Qu’est-ce que la consommation ? Comment écrire son histoire ? Qui consomme quoi en France ? De quelle manière ? Peut-on parler d’un vaste mouvement de démocratisation ? Autant de questions traitées dans La révolution matérielle. Une histoire de la consommation, grande fresque embrassant trois siècles d’histoire nationale, économique, sociale, mais aussi matérielle, que nous propose Jean-Claude Daumas. Si les modernistes repoussent les origines de la consommation jusqu’au Moyen Âge [1], ce livre s’ouvre sur la rupture des années 1840 en France ; avec l’avènement du capitalisme industriel, la production marchande s’empare des biens de consommation sur une échelle toujours plus large, à mesure d’un processus d’urbanisation et de salarisation séparant production et consommation.
« Écrire l’histoire de la consommation en France, c’est raconter l’histoire de tous les Français ». Cet incipit de la quatrième de couverture résume le propos ambitieux d’un ouvrage qui mobilise des travaux s’inscrivant dans plusieurs champs disciplinaires (économie, sociologie, histoire, ethnologie, science politique…) pour éclairer un fait social total : les pratiques de consommation. Le livre prend en compte l’ensemble de la société française, y compris les classes paysannes, souvent laissées dans l’ombre. Chaque partie, consacrée à une séquence chronologique et au « régime de consommation [2] » alors dominant, s’égrène ainsi en plusieurs chapitres évoquant respectivement les pratiques de consommation propres aux classes bourgeoises, moyennes, ouvrières et paysannes.
Distinguant cinq périodes, auxquelles sont respectivement consacrées ses cinq parties, l’auteur évoque l’évolution du « monde des biens » et de leur consommation du milieu du 19e siècle jusqu’à nos jours ; si la culture de consommation se heurte, jusqu’à l’entre-deux-guerres, à plusieurs freins, elle s’affirme sous les Trente Glorieuses, l’ouvrage se concluant sur ses apparentes remises en cause contemporaines. S’il est plutôt appréhendé ici comme un progrès, cet avènement d’une société de consommation de masse fait l’objet d’une analyse nuancée soulignant toutes ses ambivalences et limites.
Les freins persistants à un élargissement de la consommation.
L’ouvrage s’ouvre sur une phase, 1840 à 1885, caractérisée par un dualisme entre luxe et nécessité. Cette période de prospérité est marquée par une hausse générale des niveaux de vie, une forte progression de la consommation et l’essor d’un « monde bourgeois » (chapitre 1) manifestant une forte appétence pour des dépenses de luxe et des loisirs jusqu’alors privilèges de l’aristocratie. La hausse du niveau de vie des classes populaires facilite pour sa part l’émergence d’une nouvelle consommation ouvrière, toutefois hétérogène ; si une minorité aisée en constitue le fer de lance, incertitude et fragilité marquent une condition ouvrière confrontée à l’irrégularité du travail et du salaire et à l’absence de réel filet de protection. Jean-Claude Daumas évoque également l’amélioration de la consommation paysanne (chapitre 3), surtout perceptible en matière alimentaire et au niveau d’un mobilier qui se transforme, avec l’apparition d’éléments de confort d’origine urbaine, quand bien même l’habitat évolue, pour sa part, très lentement. La hausse des revenus a donc remis en cause, entre les années 1840 et le milieu des années 1880, la bipolarisation de la consommation entre une minorité très riche et la masse de la population ; toutefois, plusieurs modèles très différenciés se constituent progressivement, en lien avec la distribution très inégale des revenus.
« Au sommet de la hiérarchie sociale, la consommation aristocratique, fastueuse et ostentatoire, s’élargit à la couche supérieure de la bourgeoisie mais reste inaccessible au reste de la population ; elle exerce une forte attraction sur les autres couches de la bourgeoisie et les classes moyennes qui ne peuvent accéder aux espèces du demi-luxe. » (p. 101).
La consommation des classes moyennes joue un rôle non négligeable, en raison de l’accroissement des effectifs et du niveau de vie d’une population achetant davantage de biens industriels. L’intégration au marché de ces classes hétérogènes reste toutefois encore limitée, en raison de leurs habitudes d’épargne, de l’importance de l’autoconsommation et de la part du budget accaparée par les gages des domestiques. Enfin, la consommation ouvrière se diversifie tandis que les campagnes « commencent à se libérer des pesanteurs du passé » (p. 102).
