Parler d’urbanisation du territoire de l’Europe occidentale a-t-il encore un sens ? Alors que la ville elle-même se délite, se diffuse et que ses fonctions se répartissent sur l’ancien périmètre d’expression de son ban tout en se modifiant elle-même, questionner les concepts utilisés pour décrire les mutations territoriales et urbaines reste pertinent. La Suisse fait figure de laboratoire de ces transformations, sous la double influence d’une métropolisation en marche et d’une popularisation — d’une banalisation ? — du concept d’urbanisation de son territoire. Une réflexion sur la Suisse permet de questionner à nouveau nos connaissances sur les phénomènes territoriaux en Europe occidentale et plus largement, et sur le choix des mots retenus pour les décrire.
La messe est-elle vraiment dite ? Des auteurs proposent en effet de considérer que le processus d’urbanisation est achevé, et ceci pour l’ensemble du territoire (Lévy 2013), répondant ainsi à ceux qui, deux décennies plus tôt, considéraient que l’urbanisation n’était « pas encore tout à fait achevé[e] » (Ascher 1995, p. 16). La remise sur le tapis de la mort de la ville fait alors un peu l’effet d’une vieille histoire qu’on réchauffe. Pourtant, il y a lieu de considérer que les courants de pensée différents traversant la littérature, entre les partisans de « la mort de la ville et [du] règne de l’urbain » (Salomon Cavin 2005, p. 190) et ceux « admettant le règne de l’urbain [tout en] contest[ant] l’idée de mort de la ville » (ibid.), ne se sont guère réconciliés. Le débat peut aujourd’hui se déplacer, de celui autour de la nature intrinsèque de la ville, à celui de la valeur de l’urbanisation comme processus de création de la ville. Or le sujet mérite probablement qu’on s’y attarde un peu. Il y a lieu de constater en effet que le grand public — rétif aux subtiles nuances produites par la littérature — s’est désormais emparé de la thématique de l’urbanisation de l’Europe occidentale et qu’il a été aidé en cela par le rouleau compresseur des médias. La question posée ici relative à la Suisse n’est en aucun cas spécifique à ce pays, mais a une valeur exemplative tant il est patent que ce petit pays où huit millions d’habitants peuplent un territoire national de 41 000 km2 dont les Alpes occupent près des deux tiers présente les signes d’un stade avancé du régime de métropolisation (Bassand 2004) et d’une augmentation de la domination de ses aires métropolitaines principales (ARE 2013).
Il ne semble en effet plus y avoir une semaine, où, à travers les médias — via des articles de fond, des débats de société, des émissions d’approfondissement — et, dans une large mesure aussi, à l’intérieur d’un discours politique où les diverses tendances se rejoignent puis se confondent, le lecteur ou l’auditeur attentif ne soit confronté à cette déclaration : « La Suisse s’urbanise ! ». Cette assertion émise avec un tel aplomb et répétée si fréquemment profite aussi pour s’imposer dans l’opinion de son grand nombre d’occurrences dans la littérature scientifique. Cette répétition à l’envi d’un concept nous amène à tenir ce dernier pour vérifié et accepté, fruit d’un consensus scientifique qu’il serait inutile de remettre en doute ou simplement de questionner. Mais peut-on sereinement répéter « la Suisse s’urbanise » sans interroger la nature des transformations en cours sur le territoire ?
Ce dont l’utilisation du concept d’« urbanisation de la Suisse » veut rendre compte, ce sont les effets du régime urbain de métropolisation, dont le mot lui-même a été forgé au cours de la décennie 1990, non comme synonyme d’urbanisation, mais pour « remplir un vide lexical » (Leresche, Joye et Bassand 1995, p. 2) ; cette métropolisation à l’œuvre sur le territoire depuis au moins trente ans, que Jouve et Lefèvre proposaient de voir comme « le stade le plus avancé […] du fait urbain » (2004, Introduction). Or les caractéristiques du régime de métropolisation tiennent plutôt au délitement progressif de la distinction entre ville et non-ville, et à la diffusion sur le territoire des fonctions qui étaient jusqu’alors dévolues à la ville. En résumant les caractéristiques des « territorialités contemporaines », Chalas parle notamment de « disjonction entre centre-ville et centralité » (2010, p. 29). La superposition géographique du centre-ville historique et de la centralité comme grand attracteur territorial n’est plus automatiquement acquise et exige notamment, pour être maintenue, des politiques publiques visant à (re)valoriser le centre historique. De nouveaux attracteurs, nombreux, ont éclos dans la périphérie, marquant notamment la mort d’une certaine banlieue monofonctionnelle.
