Pour décortiquer l’activité économique dans les stations balnéaires de la Côte d’Émeraude au cours du 19e siècle, Philippe Clairay parle de naissance d’une industrie touristique (Clairay, 2001, pp. 163-165). Il décrit les multiples formes que peut revêtir cette industrie mais n’explique pas comment s’est réalisée la transition d’une activité qui était, à l’origine, une activité de complément, vers une industrie qui implique localement une organisation et une mentalité tout à fait différentes. En effet, si la description de l’activité balnéaire dans sa grande diversité et l’impact lié aux enjeux commencent à être bien connus sur les littoraux français, le passage de l’amateurisme au professionnalisme reste plus difficile à comprendre. La majorité des travaux sur le tourisme simplifie cette transition, en n’y accordant généralement pas d’importance : l’arrivée des premiers touristes correspond à l’établissement des professionnels dans les territoires visités. Or le « basculement » intervient de manière plus complexe. À quel moment la réussite de la saison balnéaire est-elle devenue une nécessité en France, et pourquoi l’a-t-elle été ?
[1] (Saint-Brieuc et sa région créé en 1908, Le Conquet et la région avoisinante en 1910). Le syndicat d’initiative d’Erquy-les-Bains, fondé en 1908, fait figure d’exception. Les municipalités sont conscientes de l’intérêt des syndicats d’initiative mais les finances restent limitées jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le conseil municipal de Quiberon veut voter en décembre 1917 une subvention annuelle aussi élevée que possible au Syndicat d’initiative du Morbihan dans le but de favoriser le développement de l’industrie touristique ; mais ne le peut pas par manque de moyens financiers. À partir des années 1920, une station balnéaire d’importance a son propre syndicat d’initiative. De nouveaux acteurs apparaissent dans le processus. Les stations balnéaires les plus importantes sont les premières à évoluer en ce sens, afin de totalement maîtriser leur communication. Pour Philippe Clairay (2003, p. 289), ce phénomène est peut-être aussi une conséquence de la loi du 24 septembre 1919, qui réorganise les modalités de perception de la taxe de séjour, dont l’obtention réclame alors des projets d’investissements lourds dans l’aménagement et l’embellissement des communes concernées.
En parallèle à ces efforts pour attirer le plus de baigneurs possible, il faut faire appel à des professionnels extérieurs à la commune pour contenter les baigneurs. De nouveaux commerçants s’installent, à l’année ou temporairement. M. Jegoudez, boulanger-pâtissier à Concarneau, pétitionne auprès du préfet en 1901 de pouvoir ériger une cabane en bois à Beg-Meil, à proximité de la cale, pour vendre des gâteaux (archives départementales du Finistère, cote 4S29). Des problèmes de concurrence apparaissent. Lorsqu’un groupe de commerçants des Sables-d’Olonne pétitionne en 1919 pour dénoncer l’autorisation obtenue par un marchand de gaufres, destinée à lui permettre de s’installer à proximité de la promenade (sa construction masquerait la vue), le sous-préfet rétorque que les principaux pétitionnaires sont en fait des pâtissiers inquiets de voir s’installer un concurrent (archives départementales de la Vendée, cote 1O1030). On ne peut toutefois réduire le phénomène de l’activité économique balnéaire aux seuls commerçants : les saisonniers (cuisiniers, vendeurs, domestiques…) investissent les stations balnéaires dès le début du 20e siècle (et sans doute même avant mais, faute de sources en nombre suffisant, nous en sommes réduits aux hypothèses). Actuellement, ce travail saisonnier échappe quasiment totalement à notre vision de l’histoire de l’activité balnéaire. Les sources sur le travail saisonnier sont rares et, quand elles abordent ce thème, elles sont peu disertes. La récolte de témoignages est une des pistes pour comprendre ce pan important de l’activité balnéaire – l’étude des petites annonces, encore largement ignorées, est également possible.