La deuxième période, qualifiée par l’auteur de « la belle époque de la consommation » (1885-1914), se caractérise par un bouleversement des conditions de vie matérielle, lié à la diversification des budgets des ménages, la diffusion de nouveaux produits et loisirs (cinéma, bicyclette…), le renouvellement du commerce, de la publicité et du crédit. Pour autant, on ne peut pas encore parler de consommation de masse, faute de production, de norme sociale de consommation et de distribution suffisantes ; moult facteurs freinent encore l’élargissement du marché, parmi lesquels le poids d’une France rurale vivant de l’agriculture, la faible progression du salariat ou des habitudes locales. Le mouvement d’élargissement entraîne inégalement les différentes classes dans une société marquée par un véritable fossé entre les classes supérieures et les autres. L’« embellie » de la consommation bourgeoise (chapitre 1) est attestée par la consistance des habitats, certes contrastée, l’achat d’objets incarnant un style de vie privilégié et favorisé par l’essor des grands magasins (costume tailleur, armoire à glace, raquette de tennis, etc.), un nouveau mode de vie centré sur le confort du foyer (eau courante, hygiène, électricité…), l’attrait du demi-luxe, la démocratisation du meuble et le goût pour les antiquités, de récentes normes vestimentaires liées à de nouveaux loisirs (bicyclette…), la « révolution de l’automobile » (p. 154)… Les classes moyennes imitent les classes supérieures en adoptant progressivement leurs objets et comportements tandis que la baisse des prix et la hausse des salaires permettent aux ouvriers de « vivre mieux » (p. 233) au cours d’une période marquée par la « naissance de l’ouvrier consommateur » (p. 162), qui fait alors l’objet d’initiatives (crédit et magasins populaires…) et de discours concurrents (manuels d’éducation domestique, organisations ouvrières, entreprises paternalistes…) visant à orienter ses pratiques consuméristes. Les campagnes connaissent pour leur part un « rattrapage inachevé » (chapitre 3, p. 214), facilité par leur enrichissement et la diffusion des modèles urbains. Ce rattrapage se manifeste par l’évolution des comportements alimentaires (consommation de pain blanc, de viande…), la modernisation de l’habitation paysanne, notamment dans les plaines (carrelage, constructions de pierre…), la place croissante faite aux « meubles modernes » achetés en ville, « servant à l’ostentation » pour certains (p. 226), l’émergence du vêtement de confection…
L’entre-deux-guerres (1918-1939), objet de la troisième partie de l’ouvrage, témoigne d’une compression de la consommation. Un marché très étroit (chapitre 1), lié à des évolutions structurelles trop limitées (faible décroissance de la population rurale, augmentation limitée de la salarisation ou du revenu moyen), bloque l’avènement d’un nouveau régime de consommation. Le « rêve américain » (chapitre 2) se heurte à un anti-américanisme dominant chez les intellectuels. La période est cependant ponctuée par plusieurs innovations, pour certaines importées des États-Unis et attestant le souci d’« élargir la demande » (chapitre 3) : salons ménagers, publicité, crédit à la consommation, magasins à prix uniques… Si l’évolution des modes de consommation de la bourgeoisie se heurte à la stabilité des revenus et à leur sensibilité aux fluctuations à court terme, l’auteur évoque l’éloignement du mode de vie traditionnel qui était celui de ce groupe social au 19e siècle (chapitre 4). L’électroménager se diffuse, avec l’essor de l’électricité, même si plusieurs freins existent (prix de l’électricité, absence d’installation systématique de prises de courant, défauts d’appareils trop gros pour des logements français plus exigus que les américains…) qui en limitent encore la clientèle aux milieux aisés. L’automobile émerge, mais coûte encore trop cher pour de larges fractions de ces classes moyennes, beaucoup de ruraux et les ouvriers. La démocratisation de la radio s’avère pour sa part beaucoup plus rapide, même si près de quatre foyers sur dix en sont encore dépourvus en 1939, ce qui favorise des formes d’écoute collective. Entre les deux guerres, la classe ouvrière (chapitre 5) s’accroît et voit son pouvoir d’achat s’élever à la faveur d’une progression des salaires plus prompte que celle des prix, ce qui permet une diminution de la part de l’alimentation, une importance reconnue aux dépenses d’hygiène et de confort, la diversification et l’élévation des dépenses de santé, culture, transport, loisirs, etc. La guerre a favorisé ces nouvelles habitudes ; elle a également aggravé les problèmes de logements, dont la pénurie provoque une vive agitation qui n’est pas surmontée, alors que le développement des HBM [3] à l’initiative des pouvoirs publics se heurte à l’hésitation de nombreux ouvriers, préférant construire un petit pavillon dans les lotissements qui s’étendent à la périphérie de la capitale, à la faveur d’une législation favorisant le crédit immobilier. Par rapport à l’avant-guerre, la société rurale (chapitre 6) offre, quant à elle, l’image de la stabilité, les effets les plus visibles de sa transformation concernant l’alimentation, plus variée et soignée, et l’habitat rural qui poursuit sa modernisation.
