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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Va et vient.

Entre deux lieux, entre recherche et récit.

Image1La mobilité quotidienne des Français s’est considérablement accrue au cours de la seconde moitié du 20e siècle, les pratiques des habitants des villes – en termes de travail, de courses, de loisirs – se déployant dans un espace de plus en plus large. Nombreux sont désormais les individus qui travaillent dans une autre commune que celle du domicile. Ils représentent 60,9% des actifs en 1999 contre 46,1% en 1982. Les distances qu’ils parcourent ont, elles aussi, augmenté puisqu’en 1999, la distance moyenne à vol d’oiseau est de 15,1 km contre 13,1 km en 1982.

Pourtant, parmi ces migrants pendulaires 188 000 actifs se déplacent à plus de 200 km (Talbot, 2001). C’est le cas des navetteurs-tgv Le Mans-Paris.

Nous nous proposons ici d’interroger la relation entre spatialité et liberté pour ces individus, en nous fondant sur les données récoltées dans le cadre d’une large recherche sur la population des « navetteurs-Tgv ». Mais la dialectique contrainte/liberté concerne aussi le chercheur. Dans quelle mesure la subjectivité nourrie de l’expérience d’une observation au long cours – l’enquête longitudinale s’est déroulée sur une dizaine d’années – peut-elle nous priver d’objectivité, nous priver de notre liberté de chercheur ? L’objectif de cet article est par conséquent d’envisager la double dialectique contrainte/liberté et objectivité/subjectivité.

Comme ces individus du « va et vient » entre deux villes, nous procéderons nous-même à un va et vient entre le récit de la recherche (décliné à la première personne du singulier, au passé, puisque la recherche est achevée, et écrit en italique) et les résultats (déclinés à la première personne du pluriel et au présent).

Mon entrée en navette était déterminée en dehors de toute considération de recherche sur les migrations pendulaires. Si la première impression dans le Tgv était celle de la perception de voyageurs anonymes, au fil des semaines, les lundis et mardis, j’ai reconnu des visages. Contrainte de me déplacer d’autres jours de la semaine, je les ai revus. Certains voyageurs faisaient effectivement le voyage tous les jours. C’est alors qu’a germé, avant la problématique, le choix de l’objet de recherche : les navetteurs.

J’ai choisi de définir les navetteurs sur le critère de leur abonnement auprès de la Sncf, les abonnés étant ceux qui voyagent au moins trois fois par semaine (rythme à partir duquel l’achat d’un abonnement devient avantageux) ; cela me permettait de définir la population de l’échantillon de façon homogène, sur la base de caractéristiques strictement internes à l’objet.

Le cas du navetteur Le Mans-Paris n’est pas dans la norme, au sens du comportement de l’« homme moyen » (Quételet, [1835], 1991), non seulement parce qu’il parcourt 285 km en moyenne chaque jour d’une semaine ordinaire pour se rendre à son travail mais aussi parce que son temps de transport est supérieur. En effet, pour plus de 45% des navetteurs, le trajet prend plus de trois heures, quand la durée quotidienne moyenne se situe autour de 54 mn (Madre & Maffre, 1995). L’hyper-mobilité permise par la grande vitesse, « si elle annule pratiquement la contrainte de la distance, amplifie considérablement la contrainte du temps par la multiplication des temps » (Retaillé, 1998) : temps du trajet entre les villes, du domicile à la gare, de la gare au lieu de travail, au cours desquels se manifeste pleinement la « rapidité différenciée » (Ollivro, 2000), c’est-à-dire, pour le navetteur, la mise en place d’un ensemble d’espaces quotidiens parcourus à des vitesses variables : celle de la marche à pied, de l’automobile et du Tgv, voire simultanément à différentes vitesses s’il communique par e-mail avec une personne localisée à Tokyo pendant qu’il est dans le Tgv, pour reprendre l’exemple de Jean Ollivro.