Dans les petites stations balnéaires, l’activité se professionnalise dans les années 1930. Le curé de Piriac-sur-Mer raisonne les baigneurs en 1934 : il ne peut plus renseigner les touristes aussi bien que ne le font les agences de locations. Il les oriente vers ces professionnels, mieux à mêmes de proposer les nombreuses villas à louer au cours de la saison. Le métier d’intermédiaire entre loueurs et baigneurs apparaît sur les côtes bretonnes et vendéennes au début du siècle. À Arzon, au début des années 1930, l’auteur anonyme d’une note imprimée, « Coup d’œil en Arzon », parvenue jusqu’au préfet du Morbihan (aujourd’hui déposée au centre d’archives de ce département, cote 2O5/10), se plaint du manque d’implication des acteurs touristiques locaux :
On devrait créer un Syndicat d’initiative à Arzon pour Port-Navalo, pour échapper à l’emprise du syndicat voisin trop gourmand et trop personnel. On devrait faire de la publicité. On devrait syndiquer les loueurs de chambres meublées qui se croient aux belles années de 1927-1928 et ne font pas d’efforts ou d’améliorations pour plaire aux touristes et aux baigneurs.
La crise de 1929, qui touche le secteur touristique français en 1931, n’est pas étrangère à ces adaptations devenues nécessaires, y compris dans les plus petites stations (Vincent, 2010, pp. 54-55).
La création d’un discours de soi.
La professionnalisation implique une projection vers l’avenir. Les communes littorales s’approprient de nouvelles identités en intégrant une dimension maritime devenue attractive. Pour faciliter la promotion, les côtes reçoivent des noms, surtout à partir des années 1900. La Côte d’Azur, surnommée ainsi par le journaliste Stéphane Liégard en 1887 et la Côte d’Émeraude, baptisée en 1894 par l’avocat malouin Eugène Herpin, sont des baptêmes précurseurs. Dans le journal Le Phare du 2 septembre 1932, le syndicat d’initiatives du Havre-de-Vie observe que
la manie du jour, c’est la désignation des plages par des dénominations qui ont la prétention de tout dire et surtout d’accaparer tous les avantages au détriment des voisins.
Ce syndicat d’initiative y participe, puisqu’il décrète l’existence de la Côte du Soleil pour les stations balnéaires entre La Barre-de-Monts et Saint-Gilles-Croix-de-Vie, nom qu’il justifie longuement dans l’article de presse mais qui, depuis, n’est plus utilisé. En 1954, le guide Estel dénomme jusqu’à quinze côtes, englobant 350 stations balnéaires (Toulier, 2000, p. 243). À mesure du développement de l’activité balnéaire, ces noms concernent de plus larges territoires : la côte d’Amour était à l’origine circonscrite aux communes de La Baule-Escoublac, Pornichet, Le Pouliguen, puis s’est étendue jusqu’aux communes de Batz-sur-Mer et du Croisic pour aujourd’hui aller jusqu’à La Turballe et Piriac-sur-Mer (voire Mesquer). Ces baptêmes sont souvent le fait d’acteurs de l’activité balnéaire mais les édiles municipaux peuvent également en être à l’origine.
Construire un discours de soi efficace nécessite de prendre en compte ce que disent les autres de vous. Les populations des stations balnéaires surveillent la publication des guides. La municipalité de Port-Louis constate en 1905 des erreurs dans la notice du guide « Les petits trous pas chers » de l’année précédente : le maire est prié de les signaler et de demander qu’elles soient rectifiées (délibération municipale consultable au centre d’archives de cette commune). À La Trinité-sur-Mer, M. Kerserho, instituteur en retraite, signale au conseil municipal en mai 1908 que le guide Les Plages de l’Océan, édité à Nantes, ne comporte que quelques lignes insignifiantes sur la station balnéaire, rédigées selon lui avec un certain parti pris. Le conseil municipal demande au préfet du Morbihan d’user de son influence auprès du préfet de Loire-Inférieure, afin de remédier à l’injustice commise par l’éditeur incriminé (délibération municipale consultable au centre d’archives de cette commune). En soutenant des publications, les communes contrôlent leur image. La publication de revues destinées spécifiquement au secteur touristique, à partir du début du 19e siècle (Côte d’Armor, Écho des plages de Basse-Bretagne, dans les années 1910, La Bretagne touristique et Les Stations balnéaires dans les années 1920), va entretenir une vigilance accrue de la réputation des sites. Ces publications sont la conséquence de la professionnalisation de l’activité balnéaire – la revue Les Stations balnéaires est adressée aux syndicats d’initiative de France et à l’étranger – et de l’augmentation des moyens municipaux.
