Extraite du film Un soir de réveillon tourné en 1933 par le réalisateur Karl Anton, la Chanson du Doge, interprétée par un Armand Dranem [1] délicieusement parodique, dessine les contours d’un lieu commun : Venise. D’un côté, donc, un ensemble de matérialités qui, tout à la fois, identifient et qualifient le lieu : la place Saint-Marc, le pont des Soupirs, les plombs, autrement dit les cachots du Palais des Doges, les mandolines et leurs suggestifs trémolos, la barcarole, chanson typique des gondoliers, et, bien sûr, la lagune. Bref, texte et images mobilisent ensemble la panoplie des repères développés par la construction esthétique du romantisme du 19e siècle. La chanson, d’un autre côté, décrit aussi un ensemble de relations sociales s’articulant au lieu. Parmi ses habitants, le plus célèbre d’entre eux est le Doge, « roi de la république » comme il est chanté. Figure ensuite tout un ensemble d’hommes et de femmes, courtisans et courtisanes masqués pour la plupart. Leur être ensemble repose sur la pratique de la mondanité festive, affirmée dans cette frivolité légère qui est censée décrire les fêtes de la société des gens plutôt riches. Bref, tout le propos de la chanson repose sur une représentation à la fois grossière et monolithique d’un lieu considéré, jusqu’à la caricature et son effet comique, comme dédié à une seule pratique s’adressant, du reste, à une seule catégorie d’habitants et qui s’y réduit : à Venise, on fait la fête.
Pourtant, cette évidence qui attache une pratique à un lieu mérite amplement d’être interrogée, a fortiori du point de vue de la science géographique. Ce sera donc fait, explorant finalement non pas la relation entre Venise et la fête, mais prenant une des situations les plus développées dans la chanson populaire française, également héritée de l’un des plus puissants canons romantiques, la relation qu’il y a entre Venise et l’amour, ici entendu comme manière d’être à deux. S’appuyant sur un corpus de chansons « populaires », exclusivement françaises et presque exclusivement du 20e siècle, c’est autant cette notion que celle de lieu qui, centralement, seront le cœur de cette réflexion [2].
De l’amour à Venise.
Éliminons d’emblée les chansons qui, tout simplement, opèrent la fusion entre le lieu et l’amour. Dans Venus ou bien Venise, Gérard Lenormand (1977) [3] confond les deux quand Julien Clerc, chantant Elle voulait qu’on l’appelle Venise (1975) assimilait le nom du lieu avec celui de la femme.
Thème : deux êtres s’aiment à Venise.
Du point de vue de sa géographie, la situation de base est celle de deux êtres qui s’aiment, étant à Venise. Descends sur ma gondole (Tino Rossi, 1934) en donne une des versions les plus érotiques, Venise jouant pratiquement le rôle de l’aphrodisiaque. Rina Ketty, dans S’aimer à Venise (1938) décrit quant à elle un amour sans nuage, abandonné à la douceur vénitienne, quand Enrico Macias, dans À Venise (1971) y situe l’amour tendresse d’un couple d’âge mur. Or, et paradoxalement peut-être, ce type de tableau géographique est assez peu fréquent. C’est que la plupart des autres chansons introduisent des variations, et dans les relations d’amour et dans le rapport au lieu, suggérant ainsi que les changements de l’un et de l’autre s’influencent réciproquement (figure 1 : Venise est-elle en Italie ?)
Variations immobilistes : seul à Venise.
Certes l’un des deux est encore à Venise, mais il y est seul. Que c’est triste Venise, de Charles Aznavour (1964) décrit exactement cette situation. Dans Gondolier (1957), Dalida évoque le souvenir qu’elle a, étant alors seule, de l’âge d’or d’un amour qui a eu lieu à Venise et, désormais, n’est plus. L’évocation du lieu sonne alors comme son rappel et signifie son impossible oubli.
Dans les deux cas, l’obsédant souvenir des amours déchues, la pénibilité de la séparation et l’inconsolable solitude qui en résulte sont aggravés par le fait d’être encore à Venise. De fait, donc, et au-delà de leurs péripéties, ces chansons reprennent un constat que chacun, pour sa part, peut faire : quelles qu’en soient les circonstances, être seul dans des lieux réputés pour y être deux est rarement heureux.
Variations mobilistes : aller à Venise, ou non.