J’ai élaboré un premier canevas d’entretien assez lâche, puisque je faisais raconter une journée ordinaire, et que le canevas ne servait qu’une semi-directivité. J’ai choisi les navetteurs de manière aléatoire, m’adressant à ceux que j’avais repérés, ensuite j’ai fait jouer un processus « boule de neige » : les enquêtés m’aidaient à repérer ceux qu’ils savaient voyager tous les jours. Je menais les entretiens et les enregistrais dans le Tgv, lorsqu’ils allaient à leur travail ou en revenaient. Bien que le magnétophone constitue toujours un handicap, puisqu’il a tendance à inhiber l’enquêté, le train me servait : le bruit du roulage avait pour bénéfice de masquer le bruit de l’appareil, si bien qu’au bout de quelques minutes, le navetteur l’oubliait. Les navetteurs ne se plaignaient pas, j’en ai rencontré cette année-là une douzaine, mais la journée qu’ils racontaient me permettait de reconstituer la place du trajet dans le budget-temps, et je les ai par conséquent su contraints. J’ai mieux compris alors, pourquoi ils refusaient systématiquement de m’accorder un entretien ailleurs que dans l’espace-Tgv, le temps de l’entretien venant se superposer au temps de transport. A la manière des anthropologues, j’ai pris « au mot », car la parole, avec ses hésitations, ses intonations, permet de « comprendre au delà ou en deçà des mots, afin de débusquer l’implicite sous le contenu évident » (Zonabend, 1989).

Pourtant, certains présentent le temps de la navette comme du temps pour soi, du temps sans contrainte, et la navette comme résultant d’un véritable choix.

Ce paradoxe ne peut manquer de nous interpeller. La navette Tgv se situe-t-elle du côté de la contrainte ou de la liberté ? Pour répondre, il faut comprendre quels sont les évènements fondateurs qui les ont conduit à la navette, et quelles sont les contraintes réellement engendrées par cette mobilité. Puis il s’agit de voir dans cet espace les ressources qu’ils élaborent – l’investissement spatial – pour se représenter le Tgv comme instrument de liberté.

Les évènements fondateurs de la navette sont divers. Chômage et retour à l’emploi dans une autre ville, délocalisation de l’entreprise, frustrations professionnelles, sont les premiers motifs invoqués. Le mariage, le décès du conjoint, une naissance, sont aussi des évènements du cycle de vie mentionnés. Notons que les femmes sont nombreuses à entamer la navette pour des raisons familiales. Les hommes ne migrent jamais pour des raisons autres que professionnelles. Le choix d’entrée en navette apparaît donc souvent comme contraint, et fréquemment défensif. Néanmoins, quelques navetteurs considèrent que l’emploi actuel correspond à une promotion, parfois obtenue d’ailleurs après une période de chômage ; d’autres poursuivent des études.

S’il est fréquent que la migration pendulaire naisse de contraintes, il paraît qu’avant tout elle en génère. Si le temps de trajet est d’environ trois heures, le poids dans le budget-temps n’est pas la seule contrainte.

J’avais pris un Modulopass qui me permettait de voyager à moindre frais et j’en mesurais le poids budgétaire. Mais peut-être ne l’était-il pas pour eux qui devaient avoir probablement un statut de cadre ? Cette idée me perturbait néanmoins, car leur hexis corporel trahissait souvent un habitus populaire. Il est vrai que je me savais peu physionomiste. Je devais par conséquent obtenir des données quantitatives pour connaître leur appartenance socioprofessionnelle, et prendre la mesure de cette contrainte. Dans mon repérage, j’étais entrée en contact avec l’Avuc (l’Association des Voyageurs Usagers du Chemin de fer). Je me suis donc tournée vers elle pour obtenir ces données quantitatives. Elle avait fait une enquête quantitative, elle avait pour projet de la renouveler, et elle accepta de m’y associer. J’ai ainsi pu obtenir quelques données.

Les données quantitatives m’étaient aussi nécessaires pour une autre raison. On dit que l’empathie est nécessaire pour obtenir de « bons » entretiens (Giglione & Matalon, 1978). Mais l’empathie se tourne vite en sympathie. La sympathie commençait à me faire perdre de l’objectivité. Si je voulais faire acte de recherche, il allait falloir que je m’en méfie, même si « l’existence d’une réalité autant que possible détachée de la spécificité des producteurs, ne garantit pas la fonction de connaissance de cette réalité » (Lévy, 2003). Le chiffre statistique allait me permettre de garder la tête – sinon le cœur froide.

Les navetteurs sont très contraints budgétairement. En effet, les navetteurs Le Mans-Paris consacrent mensuellement jusqu’à 440,37 € à leur trajet en 2001. On ne peut donc ignorer le poids de la navette dans le budget de ces ménages. Sans compter qu’au coût de transport s’ajoutent d’autres frais, comme la garde des enfants, d’autant plus coûteuse que l’amplitude horaire est grande. Certes, pour 71,47% des navetteurs, les unités de production dans lesquelles ils travaillent (entreprises et administrations) contribuent au frais de transport. Parmi ceux-ci, 77% ne reçoivent que l’équivalent d’une carte orange, ce qui est loin de couvrir les frais de transports. Pour 27% de l’échantillon, plus du quart du salaire est absorbé par le transport !