De l’affirmation de la société de consommation à ses remises en cause contemporaines.
Lors des Trente Glorieuses, évoquées dans une consistante quatrième partie, la société de consommation (chapitre 1) s’affirme avec le développement du salariat et la transformation de l’offre (standardisation des produits, fabrication en grande série, baisse du prix de revient…). L’essor des supermarchés et l’invention de l’hypermarché renouvellent le paysage commercial et démocratisent les pratiques de consommation, toutes les couches sociales les fréquentant, dans le cadre de comportements contrastés ; par exemple, les pratiques d’achat de clientèles populaires en quête de prix bas et délaissant les commerçants de quartier sont moins diversifiées que celles des clientèles plus bourgeoises…. La période est ainsi marquée par une « conversion à la consommation de masse » (chapitre 2). Les dépenses consacrées au logement et à son équipement, mais aussi aux transports et aux communications s’accroissent ; l’automobile se diffuse massivement et, au début des années 1970, la télévision se banalise en partie, grâce au rôle joué par l’État qui « crée » le marché. L’essor des vacances constitue une autre tendance de fond, liée à l’élévation du niveau de vie, l’allongement des congés payés, la percée de l’automobile et l’extension du réseau routier. La société de consommation reste pourtant « une question qui divise » (p. 339) les Français, eu égard à ses limites – de larges zones de pauvreté subsistent – et aux critiques d’intellectuels. « Le monde des choses » (chapitre 4) permet de discerner les dynamiques de cette consommation de masse liée à la propagation des technologies modernes du quotidien, favorisant la mise en place d’un « nouveau système technique domestique dominé par la mécanisation du foyer qui s’étend progressivement à l’ensemble des ménages » (p. 350). La révolution technique se double d’une « révolution domestique », l’essor de l’électroménager s’accompagnant d’une « nouvelle conception de l’espace de la cuisine et de gestes de la ménagère d’inspiration taylorienne » (p. 356) ainsi que d’un renouvellement des pratiques alimentaires (conserves, produits déshydratés et transformés…). Cette mécanisation, sans pour autant libérer les femmes des tâches ménagères, en transforme la nature, accroît leur temps libre et leur donne des « idées de changement » (p. 359). Le bonheur passe désormais par la consommation pour les classes moyennes (chapitre 5), nébuleuse marquée par le basculement, entre 1945 et 1975, des indépendants vers les salariés et aimantée par la figure du cadre, diffusée par les magazines. Leurs pratiques se distinguent de celles des ouvriers et des paysans par le volume du budget consacré à la culture et aux vacances, particulièrement élevé chez les cadres, qui jouent un rôle moteur dans la diffusion de modèles de consommation. L’embourgeoisement des ouvriers (chapitre 6) fait l’objet de vifs débats dans les années 1960. L’accès à la consommation s’est opéré au milieu de contradictions, « les ouvriers se partageant entre nostalgiques de comportements anciens et novateurs prêts à inventer un nouveau rapport au monde » (p. 432). La consommation de masse n’homogénéise par leurs modes de vie, alors même que beaucoup d’insatisfactions demeurent :
« l’accès à la consommation est une conquête de classe, de toute la classe, qui entraîne jusqu’aux derniers venus. L’augmentation du niveau de vie, l’accès à un logement au confort standard et même à la propriété pour plus d’un tiers des ouvriers, les progrès de l’équipement domestique, l’installation de la télévision au cœur des loisirs ouvriers et jusqu’à l’appropriation des vacances, autant de phénomènes nouveaux qui transforment les bases même de la vie des familles ouvrières sans pour autant transformer les prolétaires en bourgeois » (p. 432).