Dans De Venise à Capri, Frédéric François (1977) joue la double carte du déplacement et de la séduction, espérant obtenir la seconde par le premier. Encore la destination annoncée n’est-elle pas n’importe laquelle et, mobilisant tous les effets musicaux évoquant la Sérénissime, il la situe dans les hauts lieux de l’Italie du soleil. C’est avec les mêmes ressorts que joue Barbara (1964), quand elle chante, dans un style nettement plus sophistiqué, l’amour qu’elle attend Gare de Lyon, pour partir à Venise.
Au-delà de l’affranchissement des normes et des possibles du quotidien, espérant, peut-être, les levées d’inhibition promises par le changement de lieu, ces chansons reposent sur l’idée que les mobilités géographiques transforment les relations humaines. S’agissant de Venise, on retiendra qu’elles sont censées les transformer heureusement…
Une autre de ces variations mobilistes consiste à ne pas aller à Venise, en particulier quand l’un des deux aurait eu envie d’y aller. Sur l’arbre mort, de Pierre Louki (1963) ou bien On n’ira jamais à Venise, de Marc Lavoine (1993) racontent, par l’absence de mobilité, l’échec, complet ou partiel, d’un amour. Ces deux-là ne devaient pas s’aimer assez pour s’y rendre, ensemble. C’est qu’en fait d’amour, il s’agit plutôt d’un demi amour, du type de ceux qui n’ont pas eu entièrement lieu, parce que, cause et/ou conséquence, ces amants ne sont pas allés à Venise. À sa manière encore, le voyage italien vaut donc comme épreuve de la qualité d’amour, comme modalité géographique de son accomplissement.
Variations combinées : vouloir-pouvoir aller à Venise.
Ne pas aller à Venise peut signifier le malheur de ceux qui, immobilisés, sont là où ils sont et le subissent douloureusement. Dans Les amants de Venise, Edith Piaf (1953), des trémolos plein les cordes, détourne misérablement le titre de Charles Maurras pour souligner, dans son mode mineur, la misère de deux êtres attachés aux bornes de la Place d’Italie. Sans rien changer à une situation socialement banale et plutôt invisible, le réalisme du drame de ces gens est éclairé par la comparaison avec la possibilité de Venise et de ses fastes et, surtout, par leur interdiction. Le non déplacement alors prend ainsi un sens, en l’occurrence bien au-delà de l’apparente passivité de ces habitants, parce qu’il devient positivement révélateur d’une condition sociale.
Une autre situation consiste à ne pas vouloir aller à Venise, et, à l’inverse de celle décrite dans Les amants de Venise, à faire le choix de la non mobilité. La plus exemplaire des chansons développant ce point de vue est Les gondoles à Venise, succès de Sheila et Ringo (1973). Ecrite au lendemain de leur mariage, le couple phare des idoles de la variété seventies attestent de leur amour en prenant le contre-pied de ces habitudes qui, de plus en plus diffusées dans les années 1970, associent amour et tourisme. Brossant une carte, poétique plus que réaliste mais pour autant parfaitement crédible, des lieux communs du tourisme international en plein développement (Venise, Capri, la Tamise, les Pyramides, etc.), ils en opèrent alors la critique implicite. Avec ce que les approximations ont pris l’habitude de qualifier de « tourisme de masse » (Deprest, 1997), c’est aussi toute la « société de consommation » qui est implicitement prise pour cible : il n’est pas nécessaire de se déplacer, autrement dit et dans le champ géographique, de « consommer » des voyages, pour vivre pleinement son amour. En revanche, la chanson fait l’apologie de la sédentarité, par enchantement d’un quotidien autrement vécu dans la plus stricte indifférence : « On va se faire des œufs au jambon, du pain grillé, du café chaud ». L’immobilité devient alors le gage même de l’authentique amour, par opposition à la superficialité des parcours soi-disant convenus et particulièrement illustrés par les fastes festifs vénitiens.
L’air de rien, cette chanson, portée par des élites d’un métier qui participe à la formation des opinions publiques, se présente bien comme l’une des plus conservatrices de sa génération : insupportable et corruptrice démocratisation du tourisme, quand le vrai chic, alors même qu’on en aurait largement toutes les possibilités, est de ne pas partir.
Contrepoint : Venise délocalisée.