La station balnéaire commence à être modelée par construction intellectuelle. Les investisseurs touristiques combinent un certain nombre de représentations (accessibilité, modernité, sécurité, hygiène…) attendues dans une station balnéaire (tant chez ces investisseurs que chez les touristes) avec les possibilités du site. Dominique Rouillard qualifie cette opération de création d’une image minimale de la station (1983, pp. 13 ; 29-30). Ils en extraient les atouts, afin de promouvoir leur station balnéaire par la distinction (sans rupture avec le modèle général). Comme l’a justement fait remarquer Saskia Cousin lors du séminaire « Tourisme : recherches, institutions, pratiques » (journée du 2 avril 2009), il serait d’ailleurs intéressant d’étudier les origines de la communication touristique au regard des travaux des érudits locaux. Au 19e siècle, les sociétés savantes ont été particulièrement actives et rassemblaient des érudits locaux impliqués dans la vie locale (histoire, géologie, géographie). Ils sont parfois à l’origine des syndicats d’initiative, comme le docteur Baudouin à Saint-Gilles-Croix-de-Vie dans les années 1920. Le colloque « Penser le développement touristique au 20e siècle », qui s’est déroulé à Saint-Brieuc en juin 2010, a constitué une ébauche éclairante de réflexion sur leurs actes prochainement publiés sous le titre Initiateurs et entrepreneurs culturels du tourisme (1850-1950) aux Pur). L’analyse de la contribution (volontaire ou non) des érudits locaux à la rédaction du discours sur les stations balnéaires, dans les guides notamment, permettrait notamment de savoir quelle permanence est transmise par les outils de communication touristique.
Le début d’un dialogue de sourds ?
Dans la continuité de la construction identitaire du territoire et dans l’optique de réussir les saisons estivales, le baigneur se met, au début du 20e siècle, à rêver de politique. Il regrette le manque de professionnalisme des populations locales qui, selon lui, n’œuvrent pas suffisamment (ou plutôt pas exclusivement) en faveur de l’activité balnéaire, alors conçue comme une dynamique qui profitera à tous. La population locale est jugée incapable de produire une politique de développement tandis que les baigneurs apparaissent plus instruits. Répondant à l’enquête réclamée par le diocèse de Nantes en 1905, plusieurs curés (Piriac, La Plaine, Saint-Marc…) expliquent que les hommes intelligents et dévoués capables de constituer une association légale de protection des intérêts temporels de la religion ne peuvent se trouver que majoritairement parmi les baigneurs propriétaires. Surtout, les baigneurs se considèrent plus à même de mener la chose publique. Dans leur tract pour l’élection municipale de Saint-Michel-Chef-Chef de 1900, Messieurs Fredet et Boismain, l’un pharmacien, l’autre propriétaire, expliquent :
tout le monde s’étonne que notre commune, si bien située et si attrayante par sa côte pittoresque, reste stationnaire et ne prospère pas [par rapport aux communes voisines : Saint-Brevin, La Plaine, Préfailles, Sainte-Marie]. Il est donc à supposer que la direction de la commune laisse à désirer ; et le fait nous paraît vraisemblable.