L’auteur, dans le sillage de Michel Verret (1995) (1996) et de Paul-Henry Chombard de Lauwe (1956) (Chombard de Lauwe et le Groupe d’Ethnologie Sociale 1960), insiste ainsi sur les effets d’une consommation de masse contribuant à une « décollectivisation des pratiques domestiques », à la promotion de valeurs d’intériorité et d’intimité et à la privatisation des ménages ouvriers. Les paysans oscillent pour leur part « entre résistance et adaptation » (chapitre 7), comme en attestent l’importance du budget consacré à l’alimentation et la faiblesse relative de tous les autres postes, dont la culture, les loisirs et les vacances. Certes, la femme, « agent secret de la modernité », fait avancer la « modernisation de l’intérieur » des campagnes, par exemple en matière alimentaire, quand le mari s’intéresse à celle de l’exploitation (p. 436). Si les différences ne se dissipent donc pas, la consommation des cadres est devenue un modèle pour les autres CSP, a fortiori dans un contexte marqué par une intense mobilité sociale, une grande diversification des choix matrimoniaux, d’importants mouvements migratoires…
La cinquième et dernière partie interroge ce que signifie « consommer dans la France aujourd’hui » (p. 446). L’effritement du socle sur lequel s’était épanouie la société de consommation, à savoir le salariat, contribue à l’émergence d’un nouveau régime de consommation. S’ajoute la prise de conscience de l’urgence écologique. Plusieurs changements de la consommation de masse en ont résulté (chapitre 1), parmi lesquels l’adoption par les industriels, face au ralentissement de la consommation, d’une stratégie de stimulation de la demande fondée sur le renouvellement et la variété des produits, ce qui se traduit par une inflation de nouveautés et la promotion du « sur mesure de masse », combinant production de masse, série et personnalisation. Les distributeurs privilégient pour leur part désormais les prix bas toute l’année et mettent en place « une politique de fidélisation, en s’efforçant d’avoir une meilleure connaissance des comportements des clients pour mieux les cibler, en différenciant l’assortiment (premiers prix, produits du terroir, bio, halal, sans gluten), et en multipliant les types de magasins pour s’adresser à des clientèles spécifiques » (p. 456). Depuis les années 1970, la hiérarchie sociale de consommations, dépendante du niveau de vie général, reste finalement stable. Les classes moyennes, qui constituaient le moteur de la société de consommation, sont en voie d’éclatement (chapitre 2). Tout en continuant leur expansion, elles connaissent une triple évolution : érosion des effectifs des indépendants traditionnels (commerçants et artisans), accroissement plus lent du salariat intermédiaire, poussée spectaculaire des professions intellectuelles supérieures et des cadres qui se distinguent notamment par le poids et l’éclectisme de leurs pratiques culturelles et de loisirs. Les classes populaires sont pour leur part fragmentées (chapitre 3) ; alors que la classe ouvrière s’est numériquement, politiquement et symboliquement affaiblie, les conditions de travail, trajectoires, niveaux de revenu et modes de vie rapprochent de plus en plus les employés des ouvriers. La consommation des classes populaires se caractérise par la charge des dépenses de logement et de nourriture, et les écarts avec les classes moyennes se creusent dans la plupart des autres domaines, en particulier en matière de loisirs et de culture : poids de la télévision, devenue le loisir de prédilection, usage plus informel du temps libre (pique-niques, promenades familiales, pêche, chasse, bricolage, jardinage…), etc. Les « pauvres », qui concentrent les conséquences de la déstabilisation de la société salariale, s’adonnent pour leur part à une consommation de survie (chapitre 4). L’accroissement des dépenses pré-engagées ou contraintes pèse particulièrement sur les ménages les plus modestes ; ces derniers, contraints à recourir aux découverts et à des crédits de trésorerie, sont confrontés à des coûts plus élevés et au risque du surendettement. Le budget est contraint par les dépenses de logement et d’alimentation qui absorbent la moitié des ressources de ménages ne partant presque jamais en vacances et adoptant des conduites de survie contrastées. La période contemporaine est également marquée par l’essor de pratiques alternatives (chapitre 5), liées à une prise de conscience environnementale : achat et vente d’occasion, glanage, faire soi-même, attention à l’origine des produits, covoiturage, prêt d’outils, achat mutualisé, hébergement entre particuliers, alimentation bio, achat direct au producteur, adhésion à une AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne), etc. Selon l’auteur, ces actions ne seraient pas dénuées d’ambivalence ; la plupart réactivent des pratiques anciennes à cette différence que, désormais médiatisées par une plateforme d’échanges, elles entraîneraient une dépersonnalisation et un élargissement de leur diffusion et pourraient alimenter l’emprise de la consommation marchande, « l’argent économisé ou gagné grâce à toutes ces pratiques [étant] reporté sur l’achat d’autres produits » (p. 499). Certaines, comme la récupération d’objets, attesteraient même une « boulimie d’objets typique de la société de consommation » (Roux 2016, p.52), tandis que d’autres ne seraient pas dénuées d’effets pervers, à l’instar d’un co-voiturage pouvant paradoxalement, selon l’auteur, contribuer à consolider l’usage de la voiture au détriment du train et transformer un besoin jusqu’alors satisfait par des pratiques informelles (autostop, coup de main…) en marché via les plateformes… Au terme de cette analyse des pratiques alternatives contemporaines, non dénuée d’intérêt mais très cursive [4], Jean-Claude Daumas conclut sur une prépondérance de la motivation économique. Toutefois, cette dernière n’entraînerait pas une unification des profils, l’auteur distinguant ainsi plusieurs figures d’utilisateurs « contraints », « malins » ou « entrepreneurs » au sein d’un « capitalisme sans capital » (p. 501) qui, derrière une image altruiste, comprend des gagnants et des perdants… « S’il y a quelque chose de nouveau, c’est l’engouement récent des classes moyennes pour ces activités de semi-loisirs » (p. 499).