Avec Viens, je t’emmène à Venise, Daniel Guichard (1974) imagine le déplacement immobile : faute de pouvoir s’y rendre, faisons comme si… Mais, dans ce registre, le cas le plus abouti, du point de vue géographique s’entend, est celui de Venise n’est pas en Italie, de Serge Reggiani (1977). C’est qu’il ne s’inscrit plus dans une déclinaison de relations de mobilités ou d’immobilité par rapport à Venise. De fait, les ressorts de la chanson reposent sur une étonnante réflexion : le bonheur n’est pas accessible qu’aux riches. La preuve ? Le fait de ne pas pouvoir aller à Venise n’est pas un obstacle à faire Venise, autrement dit encore à faire l’amour. C’est que le lieu lui-même est délocalisable, dans la proposition plutôt acceptable que l’amour peut avoir lieu partout. Certes, on ne verra pas les Gondoles, mais la manière d’aimer propre à Venise, autrement dit la relation de couple sensée être nouée exclusivement au lieu, et qui fait Venise autant que ses gondoles, peut aussi s’affranchir de Venise :
Venise n’est pas en Italie
Venise c’est chez n’importe qui
Fais-lui l’amour dans un grenier
Et foutez-vous des gondoliers
Venise n’est pas là où tu crois
Venise aujourd’hui c’est chez toi
C’est où tu vas, c’est où tu veux
C’est l’endroit où tu es heureux
Du thème et de ses variations émergent un constat, comme une « recette » de la chanson populaire française parlant de Venise : à partir d’un thème général rebattu, réducteur du lieu mais très peu représenté, chaque chanson décrit un point de vue plus singulier, en particulier par sa subtile géographie. Entre être dans et hors de Venise, entre aller à Venise et ne pas y aller, entre vouloir y aller, et le faire, ou non, et le pouvoir et ne pas le faire, ou non, et, pour finir, en constatant que Venise n’est pas là où l’on sait l’être, les chansons esquissent les contours d’une géographie de l’amour ou, plus précisément, ceux de l’amour dans sa dimension géographique. Et celle-ci est d’autant plus richement combinée que l’on sent bien, intuitivement, qu’elle pourrait encore donner naissance à d’autres développements : invention de poètes inspirés ou expression de faits sociaux ?
Du « populaire » des chansons.
Comment accréditer la vérité géographique de ces chansons, si ce n’est en évaluant leur « popularité », autrement dit, par leur réception dans le monde social, l’indication de leur crédibilité comme matériaux pour la science géographique ? Si les « indicateurs de popularité » des chansons ne manquent pas (données de la Sacem, diffusion dans les média, etc.), aucun n’a de valeur absolue, peu sont aisément accessibles. La chance de l’époque contemporaine est peut-être dans les ressources de l’Internet. Les sites, en effet, ne manquent pas, où les gens mettent des informations auxquelles d’autres vont pouvoir avoir accès. Cela ne fait pas une mesure définitive, insistons bien dessus, et, pas plus que d’autres données, celles-là ne doivent être commentées isolément. Mais, à condition d’être précis sur les dates de mesure, l’étude de quelques sites doit permettre de donner une idée, si ce n’est une saisie, de la popularité des chansons à ce moment précis. Toutes les statistiques ici présentées ont été acquises au cours de la première quinzaine du mois de mars 2010.
Construire un corpus.
Certains moteurs de recherche spécifiques aux sites permettent d’élargir le corpus retenu au-delà des faits personnels d’érudition et de sensibilités. Le site abazada.com, parmi d’autres, offre des paroles de chansons. En tapant « Venise » apparaissent alors toutes les occurrences du mot, et dans les titres et dans les textes. Notons que le choix d’un autre site donnerait des résultats sans doute proches, mais nécessairement pas strictement identiques. Dans le cadre d’une méthodologie plus lourde, il faudrait là aussi croiser les résultats. Dans ce cas, la méthode elle-même n’épuise donc pas le thème. Seules les chansons présentes sont prises en compte — mais la présence ou non, peut être déjà considérée comme indicateur de popularité : comment interpréter autrement que par l’oubli l’absence de la chanson Jusqu’à Venise de François Deguelt (1965), face B d’un autrement célèbre Le ciel, le soleil et la mer ? [4] En outre, les chansons qui abordent le thème sans le mot précis sont aussi exclues. C’est le cas de Elle est ailleurs de Pierre Bachelet (1980) parce qu’il parle de « silhouette vénitienne » et non de Venise.
