtes aux lettres. Mais aussi, d’autres portes battantes donnant sur d’autres coursives. J’ai l’impression d’arriver dans un autre immeuble. Un autre endroit. Alors que, concrètement, c’est le même. C’est l’Arlequin. »
(Extrait du récit de visite du 50 Arlequin, le 26 mars 2016)
Ce récit partage au lecteur une des expériences qu’il est possible de vivre à l’Arlequin : le passage d’une montée à une autre. Ce passage peut être vécu comme un moment d’aventure procurant de l’excitation à celui qui le découvre pour la (ou les) première fois. « Sans l’habitude, c’est-à-dire la quotidienneté, l’expérience du monde se déroulerait dans une atmosphère ambiguë de découvertes et d’agressions, d’attirance et de répulsion. Comme au premier jour, tout serait incertain, et par cela même excitant et inquiétant » (Bégout 2004, p. 188). Avec l’habitude, si le passage finit par faire partie de la vie quotidienne pour les habitants, ce quotidien n’a pourtant pas la même signification pour chacun d’entre eux. Selon les différentes expériences des habitants, ce passage peut être vécu comme une opportunité de déplacement, une relation de voisinage, ou comme une source de nuisances [23]. Ainsi pour certains, l’expérience du passage, même faisant partie du quotidien, peut rester ambiguë, puisqu’elle est source d’intrusion, de gêne sonore ou de dégradation, et d’augmentation des charges locataires. L’expérience excitante du récit de visite, quant à elle, rend compte des spécificités de l’Arlequin. C’est un bâtiment qui, par sa complexité, intrigue et stimule les sens. Une complexité parfois labyrinthique qui peut ralentir la familiarisation avec les lieux. En ralentissant la familiarisation avec les lieux, cette complexité peut rendre la vie quotidienne plus excitante ou plus inquiétante, selon la manière dont elle est appréhendée. Au sujet de cette interrogation sur la complexité des lieux, qui peut apparaître excitante, devenir familière ou procurer des nuisances, je fais l’hypothèse que la résidentialisation, par la simplification de l’organisation de l’espace qu’elle instaure, procure une habituation plus rapide des habitants. Mais c’est à considérer avec une autre hypothèse dans ce travail, qui serait que le vécu, positif ou négatif, des expériences influencerait la temporalité d’un processus d’habituation. En effet, si la diversité des expériences de ce passage peut déjà laisser présager différents niveaux d’habituations, certains habitants étant plus accommodés que d’autres au passage, une fois que la fermeture des passages sera effective, il est possible que le processus d’habituation des habitants à cette fermeture se fasse à des rythmes différents, potentiellement plus faciles et rapides pour les uns (ravis de la fermeture) que pour les autres (pour qui le passage était apprécié et d’un usage quotidien).
L’enquête sensible pour appréhender le quotidien de la rénovation.
Cette entrée par les ambiances m’a permis d’aborder ce quartier de manière sensible, en considérant le caractère affectif et subjectif de l’expérience. L’enquête, qui tient compte du sensible, amène aussi à « faire avec », en considérant le rapport vécu des habitants avec les lieux. Faire preuve d’empathie (qui ne se limite pas au fait de ressentir ce que l’autre éprouve) permet de renoncer au désir de contrôler nos semblables (Tisseron 2010). Moins en attendre des habitants sera ma manière de respecter leur besoin de retrait dans ce moment de forte sollicitation, et tenir compte de ce qu’ils vivent me mènera à des ouvertures méthodologiques. Ce quartier particulier nous fait s’adapter à lui, et permet des découvertes en y étant attentif. Mais travailler avec le sensible se fait aussi dans la manière de vivre le terrain, c’est se savoir vulnérable et atteignable, ce qui permet notamment de saisir l’expérience des ambiances par le biais de nos propres ressentis. Reconnaître la pertinence de l’expérience sensible, affective et esthétique (Laplantine 2005), bien qu’elle échappe à la généralisation, me pousse à continuer cette démarche.