Des évolutions ambivalentes.
Cet ouvrage propose une approche nuancée des pratiques de consommation, mettant en évidence les inégalités persistantes et l’ambivalence de certaines évolutions, à l’instar de l’équipement automobile dont « les taux de possession varient beaucoup entre groupes sociaux (de 60 % dans les professions libérales à 14 % pour les ouvriers agricoles) et selon la commune de résidence, la seconde voiture étant plus fréquente dans les zones périurbaines que dans les grandes villes, mieux pourvues en transports en commun » (p. 331).
Loin d’être linéaires, les évolutions décrites s’effectuent par vagues, à l’instar par exemple de la progression de l’équipement ménager, d’abord freiné par l’insuffisance de l’infrastructure (p. 350). L’auteur prend en compte de multiples facteurs, y compris techniques, montrant ainsi combien l’inadaptation de certains biens aux mœurs et logements français, ou les problèmes liés aux réseaux de diffusion (électricité, gaz…), hypothèquent l’équipement des Français.
Les résistances éprouvées par la longue marche de la société de consommation sont restituées dans une fresque qui, ciblant le « monde des biens », propose une approche plutôt positive de la nouvelle culture matérielle qui résulte de la consommation de masse. « Loin qu’on puisse réduire l’accumulation des choses à une forme d’aliénation, c’est au contraire à une libération qu’on assiste », via un gain en autonomie facilité par les HLM et le pavillon ainsi que par ses effets individualisants qui contribuent à délivrer les individus de leurs appartenances collectives (p. 442). Dans un contexte marqué par un regard plus désenchanté sur cette période (Pessis, Topçu, Bonneuil 2013), l’ouvrage insiste sur l’autonomie individuelle présentée comme la conquête des Trente Glorieuses, il souligne les apports d’une grande distribution contribuant à démocratiser la consommation et banalisant des produits jusqu’alors distinctifs et il s’oppose à la vision critique de consommateurs passifs et aliénés.
À rebours de l’idée d’une consommation de produits uniformisés, l’ouvrage souligne également « la diversité des produits de la consommation de masse », tout en rappelant la progressivité d’une unification du marché qui a laissé subsister de nombreuses PME dans les marchés régionaux, locaux, voire de niches. Face à une offre plus différenciée qu’on ne le dit, les consommateurs ont le choix et les usages qu’ils font des produits varient. « En somme, il n’y a pas plus d’uniformisation de l’offre que de conformisme du consommateur » (p. 443). L’ouvrage conteste aussi la thèse de l’uniformisation des modes de vie et de l’effacement des différences de classe, la consommation des ouvriers et des employés étant loin d’égaler celle des cadres supérieurs ou des professions libérales, malgré leur progression ; « les différences de consommation entre CSP ne disparaissent pas, mais se déplacent ; dans les années 1970, ce sont les dépenses d’intérieur, de culture et de vacances qui distinguent le plus nettement les cadres des autres groupes sociaux » (p. 444). La consommation de masse, loin de les effacer, a remodelé les comportements et les valeurs de chaque groupe social ; l’imitation « passe par un processus de sélection, de réinterprétation et de restructuration à partir des valeurs et des préférences du groupe » (p. 445). La société de consommation serait ainsi « tiraillée entre deux tendances contraires […] : une à l’uniformisation et une autre au maintien des différences de classes qui demeurent structurantes » (p. 445).