Les professionnels de l’activité balnéaire (commerçants, maîtres d’hôtel, horticulteurs, industriels du bâtiment…) apparaissent comme une nouvelle force politique. À partir de la fin du 19e siècle, ils parviennent à se faire élire dans les conseils municipaux des plus importantes stations balnéaires. C’est le cas à Biarritz dès 1884, dont le conseil municipal comporte, entre autres, cinq entrepreneurs et trois maîtres d’hôtel et restaurateurs (Laborde, 2001, p. 79). Dans la majorité des stations, les activités de service ne percent toutefois pas encore suffisamment pour diriger la politique communale avant les Trente Glorieuses (Vincent, 2007, pp. 218-223).
Le baigneur tend à faire abstraction des autres activités économiques de la commune, qui seront bientôt qualifiées de « traditionnelles » (c’est-à-dire, déjà dans les esprits de l’époque, dévolues au passé). La plupart d’entre eux n’assimilent pas les discours et les représentations des populations locales, considérés comme peu propices à leurs projets de plus en plus coûteux. Face aux critiques des baigneurs, les sociétés locales, souvent dépassées par les enjeux dans un monde en très forte transformation depuis le milieu du 19e siècle, deviennent parfois les sociétés du refus et de l’immobilisme. En 1895, l’auteur (anonyme) du guide Côtes bretonnes et vendéennes, de la Vilaine à Olonne, est franc :
ordinairement, les municipalités voient d’un œil assez indifférent la formation des quartiers nouveaux destinés aux baigneurs ; elles considèrent l’étranger comme un envahisseur qui emporte tout et ne laisse rien, et attendent que le temps corrige les imperfections du paysage.
Ce passage est révélateur du dialogue de sourds qui se développe à l’époque. C’est aussi pour pallier la difficulté de communiquer entre population locale et population touristique que le baigneur investit, dans certaines communes, le domaine politique.
L’exigence des baigneurs se retrouve alors à toutes les échelles de la société littorale, y compris au sommet. Réussir la saison balnéaire n’est alors plus un objectif ; c’est une obligation.
Les premières stations balnéaires bretonnes et vendéennes ont progressivement évolué vers la professionnalisation à peu près au même moment : à la fin du 19e siècle. Dans un territoire où les motivations des touristes sont locales (pas de halte pour une destination plus lointaine), les baigneurs n’acquièrent une place sociale que lentement. Les premiers investissements en leur faveur n’interviennent qu’une vingtaine d’années après leur arrivée. Or la professionnalisation participe au renforcement progressif de la place des baigneurs, quand leur présence devient nécessaire à l’équilibre social et économique des communes littorales. Cette évolution sociale est le produit de forces diffuses : du baigneur qui devient plus exigeant et, de ce fait, s’implique plus fortement dans les choix locaux de gestion de la station balnéaire ; de l’autochtone qui préfère accompagner le développement touristique plutôt que d’hypothéquer une perspective économique. Le rôle de l’État sera finalement celui d’un accompagnateur d’une évolution entamée une vingtaine d’années avant son intervention. La professionnalisation de l’activité balnéaire permet à chaque partie d’être satisfaite, en limitant pour tous les risques de déception. Au milieu du 20e siècle, c’est le système qui s’est généralisé sur les côtes françaises.
Le début de la prise en main politique des communes balnéaires traduit la révolution que connaissent les sociétés littorales à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle : le littoral se transforme d’un espace de travail à un espace de loisirs pour les personnes extérieures à la commune ; d’un espace de travail (activités dites traditionnelles) à un nouvel espace de travail (activités balnéaires) pour les populations littorales. Au tournant du siècle se met en place le monde balnéaire tel qu’il se développera en France au cours du 20e siècle, avec ses références d’affluence, de modernité, de confort. Les sociétés littorales essaient de contrôler la transformation de leur territoire, physiquement et mentalement. La professionnalisation de l’activité balnéaire apparaît comme une réponse aux enjeux, même si cette évolution amène de nouvelles tensions (permanence des activités devenues traditionnelles, authenticité, sentiment d’abus de la part des deux parties…). Même la Bretagne et la Vendée, avec leurs nombreuses modestes stations balnéaires, n’échapperont pas à ces évolutions globales.