En corollaire, le temps passé avec la famille est réduit, le budget loisir est amputé. Sans vraiment se plaindre, les navetteurs évoquent parfois ces effets délétères de la navette. Jacques dit : « C’est un sacrifice de mon temps avec elle ». Jean, se déclare insatisfait de sa « transhumance », et chiffre le « coût du calendrier de l’absence » : « je n’ai plus, vu mon âge les problèmes des enfants en bas âge, j’ai quand même le conjoint qui se trouve seul, désespérément seul… ». La navette est aussi incriminée pour des problèmes plus graves, l’équilibre des enfants est mentionné par toutes les mères, et certaines analysent au filtre de l’absence tout écart de comportement, nuits agitées, problèmes psychologiques.

Yves Champion (1958), lorsqu’il analysait l’homologie des vécus de l’aliénation et de l’exil, évoquait l’image du migrant rejeté hors du groupe social de référence. Observe-t-on cette même homologie pour la mobilité pendulaire ?

Les relations amicales se font plus difficiles. Lorsque nous leur posons la question du temps qu’ils consacrent à l’entretien de leur réseau social, ils sont unanimes pour le déclarer réduit même si tous n’ont pas les excès de Jean : « J’avais deux ou trois amis, des relations. Je n’aime pas les programmes, je n’aime pas une bouffe le mercredi prochain… si mercredi matin on se voit mercredi soir c’est parfait. Si elle est programmée ça me crée une obligation, là ça me gratte et comme ça me gratte, j’y pense le vendredi, le samedi, le dimanche, le lundi, le mardi, comme ça me gratte, ça me gène… ça empiète sur ma récréation… et depuis que je suis à Paris j’y ai mis vraiment une ardeur inverse, à savoir que là j’ai fermé complètement, même pour la famille, personne n’a le droit de me voler cinq minutes de mon air, de mes bouquins… J’ai axé en fonction de ce désir absolu, alors je ne déroge pas, j’ai axé ma vie de famille en fonction de cela ». Quant à Blanche, elle invoque la difficulté des interactions : « j’avais une expérience qui était très différente de l’expérience moyenne des personnes qu’on pouvait rencontrer. Parce qu’il y a des femmes qui ne comprenaient pas bien ma vie, qui se consacraient à leurs enfants et très bien… ».

Il me fallait là un autre instrument. Je ne pouvais me contenter des dires. La déperdition des liens sociaux devait être objectivée. Maurizio Gribaudi travaillait à cette époque sur les réseaux sociaux, et avait élaboré, avec son équipe européenne, un cahier d’enregistrement des relations (Gribaudi, 1998). Pourquoi ne pas l’utiliser ? Cet outil avait en outre l’avantage de prendre en compte la question spatiale dans le cadre d’une analyse des réseaux sociaux, ce qui était rare (Offner & Pumain, 1996). Mais il était trop coûteux en temps – il supposait un enregistrement quotidien pendant deux semaines de toutes les interactions qu’on avait pu avoir – les navetteurs me l’ont vite signifié, ils ne voulaient me consacrer que le temps du voyage. Il fallait que je retravaille par conséquent l’outil. Ce qui fut fait. Pendant la durée d’un trajet, je m’entretenais avec un navetteur et relevais le réseau social tel que le navetteur le décrivait : prénoms, âge, profession, occasion et lieu de la première rencontre, types de liens. Je récoltais ainsi le réseau social pour les trois « espaces vécus » (Frémont, [1976], 1999) ; puis, je lui faisais reconstituer le réseau social d’avant la navette. Bien sûr, j’étais consciente du biais, le navetteur pouvait idéaliser le passé, mais il fallait avancer. Même si le navetteur surestimait les contraintes sociales de la navette, j’allais au moins avoir une bonne image de ses représentations. Après la collecte je prenais un autre rendez-vous pour remplir la matrice du « qui connais qui ? », en notant là aussi la nature des relations. J’ai cartographié ces réseaux sociaux en me servant de la carte des villes et du schéma du train comme fond de carte, avec une échelle relative au nombre de liens. J’ai choisi de figurer la nature des différents cercles de relations avec ego, par différentes couleurs. La construction de ces cartes a été par conséquent fondée sur le nombre de relations déclarées pour différents moments (pendant et avant la navette).