Dans cette description d’une conquête progressive du bien-être par des franges plus larges de la population via l’essor d’une culture de consommation, Jean-Claude Daumas remet en cause certains stéréotypes de classe, tel le supposé engouement des ouvriers pour les divertissements faciles, l’analyse montrant que, au 19e siècle, une élite ouvrière ne s’en contente pas, comme en atteste l’exemple du public du théâtre à Limoges. Réfutant la vision d’un public ouvrier « peu exigeant », l’auteur montre les contraintes dans lesquelles celui-ci est pris ; n’ayant pas, « comme les bourgeois, la possibilité de se retrouver dans des cercles ou des réceptions mondaines ni les moyens de prendre le train pour aller assister à la saison théâtrale dans la capitale », ils n’en sont « pas moins sensibles qu’eux à la mauvaise qualité des représentations qu’on leur donne : en 1855, le délégué des peintres sur porcelaine écrit au préfet pour demander le renvoi du directeur qui « tue la bonne musique et nous fait avaler des troupes exécrables ». En somme, un public ouvrier qui ne recule pas devant les manifestations de la culture la plus légitime mais qui, faute de mieux, doit se contenter de ce qu’on lui propose » (p. 85). Les analyses sur une époque contemporaine marquée par un net recul des pratiques de loisir et de culture dans des classes populaires consacrant de plus en plus de temps devant la télévision – au détriment de la lecture et des semi-loisirs (bricolage, jardinage) – permettent également à l’auteur de battre en brèche plusieurs discours critiques et misérabilistes ; ces comportements y sont ainsi appréhendés comme s’expliquant en partie par la progression du temps partiel et d’un chômage synonyme d’oisiveté forcée, de temps déstructuré et d’absence de vie sociale ; il faut aussi tenir compte de l’importance des disponibilités quotidiennes du temps libre : « c’est un renversement historique, les salariés d’exécution ont désormais des journées de travail moins longues que les cadres » (p. 487).
Une invitation à poursuivre l’investigation…
L’ouvrage de Jean-Claude Daumas, par la richesse des perspectives et l’ampleur des références mobilisées [5], atteste la vitalité de l’histoire de la consommation, tout en invitant à l’approfondissement : par exemple, sur la consommation paysanne, demeurée jusqu’alors le parent pauvre d’une histoire construite autour de la transformation des villes, ou encore sur les pratiques elles-mêmes et les modalités de création, transgression et transmission des normes de consommation, via certains lieux guère évoqués tels que les cantines, hôpitaux, armées, écoles, entreprises… L’ampleur du projet, et le dessein poursuivi – retracer la progression d’une culture de consommation – ont impliqué des choix, en termes de définitions, thématiques mais aussi chronologies, qui mériteraient sans doute d’être davantage explicités, tel que celui de se limiter aux périodes de paix, les guerres étant présentées comme des « périodes exceptionnelles qui n’ont pas eu de conséquences durables sur la structure des régimes de consommation » (p. 515), ou encore de cibler plutôt la consommation marchande et la sphère économique et laisser dès lors dans l’ombre des pratiques telles que la consommation de produits domestiques.
La défense de la consommation par cet ouvrage [6], globalement sévère à l’égard d’une « littérature de dénonciation très aristocratique et condescendante » (p. 347), constitue une source potentielle de frustration ; elle va de pair avec une vision plutôt négative des pratiques de consommation dites alternatives, « engagées » (Dubuisson-Quellier 2009) ou « critiques » (Pleyers 2011) et des discours écologistes qui mériteraient sans doute des analyses plus poussées et nuancées, en mobilisant notamment l’apport de l’histoire de l’environnement. Plus largement, la dimension politique et l’ambivalence des pratiques pourraient sans doute être davantage mises en valeur, y compris en ciblant plus systématiquement l’action de l’État et les mobilisations consuméristes, guère traitées ici [7], ou encore les controverses suscitées par la manière dont la consommation est mesurée et utilisée pour rendre compte de l’état de santé d’une économie [8].
Enfin, si l’un des apports majeurs du livre est l’articulation de dimensions généralement disjointes [9] et son approche d’un culturel contextualisé, certains facteurs, tels que la religion (usages religieux des biens, effets des interdits religieux et culturels…), constituent des angles morts de l’analyse, en particulier s’agissant de la place désormais occupée par la consommation dans nos sociétés sécularisées (Ritzer 2010), ou encore des évolutions contemporaines esquissées dans la courte (50 pages) mais stimulante dernière partie de l’ouvrage, évolutions qui attendent leur historien.