Tout est relatif.
Des origines du scepticisme affirmant que la vérité est relative aux individus à la philosophie contemporaine affirmant l’impossibilité d’une connaissance absolue, des principes et des causes premières, le relativisme a accompagné l’histoire de la connaissance en insistant sur la « variabilité sans fin des choses » (Desbons 2003, p. 858), soumises seulement aux règles de la subjectivité. Pour les sciences sociales, le relativisme insiste sur la différence des cultures et des valeurs de société. Il combat ainsi la tendance à juger des autres systèmes sociaux en vertu du nôtre. En prônant la tolérance, il récuse l’idée qu’il puisse y avoir des valeurs universelles, récusation que la doctrine culturaliste a poussé au paroxysme.
En insistant sur l’infinie variabilité des choses, le relativisme nous protège de toute forme d’autorité et encourage la remise en cause permanente de ce qui est stable à un moment et un endroit donnés. Ce qu’untel dit de A ne vaut pas nécessairement pour B, ce qu’untel dit de A aujourd’hui ne vaudra pas nécessairement pour A demain, ce qu’untel dit de A ici ne vaudrait pas nécessairement pour A là-bas. Le relativisme fait de l’étude des conditions d’énonciation de tout discours le préalable nécessaire à l’étude du discours en lui-même. L’étude de ces conditions d’énonciation ne va pas sans s’interroger sur les relations qu’entretient ce discours avec le sujet qui le prononce, l’état du savoir auquel il fait référence, le pouvoir qui est prêté à ce discours. Toute vérité est située : les valeurs mobilisées sont contextuelles et obéissent à un « régime de vérité » (Foucault 1976).
La pensée relative se retrouve également dans le relativisme linguistique qui suggère qu’à chaque langage correspond un monde, qu’il en construit l’architecture et les confins ; « Que le monde soit mon monde apparaît dans le fait que les frontières du langage […] indiquent les frontières de mon monde » (Wittgenstein 2001, p. 24).
Loin de la radicalité du « relativisme subjectiviste » qui nous empêche de penser la notion même de société, certains penseurs adoptent une position épistémologique relevant du relativisme en insistant non plus sur l’impossibilité de penser la société, mais sur la variété des points de vue légitimes. Comment ne pas être d’accord avec cette posture lors d’un séminaire dont le principe dialectique est celui de la contradiction ?
Le relativisme nous préserve du danger bien connu de l’ethnocentrisme — la tendance, plus ou moins consciente, à privilégier les valeurs et les formes culturelles du groupe ethnique auquel on appartient. En s’opposant à l’universalisme quand celui-ci rime avec ethnocentrisme, européocentrisme ou autre occidentalisme, le relativisme nous ouvre les portes de la diversité du Monde.
Différences / correspondances.
Le relativisme rend intelligible cette diversité, et il la consacre. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause cette faculté d’intelligibilité de la diversité du Monde, mais de s’interroger sur ses limites. Il ne s’agit pas non plus de remettre en cause la reconnaissance de la variété des points de vue légitimes sur n’importe quel phénomène social, pas plus que de remettre en cause les relations et rétroactions que la multiplicité de ces points de vue entretiennent. Il s’agit d’envisager une posture épistémologique qui recherche les convergences plutôt que les divergences. La relativité des choses et des discours a accompagné l’histoire de la connaissance. De même, certains objets sont depuis longtemps pensés dans leur universalité : le Monde, la Nature, l’humanité. D’autres objets sont pensés comme ayant une visée universelle : les droits de l’Homme, l’égalité homme-femme, la protection de la Nature. Ces objets ultimes ne se laissent pas appréhender autrement que dans leur intégralité. Ce qu’il y a d’universel dans la pensée de ces objets ne rend pas actuelle une universalité qui serait latente. Cependant, il la rend plausible, pensable en puissance et par ses virtualités.
Les différentes langues sont autant de manières de désigner le Monde, les cartes du Monde en sont autant d’images différentes, les œuvres d’art tentent de le saisir par tous les langages possibles. S’il prend une forme différente à chaque fois, c’est bien du même Monde qu’il s’agit, et c’est ce Monde-là qui ne se laisse pas facilement apprivoiser par le relativisme. Dans une forme radicale, ce relativisme nous pousse à appréhender le Monde davantage par ses parties que dans sa totalité. En effet, la doctrine culturaliste radicale nous pousse à utiliser le particulier pour penser un éventuel général, ce qui revient à regrouper des objets par montées successives en généralité dans des ensembles les plus vastes possibles. Cette montée en généralité suppose de penser le Monde de l’échelle locale à l’échelle mondiale par regroupements successifs, et donc par soustractions successives de ce qui différencie les divers groupes humains. Le risque est que, par ces soustractions successives, la conclusion qui s’impose est que la seule chose qui est partagée par tous les humains est biologique : l’unité génétique de l’humanité.