La majorité des navetteurs connaît une déperdition de ses relations sociales. Elle est parfois drastique lorsque la navette a été longue. Ainsi, par exemple, Dominique en 4 ans de navette a perdu 42% de ses relations amicales (relations comptabilisées grâce au cahier d’enregistrement, Dominique déclare 14 amis de mémoire avant la navette, elle n’en déclare plus que 8 pendant).

Figure n° 1 : Dominique. Réseau social au Mans. 1993-1997.

Image2Elle a perdu toutes ses relations professionnelles, ce qui se comprend puisque désormais elle travaille à Paris, mais on peut voir qu’elle a aussi perdu bon nombre d’amis.

Les navetteurs ne compensent pas cette déperdition par un réseau social important dans la ville du travail, 8 navetteurs sur 13 n’y mentionnant aucun lien amical. En effet, si le temps manque pour simplement entretenir les relations dans la ville du domicile, il manque aussi pour se constituer un tissu de relations dans la ville du travail. Quelques collègues sont mentionnés, quelques amis de longue date lorsqu’on est parisien d’origine, que l’on prend rarement le temps de voir, quelques liens familiaux avec lesquels les relations sont plutôt moins fréquentes. Ainsi Mathilde, si elle déjeune de temps en temps avec son frère, ne voit jamais sa sœur. 65,4% des navetteurs Le Mans-Paris n’entretiennent aucune relation extra-professionnelle dans la commune du lieu de travail.

Les perspectives de carrière doivent, sans doute, être conséquentes pour compenser ces contraintes. Mais il n’en est rien. Comme pour les « toupies » d’Alain Tarrius (1992) – ces cadres circulants en Europe qui passent leur semaine entre Bruxelles, Frankfort et Paris – rester circulant longtemps signifie connaître un immobilisme professionnel. Sans compter le risque sur l’emploi, inhérent à cette situation. Claude l’explique bien : « cela m’a pénalisé. Oui, je crois, professionnellement. Parce qu’effectivement à certains moments, je peux dire désolé, mais j’ai mon train. On n’apprécie pas. Et puis, je ne participe pas, d’abord c’est par goût et ensuite par nécessité, à toutes les manifestations extra-professionnelles qui se présentent. Vous savez les petits clubs, les petites réunions. Je n’aime pas y aller personnellement, mais là je ne peux pas y aller, c’est pas possible. Et ça compte dans une carrière normale et évolutive. […] on me prend pour quelqu’un sur lequel on ne peut pas forcément compter avec fiabilité, quelqu’un qui est simple passant dans l’entreprise ». Claude a perdu son emploi depuis. Il est révélateur que 43 % des navetteurs sont des « gens du public », qui, précisément, ne risquent pas d’être pénalisés tant que l’emploi à vie est maintenu.

Tissus sociaux fragmentés, carrières moroses, identité menacée : « au fur et à mesure que moi je faisais les navettes, il y avait vraiment un dédoublement de la personnalité. Il y avait un Parisien. Pas Parisien, puisque pour les Parisiens j’étais un faux Parisien. Il y avait un Manceau [] tu te retrouves le cul entre deux chaises parce que tu n’es jamais l’un, tu n’es jamais l’autre », dit Gérard. Etaient-ce des loosers ?

Loosers, le mot était insupportable. Au fur et à mesure de nos conversations, mon informateur le plus précieux l’avait réfuté.

Dilemme.

L’objectivité exigeait de penser en ces termes. La subjectivité nourrie de sympathie me l’interdisait. Quel est ce statut de l’anthropologue qui le condamne à trahir ses informateurs ? Trahir en donnant une image d’eux-mêmes qu’ils refusent.

Refus.

Le refus provenait-il du fait que se percevoir comme looser est tout simplement insupportable ? Ou parce que le navetteur se pense comme quelqu’un qui a réussi ?

J’en étais là, quand les aléas de ma propre vie professionnelle, une promotion (je n’étais bien entendu pas rangée parmi les loosers !) allait faire que j’allais changer de parcours. J’allais navetter « à temps plein » entre Le Mans et Angers. Je pouvais par conséquent rencontrer de nouveaux navetteurs et, sinon poser sur eux un regard neuf, en tout cas redevenir anonyme. Quitter cet inconfortable habit de sociologue, qui entache forcément la relation avec l’enquêté. J’allais pouvoir mener une observation participante sur la longue durée, en me fondant parmi la population des navetteurs. Quel avantage pour l’anthropologue du monde contemporain ! Claude Lévi Strauss (1955) chez les Bororos n’avait pas eu ce privilège ! Je me suis faite adopter par un groupe. J’en avais vu le fonctionnement, je savais comment m’agréger.