Au milieu de ces glissements, de ces mouvements à travers le territoire induits par la métropolisation, la Suisse semble particulièrement illustrer les caractéristiques mises en lumière par Chalas, au point, peu à peu, de se transformer en Stadtland Schweiz. Ce néologisme peut être compris comme la métaphore de la nouvelle réalité suisse, c’est-à-dire, selon les propos de ses auteurs, « un collage d’éléments urbains, de banlieue et ruraux, qui ensemble forment une zone de condensation à plusieurs noyaux » (Eisinger et Schneider 2005, abstract français). Face à un territoire qui change, les métaphores, elles aussi, évoluent. Reprises et popularisées, elles passent ensuite dans la langue quotidienne. Ainsi, il n’est désormais plus exotique de parler de californisation soit de l’arc lémanique, soit même de la totalité de la Suisse pour décrire un mouvement de mitage, de diffusion du bâti sur le territoire, de non-création d’espaces publics, voire de ségrégation des espaces résidentiels. Concept en voie de popularisation, il est repris par exemple par le directeur de la Fondation pour le paysage (FP) Raimund Rodewald, qui évoque et image la californisation du paysage suisse (Hotelrevue, 3 septembre 2010). Il serait d’ailleurs intéressant d’analyser ce que l’utilisation de ce terme, parmi d’autres, reflète comme désir peut-être inavoué ou inconscient d’un changement d’échelle pour une région de taille modeste en comparaison européenne. Quoi qu’il en soit, le régime de métropolisation, partout où il est à l’œuvre, crée de nouveaux mots pour décrire de nouvelles réalités. La naissance d’un territoire intermédiaire, ni centre-ville ni périphérie, est ainsi illustrée par l’émergence de divers concepts qui, ne se recoupant pas entièrement, décrivent pourtant une réalité proche : d’une Zwischenstadt, d’une Città diffusa, à la naissance d’une ville-territoire. Cette situation hybride fait dire à Grosjean (2010) qu’urbanisation dispersée n’est plus un oxymore.
Ceci étant dit, il est pourtant nécessaire de porter le questionnement un pas en avant. Si le territoire acquiert ce qui, hier encore, était les prérogatives exclusives de la ville, lui offre-t-on pour autant le caractère de la ville comme l’utilisation du verbe « urbaniser », dans sa stricte acception, laisse à penser ? La ville, perdant certaines de ses prérogatives, ne se transforme-t-elle pas aussi ? L’utilisation de l’assertion « la Suisse s’urbanise » ne semble pourtant s’intéresser qu’au territoire de la non-ville, que l’on transforme, que l’on modèle sur l’image d’une ville qui serait quant à elle inchangée, permanente et finalement inaltérable. La littérature semble relever la disparition d’une certaine ville, celle peut-être d’une définition wébérienne liant l’autorité municipale à la légitimité de son monopole sur un certain territoire (Kübler 2005), mais il n’est de loin pas certain que cette nuance soit comprise, intégrée, dans le discours à tout-va sur l’urbanisation de la Suisse, ni d’ailleurs qu’elle soit suffisante.
Le régime de métropolisation ne fait qu’accentuer, en effet, la non-superposition entre le territoire institutionnel de la ville et son bassin fonctionnel en perpétuelle expansion. L’urbanisation de la Suisse, thématisée, reprise, invoquée, paraît pourtant réductrice pour nommer l’opération de transformation du territoire qui peut être observée. Ce concept est en quelque sorte trop connoté à une certaine idée de la ville pour rendre réellement appréciable l’amplitude des effets de la métropolisation. En acceptant, comme le propose Lalande ([1927] 2006), que créer une définition est en fait déterminer les limites d’extension d’un concept, il est légitime de se questionner : l’urbanisation de la Suisse est-elle toujours à utiliser ? La métropolisation harmonise, voire égalise, les différentes composantes du territoire, de l’urbain, de la périphérie, de la campagne, alors que la ville se construit par le contraste sémantique avec la non-ville, dans un mouvement d’antithèse fondatrice. Peut-on donc encore parler d’urbanisation ou ne devrait-on pas chercher, pour décrire les phénomènes en présence, un vocabulaire plus proche de l’harmonisation, où la ville n’est plus seulement le modèle du changement, mais est aussi modifiée, bouleversée par celui-ci ?