Comment cela pourrait-il aider à penser les problèmes sociétaux qui ont vu le jour à l’échelle mondiale ? Le vertige du relativisme, c’est lorsque celui-ci agit comme une œillère à la pensée du monde comme un tout, lorsqu’il rend impensable, et donc impossible, toute action à une échelle autre que celle des groupes humains déjà identifiés. Il ne nous offre parfois pas les outils adéquats pour penser le Monde, car il est fondé sur la reconnaissance des différences, et non sur celle des correspondances.
Universalité tâtonnante.
De plus en plus, l’universalité existe en actes, même si elle n’a pas nécessairement été voulue ou pensée comme telle au départ. Spécialiste de l’internationalisation du droit et professeure au Collège De France, Mireille Delmas-Marty montre dans son cours, intitulé « Vers une communauté de valeurs ? » (Delmas-Marty 2007-2008), comment le droit peut engendrer des valeurs qui n’avaient pas été pensées comme telles au départ. Elle montre que, depuis le milieu du 20e siècle, le droit international a renoncé à la référence aux « nations civilisées », ce qui signifie, par contraposition, la reconnaissance qu’il n’existe plus de « barbares ». La disparition des barbares ne signifie pas la disparition de la barbarie, mais cela suppose que les nations civilisées, elles aussi, peuvent commettre des actes de barbarie. Pour traiter ce problème, le droit international a inventé le concept de « crime contre l’humanité ». Cette notion, qui vaut pour tous les humains, ex-barbares compris, reconnaît par corollaire l’existence d’une catégorie juridique dans laquelle chaque habitant du Monde a sa place. Cette communauté humaine mondiale n’est pas la communauté internationale, qui se fonde, elle, sur les différences entre États souverains pour stabiliser les confrontations entre ces États. Il s’agit bien d’une communauté mondiale d’êtres humains qui peuvent être soumis au même droit pénal.
Cet exemple juridique montre que l’universalité d’un objet ne se décrète pas : elle est le résultat de l’action commune des individus qui se reconnaissent un intérêt commun, une universalité ad hoc qui naît par les actions entreprises. Ce n’est pas une universalité transcendante mais, au contraire, une universalité née de la complexité des interactions et des négociations des acteurs qui créent leur propre transcendance, conçue comme ce sur quoi on est d’accord. La complexité et l’incompréhension parfois des ressorts de cette universalité ne sauraient être un frein à sa pensée. Cité par Mireille Delmas-Marty (2007-2008), un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme aurait déclaré : « Nous sommes tous d’accord sur les droits de l’Homme, si personne ne nous demande pourquoi ». Il serait donc plus facile de s’entendre sur une solution commune que sur les raisons qui fondent cette solution ; et le malentendu s’avère utile pour relativiser certains désaccords et les placer dans une dynamique qui rend possible, même sans la garantir, une prise de position commune à une échelle d’action opportune.
« L’universalisme relatif » de Philippe Descola est un universalisme de la relation. L’adjectif « relatif » est à entendre dans le même sens, dit-il, que dans « pronom relatif », c’est-à-dire qu’il se rapporte à une relation. Si cet universalisme relatif, selon cet auteur, est
susceptible de déboucher sur une éthique, c’est-à-dire sur des règles d’usage du monde auxquelles chacun pourrait souscrire sans faire violence aux valeurs dans lesquelles il a été élevé, cette éthique reste encore à construire pierre par pierre, ou plutôt relation par relation. (2008, p. 10)
Il poursuit en relevant l’exigence de « dresser un inventaire des relations entre humains, comme entre ceux-ci et les non-humains, et de s’accorder pour bannir celles qui susciteraient un opprobre général » (Descola 2008, p. 10).
La recherche de l’universalité ne prétend pas davantage faire fi des différences qu’elle ne prétend les harmoniser. À l’opposé du syncrétisme ou de l’irénisme, l’universalisme nous permet de penser la possibilité de dépasser le relativisme des cultures et des vérités pour penser les humains ensemble. Elle permet de penser la possibilité de la négociation, la possibilité, par tâtonnements successifs, de réaliser une société mondiale, et de faire du Monde, par additions successives, le cadre relatif d’une action universelle envisageable.
Dépasser le vertige du relativisme sans claquemurer sa portée n’est pas sans périls. Mireille Delmas-Marty résume ainsi les enjeux de ce dépassement :
Le risque serait de vouloir, sous prétexte de communauté mondiale, supprimer tous les malentendus, éradiquer toutes les différences. Mieux vaut faire de ces dernières un instrument de dialogue pour relativiser le relativisme. (2011, p. 14)
Illustration : Diana Mehrez, « Vertigo », 29.06.2012, Flickr (licence Creative Commons).