La mise en récit des rencontres est un moyen d’ajouter des commentaires, des hésitations et des sensations aux échanges verbaux, d’y ajouter ce qui se passe en dehors des mots dans un dialogue. Les récits de visites sont un moyen de parler de l’expérience sensible des lieux, sans nécessiter une entière participation des habitants. Les méthodes d’enquête déployées dans ce quartier, mais aussi le travail actuel de concertation, nécessitent un effort de la part des participants, reléguant le rôle du chercheur ou du professionnel à une sorte de capteur-traducteur-transmetteur de la parole d’un autre, une parole qui semble être la seule pertinente pour présenter des résultats justifiés. Face à ce terrain particulier, tenter d’engager le corps du chercheur en menant l’enquête et en se laissant atteindre permet de sortir de ses propres habitudes en questionnant la nécessité de se baser uniquement sur la parole des habitants, parfois trop considérés comme experts à notre disposition. Finalement, cette question de l’habituation des habitants peut s’étendre à l’habituation du chercheur, ou du professionnel, à son terrain d’étude et à ceux qui l’habitent. Il semblerait que les méthodes déployées de manière parfois trop habituelle soient ici questionnées. Les membres de l’équipe d’architectes-urbanistes en charge du second volet de la rénovation urbaine ont eux aussi, au contact de la Villeneuve et de ses habitants, repensé leurs manières de travailler et leurs manières d’envisager le projet et la concertation.
Ces questionnements portant sur la manière de mener l’enquête amènent une piste de réponse à la problématique principale de cette recherche sur l’habituation aux ambiances de la rénovation – la piste étant que l’enquête en elle-même joue un rôle dans les processus d’habituation. Un parallèle s’envisage, en effet, entre la notion d’habituation et la notion d’enquête de sens commun proposée par John Dewey. L’enquête est définie par Dewey comme « la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey 1993, p. 169). Cette proposition de l’enquête convertissant une situation indéterminée en un tout unifié n’est pas, pour lui, réservée au domaine de la science, c’est un processus de production de connaissances qui se déroule également dans la vie ordinaire : ce qu’il appelle l’enquête de sens commun. L’enquête est motivée par le besoin de rétablir un équilibre entre l’organisme et l’environnement, nécessitant que l’organisme modifie ce même environnement et se modifie lui-même pour stabiliser la situation indéterminée – en la transformant en une situation déterminée. Nous pouvons donc dire que dans la vie ordinaire, les personnes mettent constamment en place une enquête pour stabiliser les situations qui instaurent un trouble dans leur quotidien. De la même manière, lors d’un processus d’habituation, les événements rencontrés qui sortent de l’ordinaire nécessitent une régularisation pour retrouver le confort rassurant des habitudes et de la quotidienneté. Les habitants eux aussi mènent l’enquête et s’habituent aux changements du quartier. À force d’être exposés régulièrement à la présence d’enquêteurs, ils assemblent les preuves et savent différencier l’enquêteur du simple visiteur, tout comme ils adaptent leurs manières de s’adresser aux différents professionnels qu’ils rencontrent régulièrement. L’habituation se fait au fil des événements, et les comportements à déployer face à une situation sont constitués et consolidés. Ainsi, le rejet de l’enquêteur est une réponse découlant d’une habitude permettant de se préserver. Avec la production de connaissances par l’enquête de sens commun, ils modifient la situation et leurs manières d’être, permettant ainsi de retrouver une certaine stabilité. Et, de la même manière, ce processus se passe chez le chercheur. Face aux gênes que j’ai pu rencontrer, comme notamment celle de ne pas réussir à réaliser d’itinéraire, s’est déclenché chez moi une enquête sur comment mener l’enquête. Le déroulement des événements et mes réactions face à ceux-ci m’ont permis de trouver progressivement des réponses aux interrogations et aux doutes, en vue de m’adapter à la situation. J’ai, moi aussi, eu un processus d’habituation aux ambiances de ce terrain et, avec les évolutions de l’enquête, j’ai testé une méthode qui pourrait convenir à la fois à la recherche et aux lieux.