Ainsi, on obtient un total de 93 chansons, auquel j’ai ajouté trois chansons indiquées par notre collègue Yves Borowice, mais pas présentes sur le site (voir annexe 1). Notons d’emblée qu’aucune de ces 96 chansons ne figure dans le classement des 100 chansons les plus visitées d’abazada (mais le site n’en dit pas plus sur le mode de calcul), qui signale l’importance des chansons de Noël (n° 1 : Vive le vent).
Dès lors, on peut opérer un double tri dans ce corpus : par interprète, d’une part, on note que treize chanteurs ont plus d’une chanson avec un maximum de quatre pour Joe Dassin. Quatre femmes sont dans le lot, dont Dalida qui est trois fois présente. Une seconde lecture est chronologique. 49 chansons sont sorties entre 1960 et 1989. Cela fait de la période que l’on peut considérer comme celle des « variétés » la mieux représentée. Il y en a eu avant, 10 chansons dans les années 1930-1939, et après, 16 chansons au cours des années 2000.
C’est donc à partir de ce corpus qu’ont été sélectionnées les chansons utilisées pour valoriser le développement de la thématique géographique. Elle n’est pas la seule possible, y compris en se limitant à la lecture géographique, mais tout ne peut être dit d’un coup.
Pour un indicateur de popularité.
Par le site YouTube, et toujours en respectant l’impératif de date, d’autres informations peuvent être mobilisées. Dans ce cas, on a tapé « Venise » ainsi que « Venise+le nom de l’interprète ». Et la surprise vient alors des possibilités statistiques offertes par le site.
De fait, chaque vidéo sortante est accompagnée de précieuses indications sous la rubrique que l’on obtient en cliquant sur l’icône du chevron placé à droite du « vues » figurant en bas et à droite du document vidéo. On obtient souvent la date de mise en ligne, la courbe des vues ainsi que la carte des lieux d’où la vidéo est la plus vue, l’âge et le sexe des vidéastes les plus nombreux, sans compter les différents commentaires écrits qui s’y ajoutent. Pour la méthode de constitution des résultats, le glossaire YouTube apporte quelques précisions très utiles : le nombre de vues et la localisation sont établis à partir des connexions de tous et mis à jour, pour les vidéos les plus vues toutes les deux ou trois heures. Quant à l’origine géographique, présentée sous forme de carte, elle est repérable à partir de l’adresse IP de la connexion des internautes. D’autres données sont aussi disponibles, comme le sexe et l’âge des visiteurs. Mais celles-ci dépendent des informations fournies par les gens eux-mêmes, ce qui change la valeur des informations. Dernière remarque : le chercheur, en visionnant les vidéos, participe aussi à leur popularité. Cela ne change pas grand-chose aux images les plus vues, mais peut faire varier positivement celles qui le sont moins.
Cela dit, les résultats constituent une évaluation statistique qui, dans sa globalité, permet de passionnantes mises en perspectives. Notons d’abord que 47 % du corpus ne sont pas visibles sur le site. Malgré cela, l’ensemble des chansons visibles totalise 6 182 680 vues…
Voilà un premier indicateur précieux, même s’il faut le relativiser à l’aune de l’outil de mesure lui-même. Certaines vidéos sont présentes non pas du fait de leur « popularité », mais comme stratégie marketing. Tel est le cas de la chanson hors corpus Venise 2037 de Julie Zanetti dont la sortie était annoncée pour le 22 mars 2010. Cela dit, la plus vue de toutes, L’encre de tes yeux, de Francis Cabrel (1980) rassemble 2 383 936 vues et Je t’écris, de Grégory Lemarchal (2005) 748 000. Ainsi, la première chanson de notre corpus, Que c’est triste Venise, totalise 624 408 vues, etc. Le commentaire de ces données invite à la nuance. La date de mise en ligne ne peut être retenue comme critère explicatif unique, de même que la présence ou l’absence de vidéo. Certaines chansons sont aussi accessibles accompagnées d’un montage photographique. Autrement, on peut se douter qu’un effet de génération introduit un biais dans ces statistiques. En plus de la chanson de Grégory Lemarchal, celle du groupe Superbus, Travel the world (2006, 472 007 vues) s’adresse indiscutablement à un public plutôt jeune et, stricto sensu, branché.