J’ai donc vécu chez les « Bororos » !

Je prenais le train avec eux. Dès que j’arrivais à destination, je notais sur des bouts de papier, les propos que je retranscrivais, les impressions, les analyses. Je regroupais ensuite le tout dans un classeur. Il m’eut fallu un carnet. J’y suis encore rétive.

Comme j’allais encore fréquemment à Paris, je gardais contact avec les anciens, étendais mon échantillon, et m’entretenais avec eux dès que j’en avais l’occasion. J’abordais les thèmes que je percevais entre Le Mans et Angers, entrant dès lors dans une démarche comparative en même temps que je pénétrais davantage les logiques des acteurs.

L’affirmation d’une identité mancelle est fréquente. Les navetteurs sont enracinés dans la ville de leur domicile. Les hommes revendiquent même, comme un acte militant, de ne faire jamais d’achats dans la ville du travail, pour sauvegarder l’emploi dans celle du domicile. Ils se sentent sédentaires et pourtant ils sont extrêmement mobiles.

Ils ont choisi la navette. 92% n’envisagent pas de déménager dans la ville du travail. 53,4% ne cherchent pourtant même pas un emploi dans la ville du domicile. D’ailleurs en trouveraient-ils ? Les données de l’emploi au Mans (Dodier, 2000) ne les rendent pas très optimistes. Et puis, beaucoup sont des gens du public. Dans la mesure où ils ont une position assurée, et qu’ils savent qu’elle n’existe plus au Mans, à quoi bon chercher ?

Nous avons nommé ce choix sédentarité dynamique. Ils sont sédentaires puisqu’ils ne migrent pas, dynamiques puisque leur parcours est marqué par la mobilité. Nous avons considéré avec Hervé Le Bras (2002) que « le terme de mobilité s’applique à tout changement de lieu. On peut être mobile au cours d’une heure, d’une journée (s’il s’agit de déplacement domicile-travail, on parle de commutation ou de mouvement pendulaire), d’une semaine, d’un mois (par exemple, lors des congés), de plusieurs mois (migrations saisonnières) ou changer de résidence sans penser à retourner d’où l’on vient. Dans ce dernier cas seulement, on parle de migration ». Nos navetteurs n’étaient donc pas des migrants – le terme migration pendulaire induisant une confusion – mais des sédentaires dynamiques.

Les navetteurs se révèlent des acteurs stratèges. Comme les acteurs weberiens, ils déploient une stratégie faite de rationalité en finalité et d’affectivité, arbitrant entre les coûts de la navette et celui d’un logement à Paris, entre la perte des relations et les avantages affectifs à rester provinciaux. Ils sont mobiles pour ne pas bouger. Ce qui semble une boutade est sérieux. D’ailleurs les taux de migration entre départements et entre régions ont stagné dès 1975 puis régressé à partir de 1990 (Le Bras, 2002). Les Français sont devenus plus sédentaires mais plus mobiles. Dès lors, les migrations pendulaires, jouent un rôle de substitut aux migrations. Le navetteur n’est pas comme l’âne de Buridan, qui ne sait choisir entre le seau d’eau et l’avoine. Le navetteur a l’eau et l’avoine. A quel prix ? Les contraintes sont le prix à payer pour choisir de ne pas migrer. Dès lors, on ne peut plus considérer le navetteur comme un looser, mais comme celui qui a réussi à concilier les inconciliables.

Mais si le navetteur est un stratège, il doit aussi savoir agir pour gérer au mieux cette contrainte.

J’ai commencé à percevoir la raison de ce que je n’avais pas pris suffisamment au sérieux jusqu’alors. La sociabilité Tgv. Et pourtant, je l’avais moi-même utilisée comme ressource. J’ai constitué l’échantillon de ma première enquête qualitative sur le parcours Le Mans-Paris par un processus boule de neige. J’ai fréquenté assidûment les réunions de l’Avuc, pour la connaître et pouvoir poser les questions de l’enquête quantitative. J’ai ensuite cherché à « séduire » un groupe de navetteur pour les fréquenter. J’ai par conséquent instrumentalisé les relations Tgv. Les navetteurs n’instrumentalisaient-ils pas aussi ces relations ?

Néanmoins n’étais-je pas en train de projeter des fantasmes ?