Un second indicateur mérite l’attention, la carte des vidéastes les plus nombreux. Elle permet de se faire une idée du type de réception des chansons, du point de vue de leur géographie. À l’image de cette version des Gondoles à Venise, on peut dire que la vision vénitienne exposée est celle du point de vue français. Elle n’est pourtant pas exclusivement celle de la France, comme en atteste la carte de la chanson Bella notte, tirée de la Belle et le Clochard qui, dans sa version américaine, est surtout vue en Amérique. Le mythe contemporain dépasse donc les seules sociétés européennes. Mais cela n’est jamais simple non plus. Dans le cas de Que c’est triste Venise, la version française couvre la France, certes, mais aussi le Brésil et, au-delà encore de l’aire de francophonie, atteint une couverture pour ainsi dire mondiale. Et pourtant, le même interprète dans sa version a priori plus typique en italien n’obtient une audience qu’en Italie, ou presque… Qu’en conclure ? Peut-être que, plus que la solitude à Venise en elle-même, c’est la vision française, et en français, de cette solitude qui plaît.
Le travail par les sites de l’Internet ne permet pas de décréter absolument et définitivement la popularité ou non d’une chanson. Il doit être, tout à la fois, relativisé de l’intérieur et mis en perspective avec les autres informations disponibles. Mais, a contrario, on ne peut considérer cette ressource sans le plus grand intérêt. Donnant des ordres de grandeurs comparables entre eux parce qu’évalués selon les mêmes mesures, elle propose une des voies d’accès possible à cette notion de popularité qui, dans l’étude suivie, accrédite la vérité géographique de chansons que ces chiffres participent à faire reconnaître comme faisant partie du champ social. Ces textes et leurs musiques parlent aux sociétés. Des éléments de compréhension tiennent dans les vérités qu’ils énoncent. Quant aux analyses géographiques tirées précédemment, elles y trouvent manifestement une part de cette crédibilité qui fonde l’analyse scientifique qui suit, celle de la notion de lieu et des conséquences sur elle de ce qui vient d’être montré.
Venise, l’amour et le lieu.
Les multiples rapports aux lieux décrits par les chansons ont donc une valeur sociale. On peut ainsi envisager qu’elles expriment, dans ses multiples combinaisons possible, une expérience du Monde signifiante pour ceux qui l’écoutent, admettant du même coup leur portée anthropologique. Autant de chansons, donc, pour quelques questions, encore, qui impliquent principalement la notion de lieu, véritable clé interprétative de la thématique chantée, pour la confronter à ses acceptions couramment répandues.
Qu’est-ce qui fait la différence entre s’aimer et s’aimer à Venise ?
Si tous les lieux peuvent être des lieux d’amour, Venise est à part : un des hauts lieux — peut-être même le seul à ce niveau-là — localisant l’amour, autrement dit l’inscrivant dans une géographie. Reste à qualifier quelques traits de cet « effet de lieu » si singulier.
Le premier d’entre eux est celui de l’ampleur du sentiment : l’amour qui a lieu à Venise n’est comparable avec aucun autre amour, qui aurait lieu ou aurait eu lieu ailleurs. Venise, comme aucun autre lieu à cet égard, n’est pas le désir, mais Venise active, quand elle ne l’exalte pas, le désir de l’autre et concourt à sa réalisation. Venise serait ainsi le lieu des rencontres amoureusement heureuses.
Mais l’effet vénitien n’est pas que sentimental. Être deux à Venise donne au couple une reconnaissance et une visibilité sociales uniques qui, de ce point de vue, les rapprochent du « point idéal du moi » décrit par Jacques Lacan (1973, p. 298) comme le point (1973, p. 298) « […] d’où l’autre me voit, sous la forme où il me plaît d’être vu. ». Ainsi, et à la manière des lieux touristiques et de cette dynamique, la présence à Venise peut apporter à ceux qui s’aiment un remarquable, stricto sensu, surplus existentiel.
Un second effet de lieu vénitien peut être approché : s’aimer à Venise, c’est le faire comme nulle part ailleurs. Les matérialités du lieu n’apportent donc pas tant que leur lien avec une certaine manière d’être ensemble, un certain rapport à l’autre considéré dans l’ordre de l’amour. On comprend ainsi que la présence de l’autre n’est pas totalement nécessaire au fait de l’aimer parce qu’être à Venise, c’est être déjà porteur d’une idée de l’autre, mais aussi d’une idée de l’amour qui implique un autre, présent ou non. À Venise, en effet, on aime l’amour et c’est dans ce cadre que l’on aime l’autre, quand on ne s’aime pas soi-même aimant l’autre…
Localisant l’amour, la Venise des chansons localise aussi une manière de s’aimer à deux. Ce couple est systématiquement hétérosexuel et s’aime selon les canons fusionnels de l’amour romantique, ici lié à une norme sociale représentée par les catégories aisées des habitants mondiaux. Compte tenu de la popularité du thème attaché au lieu, on pourrait en parler comme modalité contemporaine dominante de l’amour : pourquoi pas de l’ordre amoureux ?
Peut-on ne pas s’aimer à Venise ?
La présence visible des amoureux, appelons-les ainsi, à Venise active l’orientation du sens du lieu. Sans eux, Venise ne pourrait demeurer telle. Enrico Macias, dans À Venise l’a très bien remarqué : les amoureux à Venise en font venir d’autres, le partage collectif des sentiments participant à amplifier les ressentis singuliers. Il y a là une boucle positive, si l’on peut dire, pour le lieu. L’inverse est aussi réciproquement vrai, et le piège peut alors se refermer : Venise, où tout incite à l’amour, serait le pire lieu de triste solitude quand on y est, mais qu’on ne s’aime plus.
Comme tout lieu, Venise n’est donc pas le décor d’une scène indifférente à ce qui s’y passe, mais bien l’une des conditions, voire l’un des enjeux des drames, stricto sensu, des actions humaines qui y ont lieu : on peut être heureux à Venise, comme on peut y être malheureux. Dans les deux cas, l’amour est en cause, celui qui a lieu, ou celui qui n’a plus lieu. De fait, on peut prendre acte disons de l’ « indécidabilité » (Derrida, 2001, p. 172) du lieu, condition des rencontres mais qui, en les invitant sur un certain mode, n’en décide pas absolument. C’est que les lieux sont à la mesure de ceux qui, y étant, participent à en faire ce qu’ils sont. Notons, au passage, que Venise, ce sont aussi 270 000 habitants que les images chantées, et pas mal d’autres aussi, gomment totalement.
Peut-on s’aimer comme à Venise, mais ailleurs ?
L’amour vénitien monopolise une manière d’être à deux, que ses chanteurs et chanteuses confirment et diffusent. Mais, une fois construite par et dans le lieu, cette manière même pourrait-elle quand même s’en affranchir ? Géographiquement, cela voudrait dire que Venise peut être délocalisée, pour être relocalisée : Venise ne serait-elle donc plus en Italie ou, plus exactement, plus exclusivement dans la péninsule ?
Dès lors, la chanson de S. Reggiani, opérant une délocalisation-relocalisation de Venise, fait une double critique du modèle d’amour localisé par Venise. On peut être pauvre et vivre quand même un amour romantique « à la vénitienne ». Le titre propose ainsi de rompre avec le monopole d’aimer vénitien et participe, du coup, à légitimer sa démocratisation. Ce que l’on peut faire à Venise, on peut le faire aussi ailleurs. Les lieux peuvent donc être mobiles, autrement dit se déplacer ou, plus exactement dans ce cas, être déplacés avec et par les habitants qui sont porteurs de ce qui, dans le champ des relations humaines, nomme Venise en répétant son invention à l’endroit où tu es heureux. Cela dit, et même si l’on peut comprendre et accepter le propos et son phénomène, il n’en reste pas moins que ces amours-là n’ont pas lieu à Venise. Comme le « Dakar » ne part plus de Paris et n’arrive plus à Dakar, il y a des Venise qui ne sont pas à Venise, Venise du nord ou provençale, comme la chantait, dans son Adieu, Henri Alibert (1934), des fragments, sans doute, des substituts, encore, des copies, peut-être, mais certainement pas des clones.
Venise est-elle éternelle ?