« Considérer les faits sociaux comme des choses » (Durkheim, [1895], 1937), viser la « neutralité axiologique » (Weber, [1918], 1959), tels étaient les préceptes fondateurs de ma discipline. Comment échapper à la subjectivité dans mes analyses ? Si pour certains la démarche ne pose pas trop de problèmes (Pinçon & Pinçon-Charlot, 1997), pour moi la tâche s’avérait ardue : navetteuse parmi les navetteurs. Bororo parmi les Bororos ! Soudainement ma posture m’angoissait. Heureusement, Georges Devereux ([1967], 1994) avait éprouvé la même angoisse, l’analysant au travers du prisme de la psychanalyse, et il avait élucidé les deux moyens de la résoudre. Le refoulement et/ou la sublimation. J’ai travaillé les deux. J’ai refoulé en me sécurisant, en déployant une méthode ethnographique tatillonne pour regarder de manière précise. J’ai sublimé, en travaillant sur cette angoisse, de manière à la rendre productive, en veillant à ce que la méthode ne tue pas les affects. Pour ce travail, Claude Lévi Strauss (1973) conseillait de s’observer soi-même pendant que l’on observe, de manière à réduire la subjectivité faisant ainsi de l’anthropologie la seule science « sans doute, à faire de la subjectivité la plus intime un moyen de démonstration objective ».

J’ai donc observé avec minutie le contenu des relations sociales des navetteurs, j’ai repéré scrupuleusement les espaces où elles se jouaient, j’ai confronté mes observations à leurs déclarations dans le cahier d’enregistrement des relations. J’ai subjectivé l’objectivité avant d’objectiver mon expérience (Guillard, 1995), c’est à dire auto-analysé ce que m’apportaient ces relations, et travaillé pour me distancier de ces affects sans en perdre les bénéfices.

Sous l’apparence d’une vie extrêmement contrainte, le navetteur s’aménage des espaces de liberté.

Si, dans le train, une première impression est celle du silence des dormeurs, des personnes qui lisent ou travaillent, ponctué par la conversation de deux ou trois bavards qui semblent poursuivre leur conversation engagée hors du train. En fait, le Tgv est un lieu d’intense sociabilité pour les navetteurs de la sédentarité dynamique qui ont choisi ce mode de vie. Par contre, ceux qui ont le projet de se re-sédentariser au Mans ou dans la ville du travail ont une expérience solitaire du trajet, livrés au rêve, à la lecture, à l’élaboration de leurs projets…

La sociabilité des navetteurs de la sédentarité dynamique est nouée dans des espaces que le designer du Tgv Atlantique, Roger Tallon a prévu pour la conversation : salon, kiosque, carrés, bar. Mais cette conversation est celle prévue par le dispositif Sncf. On propose aux familles ou aux groupes ces espaces, et la Sncf ne les alloue à un voyageur seul que lorsque les autres places disponibles font défaut. De ce fait, ces places sont souvent libres, et les navetteurs les investissent. Chaque espace a ses adeptes : Delphine ne veut que le palier pour avoir une conversation intime, ou quand elle veut être seule, ou le carré pour une conversation à plusieurs (en voiture 8 et 9, 18 et 19). Chaque espace a aussi ses détracteurs : Claude ne veut pas entendre parler du kiosque (en voiture 10 ou 20) « on y est très mal ; vous avez vu le bocal que c’est ! il n’y a que des petites vitres où vous voyez rien, où vous tournez le dos ! » ; au contraire, l’« équipe » de Roger s’y trouve bien. L’appropriation spatiale se fait au détriment des autres voyageurs, ce que n’avait sans doute pas prévu la Sncf. Que de scandales, réglés parfois aux dépens du navetteur après recours au contrôleur, au sujet d’une place dérobée à celui qui en a la réservation pour pouvoir voyager ensemble !

De l’espace froid le navetteur a fait du chaud.

Certaines de ces relations ont été nouées hors navette. Ainsi un couple prend tous les matins son petit-déjeuner, faisant du train le prolongement de la cuisine domestique. Plus loin, quatre copains « tapent la belote », ils sont employés par la même entreprise et ont été délocalisés. Certains matins, l’un d’eux parcourt le train avec ses pronostics pour le tiercé du jour et récolte des fonds pour jouer dans certaines courses. C’est le seul groupe de personnes de même sexe et à première vue de même milieu social à voyager ensemble, tous les autres sont mixtes.