Si les lieux ne sont pas immobiles, ils ne sont pas plus éternels. Le mythe romantique vénitien est produit, mais ce qui frappe, c’est que très tôt les chansons populaires l’ont utilisé. Dès 1835, Frédéric Bérat, composant l’hymne à sa Normandie natale, s’y référait :
J’ai vu les lacs de l’Helvétie
Et ses chalets et ses glaciers ;
J’ai vu le ciel de l’Italie,
Et Venise et ses gondoliers ;
En saluant chaque patrie,
Je me disais : « Aucun séjour
N’est plus beau que ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour ».
C’est en 1883, rappelons-le, que Wagner y mourut. D’une certaine manière, on doit alors faire l’hypothèse que les chansons ont aussi participé à la formation de l’image contemporaine de la ville. Peut-être même favoriseront-elles son épuisement. De fait, la fin de Venise est un thème présent dans le corpus, et pas seulement dans l’analogie simpliste de la fin de Venise et de celle de l’amour, comme la chante Mireille Mathieu dans Vous lui direz (1995).
Vue autrement comme celle de son engloutissement, la perspective de la fin de Venise est présentée comme l’aboutissement d’une vaste crise parvenant à l’autodestruction de la planète sous les excès de ses habitants. Critique du productivisme, le thème de la mort rejoint alors celui du romantisme, même s’il n’est pas tendu vers l’obsession de l’amour. Ainsi, la chanson tirée du film « L’adieu à Venise » interprétée par Frida Boccara (Venise va mourir), bien que présentée sur fond de montage photographique, rencontre encore un certain succès sur YouTube. 5909 personnes l’avaient vue en mars 2010. La chanson, qui date de 1970, fait écho à la campagne d’opinion publique « Sauver Venise » venue de l’Unesco après les grandes marées de 1966 (Unesco, 1969). À sa manière, l’auteure inaugure la version post-moderne du mythe vénitien.
Dans L’invitation à Venise, Nilda Fernandez (1991) en tire un autre profit. L’annonce de l’imminente disparition attise l’urgence d’aller à Venise pour s’y aimer selon les pratiques les plus communes du lieu, comme si la fin prévue donnait une nouvelle portée à ce que l’on aurait pu prendre pour une habitude des plus convenues.
Mais la critique du modèle vénitien se joue aussi dans d’autres registres. Dès 1925, dans Qu’est-ce que j’ai ?, tirée de l’opérette « P.L.M. », Marguerite Deval dépoétise le lieu par un recours à la psychanalyse, voyant dans ses propres troubles l’origine des images vénitiennes idylliques :
De rêves fous, c’est une farandole.
Ainsi, j’aimerais, c’est singulier,
À me promener en gondole
Ou simplement avec un gondolier.
Plus directement en 2008, dans Tube de colle, Adèle s’en prend aux formalismes rebattus des images routinières, insistant du coup sur l’épuisement de leurs vertus oniriques :
J’en ai ras l’ bol
Des Venise en gondole
D’ passer à la casserole…
Enfin, Venise subit un autre assaut : la comparaison d’un autre lieu avec Venise et, ce faisant, la tentation de transférer les qualités vénitiennes vers cet autre lieu pour le valoriser, dans une balance d’avantages comparatifs qui lui serait favorable. Venise ne résiste pas à la comparaison de la Bretagne, si l’on en croit Tino Rossi reprenant en 1934 une chanson bien plus ancienne, Venise et Bretagne. La balance est portée au national par Mireille Matthieu chantant Made in France en 1985. Venise ne serait-elle plus que l’ailleurs utile de chansons chauvines à échelles multiples ?
D’un lieu commun l’autre.
Les chansons parlent beaucoup d’amour et la science géographique assez peu. Et pourtant, il semble bien que le risque de la mise en perspective des deux soit assez payant. À sa manière, cette étude débouche déjà sur un curieux paradoxe : la critique d’un lieu commun de la géographie par un lieu commun des chansons. Même rapidement, on peut en esquisser les termes à travers ceux de la notion de lieu. C’est que les réflexions sur sa définition sont assez tardives, voire ambiguës. L’occurrence ne figure pas dans le dictionnaire de Pierre George publié en 1970. Classiquement, le mot traîne alors deux implicites. Celui du Lamarckisme le caractérise par la stabilité et l’immobilisme ; celui du positivisme par la petite taille, voire la simplicité. La première définition qu’en donne Roger Brunet (1992, p. 274) est du reste celle du « Point de l’étendue ; élément de base de l’espace géographique, son atome en quelque sorte » quand celle de Jacques Lévy, dont la saisie isolée ne donne toutefois pas la totalité du sens, le définit comme : « Espace dans lequel la distance est nulle. » (Lévy, 2003, p. 560). Cela dit, le mot est polysémique. Les entrées phénoménologiques ouvrent à une autre dimension de son intérêt. Augustin Berque, par exemple éclaire la différence entre le lieu de l’analyse spatiale, celui des matérialités (le « topos ») et celui de la « dimension immatérielle, phénoménale et sémantique, non mesurable […]. », celui de la « chora » (1999, p. 49). Nous voilà donc — enfin ! — au lieu comme (Lévy et al., 2003, p. 557) « condition de l’expérience humaine. » Mais le lieu a aussi ses termes anthropologiques. Ils sont ceux que pointe Pierre Nora, à partir de la notion de lieux de mémoire (1984, p. XXXIV) : « Ils sont des lieux, en effet, dans les trois sens du mot, matériel, symbolique et fonctionnel, mais simultanément, à des degrés divers seulement ». Ils sont aussi ceux de Marc Augé (1992, p. 69) : « Les lieux ont au moins trois caractères communs. Ils se veulent (on les veut) identitaires, relationnels et historiques ». Sans entrer dans un travail critique hors de proportion avec celles de ce texte, disons que ces dernières approches abordent la question clé des relations entre matière et sens.
Prise dans cette logique, la définition du lieu comme « commune mesure » localisant une mise en ordre sociale et localisée par elle (Lazzarotti, 2006), permet de rendre assez bien compte des processus décrits par et dans les chansons. Les habitants partagent une lecture de la matérialité des lieux et la confirment, ou la critiquent, par leurs pratiques : non seulement ce qu’ils font, mais comment et où ils le font. Ainsi, les qualités des lieux sont donc bien relatives par rapport à ceux qui les regardent et d’où ils les voient. La Venise des Russes ou des Chinois est-elle la même que celle des Français ? Elles le sont aussi par rapport aux pratiques de ceux qui y sont : Venise n’est pas tout à fait la même selon que ceux qui y sont s’aiment, ou non, pour rester dans la simple alternative. Enfin, porté par ces habitants, le lieu peut aussi se déplacer et le type d’amour se localiser, ailleurs, prenant pour même lecture des matérialités qui peuvent alors être différentes… Les lieux sont bien éphémères, pour reprendre l’idée de Xavier Piolle (1990), et de circonstance, pour s’appuyer sur celle de Denis Retaillé (1998).
Ainsi compris, le lieu est ambivalent. La localisation de l’amour, sa socialisation en même temps que sa structuration sont cela même qui le rendent physiquement possible, et réciproquement. Mais en même temps, ce processus de mise en lieu participe au contrôle social, voire politique, de la sexualité humaine en canalisant, si l’on peut dire ici, sa dangerosité potentiellement subversive, voire en la neutralisant. De fait, et politiquement, l’amour anarchiquement géographique d’un Reggiani s’oppose de plein fouet à l’amour sédentaire, voire enraciné de Sheila et Ringo. Et quelle admirable démonstration : considéré sous l’angle de sa dimension géographique — comment, donc, le rapport au lieu conditionne le rapport à l’autre, et réciproquement — l’amour confirme heureusement, pour la nouer dans un seul et même geste, la double portée, existentielle et politique, de l’humaine condition géographique.
C’est qu’entre les chansons populaires et la science géographique, il y a bien plus qu’un effet de commentaire. Le point commun du poétique et du scientifique, en la matière, se trouve autrement, dans cette expérience commune qui fonde les unes et l’autre. Les unes, comme mises en paroles et en musiques de cette expérience géographique du Monde dont les chansons parlent, cultivant, pour qu’elles nous parlent, ce champ que l’on pourrait qualifier d’« art du quotidien » ; l’autre, comme mise en mots, notions et concepts, de cette expérience silencieuse, mais certainement pas muette, des lieux et des territoires du Monde. Et c’est bien là que les deux styles puisent leurs raisons, autour de cette inquiétude constante, effectivement existentielle et politique, de l’humanité vivante : comment être soi-même parmi les autres, autrement dit et géographiquement, comment habiter le Monde ?