Mais cette sociabilité n’est pas forcément née hors du train dans les cercles familial, professionnel ou amical. Souvent cette sociabilité s’est nouée pour la première fois dans le Tgv. Robert raconte : « un soir où je prenais le train, je vais aux toilettes et puis je le vois (il s’agit d’un navetteur qu’il connaît de vue pour le rencontrer sur le quai) avec d’autres personnes, vous savez sur la plate-forme entre chaque voiture, un verre à la main. Et je me dis, tiens qu’est-ce qu’il lui arrive ? Et il me fait signe, alors je vais aux toilettes puis en sortant, il me fait signe à nouveau, j’y vais. Alors il me dit : j’arrose, je viens d’être reçu à un examen… j’arrose cela ce soir mais je recommence demain matin pour les autres ». Robert raconte ce fait avec animation, la convivialité de l’invitation est grande, et la joie de partager l’évènement est visible.

On est loin de l’isolement et de la contrainte ; nous rencontrons ici, au contraire, le sens de la fête, la joie de partager l’émotion d’une réussite. Le navetteur, loin d’être désocialisé, invente de nouvelles formes d’investissement spatial par sa sociabilité, y compris dans des lieux somme toute peu propices à l’épanouissement de cette joie relationnelle. Coincés entre les casiers à bagages, le passage qui mène aux toilettes et au téléphone, l’espace est loin de ces coins « cosy » où l’individu préfère aménager ses relations. Quatre strapontins dédaignés, l’espace est occupé par le plus informel des cocktails à 300 km/h! Notons qu’il ne s’agit pas d’une fête entre étudiants, puisque Robert a été convié, et qu’il est directeur des ressources humaines dans une entreprise de la banlieue parisienne, ni d’un moment partagé entre personnes du même âge, Robert est proche de la retraite, et s’il ne nous donne aucune indication sur l’âge de l’impétrant, il est au moins probable que celui-ci soit nettement plus jeune que lui.

Figure n°2 : La fête

Image3D’autres encore se retrouvent, chaque jour ou presque, aux mêmes places. C’est le cas de Jean et de ses amis, qui profitent du trajet pour bavarder à bâtons rompus. Ils ont choisi un des « carrés » pour leurs relations quotidiennes.

Figure n°3 : Rencontres dans les « carrés »

Image4Entre Le Mans et Angers, la même convivialité peut s’observer. Roger a recruté autour de lui toute « une équipe » qui, quotidiennement dans le kiosque, s’adonne à un véritable rituel, la lecture du journal à haute voix par Roger qui commente ensuite les nouvelles. Le soir, ils se retrouvent par contre dans les carrés. L’équipe a même trouvé le moyen en 38 minutes de créer un club d’investissement.

Ces relations sont amicales, Sonia parmi d’autres l’affirme : « je me suis fait plein d’amis dans le train, des amis réguliers. Que je vois vraiment tous les jours. On aime se retrouver dans le train, et on passe tous nos voyages ensemble ». Eux aussi ont trouvé un espace de prédilection : « on ne se met jamais à notre place attitrée, on essaie même de refaire l’organisation du train, c’est-à-dire qu’on échange nos places pour essayer de se retrouver dans des carrés ».

Le temps-Tgv est par conséquent un temps libre. L’espace-Tgv est aussi un espace libre parce que réaménageable.

Liberté retrouvée.

Outre le temps retrouvé, le Tgv c’est aussi la liberté de s’associer autrement. Claire Bidart (1997) a montré que les relations amicales sont souvent nouées au sein du même milieu. Ici, c’est au contraire l’hétérophilie qui prévaut. Ainsi Denis, dont le réseau s’est étendu depuis qu’il navette dans le Corail, mentionne un os, un agent de maîtrise, un journaliste, un ingénieur, une employée, deux techniciens, une secrétaire, une enseignante, un cadre public, un cadre gestion. Cette hétérophilie est comparable dans les autres groupes. Les âges sont également toujours très divers. Le Tgv apparaît une fois de plus comme un lieu de plus grande latitude puisqu’il permet de fréquenter autrement.

Licence même parfois. Dans la bande des carrés, Delphine a fini par avoir une relation amoureuse avec Jean, marié. Nous avons même rencontré un couple adultère, dont l’un sort en gare Nord où sa femme l’attend, l’autre en gare Sud. Ici encore le contrôle social apparaît moindre dans le TGV. Jean trouve-t-il une voie d’émancipation de sa relation conjugale dans la navette ?

Mais la liberté, c’est aussi la faculté de se fédérer pour se défendre du poids des contraintes. À 17h50 ou à 18h45, selon les jours au départ de Paris, dans la voiture-bar, l’assemblée générale ordinaire et quotidienne de l’Avuc se réunit. Les membres du bureau sont là, on peut les y rencontrer. Occasionnellement on y prend une bière, le serveur de la Compagnie des Wagons Lits est d’ailleurs de la conversation, mais ce n’est pas systématique.

Figure n°4 : L’assemblée générale ordinaire

Image5Quand bien même les navetteurs ne consomment pas, ils sont tolérés, voire accueillis, et les conversations vont bon train. Il arrive aux contrôleurs de passer et de dire bonjour.

Ces navetteurs, visiblement, forment un cercle assez soudé, les relations sont amicales, on discute de choses et d’autres, pas seulement de l’association. Les relations s’organisent de la même façon que dans les groupes informels que nous avons rencontrés, d’ailleurs certains de leurs membres sont occasionnellement les mêmes. Un observateur non-averti pourrait même se demander si l’association n’est pas une sorte d’amicale, comme celle des Auvergnats de Paris, qui a pour vocation de permettre l’entre-soi… On pourrait presque faire un parallèle avec la culture d’entreprise. À l’image des salariés de certaines entreprises, comme d’ailleurs les salariés de la Sncf qui ont un temps arboré un pin’s métallisé représentant le Tgv, les adhérents arborent l’insigne de l’Avuc, qui reproduit le logo de l’association. Cet insigne marque le sentiment d’affirmation par les navetteurs eux-mêmes de leur identité.

Mais l’Avuc a pour principale fonction de défendre les intérêts des navetteurs. D’ailleurs, l’Avuc a obtenu des aménagements tarifaires pour les anciens abonnés, qui navettaient par le Corail avant la mise en service du Tgv, et obtenu pour tous, une certaine souplesse d’accès aux Tgv pour lesquels ils n’ont pas la bonne réservation et un tarif fidélité.

Le Tgv permet par conséquent de desserrer les contraintes. On comprend alors Denis : « on n’a pas de contrainte et on peut faire des choses dont on se culpabilise quand on fait ça à l’extérieur. Prendre une heure pour lire dans la journée bon, on l’fait pas ! mais dans le train on le fait, mais sans contrainte. Chez soi, on a toujours des tas de chose à faire, que là, on peut pas faire autre chose ».

Au fur et à mesure que le réseau social manceau s’étiole, et que le réseau parisien peine à se constituer, le réseau Tgv se nourrit, permettant de délivrer le navetteur. Ainsi Denis, qui a commencé à navetter avec le train Corail, qui avait déjà perdu 72,2 % de ses relations amicales au bout de 4 ans de navette (il ne lui reste que 3 amis au Mans), qui ne fréquente qu’une amie occasionnellement à Paris, peut néanmoins se prévaloir de 11 relations dans le train dont 6 désignées comme amicales.

Figure n°5 : Denis. Réseau-Corail et Réseau Tgv 1987-1993

Image6Dans le cadre de cette approche de la spatialité, nous avons pensé l’espace « ni comme un contenant neutre de fonctions, ni comme un bien marchand » (Lussault, 2003) ce qui aurait pu être tentant pour un outil de transport. Nous avons vu que l’espace est bien cette « réalité construite dans l’action sociale qui signifie quelque(s) chose(s) » (Lussault, 2003) pour les acteurs. Les navetteurs font du Tgv, un élément de leur territoire au sens d’un « espace qu’un groupe s’est approprié, qu’il a conscience de s’être approprié, à ses besoins et à sa structure » (Auriac & Brunet, 1986), ils ont investi le train, ils y vivent, et cette manière d’habiter la mobilité leur permet de transformer l’espace en une ressource dans un contexte fort contraignant. La navette Tgv, que nous pensions située du côté de la contrainte peut tout aussi bien se situer du côté de la liberté.

Le Tgv était aussi ma liberté. Contrainte, comme les autres navetteurs, par mon emploi et par la navette, je m’étais, comme eux, parfois réchauffée aux contacts des autres et, surtout, j’y avais conquis la liberté d’exercer une nouvelle activité, la recherche.

J’y avais également acquis une certitude : la connaissance ne se réduit pas à la recherche cérébrale de l’objectif, les affects la nourrissent.

Désormais, je ne voyage jamais seule.

Résumé

La mobilité quotidienne des Français s’est considérablement accrue au cours de la seconde moitié du 20e siècle, les pratiques des habitants des villes – en termes de travail, de courses, de loisirs – se déployant dans un espace de plus en plus large. Nombreux sont désormais les individus qui travaillent dans une autre commune que ...

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Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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