Dans un récent ouvrage intitulé Les libertés académiques à l’abandon, Olivier Beaud (2010) entend « défendre les libertés académiques ». Il voudrait protéger l’Université des multiples pressions qu’elle subit (qu’elles viennent de l’État ou de l’économie de marché), afin qu’elle puisse poursuivre sa mission sans entrave [1]. À l’inverse, pour Pierre Macherey, l’Université n’est pas à défendre. Il s’oppose fermement à l’idée que cette institution ait déjà trouvé sa forme propre et qu’il ne s’agisse alors que de la protéger. S’il fallait se donner une mission, ce ne serait ni de défendre, ni de refonder l’Université, mais bien de l’inventer. En revenant sur diverses grandes questions qui ont traversé l’histoire universitaire, en se plongeant dans différents textes ayant trait à l’Université — de Kant à Nabokov en passant par Lacan et Rabelais —, La parole universitaire a pour vocation d’ouvrir des pistes pour répondre à la crise que traverse l’Université française aujourd’hui [2]. La force du livre ne vient pas forcément de la nouveauté des textes étudiés (certains sont plus attendus que d’autres), mais plutôt du regard que l’un donne sur l’autre, et du regard avec lequel ils nous permettent tous d’observer les pratiques et les institutions universitaires contemporaines.
[3]. Kant, en précurseur, pense à renverser cet ordre et à donner à la faculté de philosophie la capacité d’ordonner en toute indépendance, par l’usage de la raison, le fonctionnement universitaire global. En effet, la philosophie prendra un rôle central dans l’université prussienne et allemande à venir.
Hegel et Heidegger ont tous deux voulu offrir un « supplément de spiritualité à l’université » grâce à la philosophie ; ils ont voulu la réformer en conformité à des orientations fixées par la philosophie. Mais en établissant un tel lien spirituel entre l’Université et la philosophie, ils ont exposé la philosophie aux conjonctures universitaires qui sont toujours, directement ou indirectement, liées à la politique. Ainsi, si l’Université et la philosophie au temps d’Hegel, au tout début de l’Université de Berlin, ont permis le développement de la Kulturnation grâce à la Bildung, elles ont toutes deux été compromises au temps d’Heidegger : en prononçant son fameux « Discours de rectorat » à Fribourg où il avait été nommé par le gouvernement nazi en 1933, il tint un propos ambigu qui habillait le nazisme d’une certaine légitimité philosophique.
Pierre Macherey, philosophe, spécialiste de Spinoza et Hegel, avertit donc d’un danger certain à faire équivaloir parole philosophique et « parole universitaire », à laisser le bénéfice de la pensée de l’Université à la seule perspective surplombante des philosophes.
Il en appelle alors à l’échange avec le dehors de l’Université :
Il faut que l’Université descende du ciel sur la terre, et que, sortant de son cocon, elle rejoigne le monde réel, ses conditions et ses aléas. Il faut qu’elle le fasse, non seulement contrainte et forcée, sous la menace, donc dans une position tendanciellement asservie, mais autant que possible dans un esprit de responsabilité […]. Et elle ne peut arriver qu’en prenant lucidement conscience de ses failles, qui sont aussi des ouvertures par l’intermédiaire desquelles elle communique avec le dehors, un dehors qui, qu’elle le veuille ou non, qu’elle le sache ou non, est aussi dedans. (pp. 99-100)
Ce faisant, il rejoint une partie des imprécations de Derrida dans L’Université sans condition, lui qui appelait à une université théoriquement parfaitement indépendante mais ouverte sur la société et dont les frontières restent toujours à renégocier [4].
Ensuite, en lisant Lacan d’un côté et Bourdieu et Passeron de l’autre, l’auteur examine la spécificité de la langue universitaire. Si l’on s’en tient à la définition lacanienne du « discours universitaire » (d’après le Séminaire de 1969-1970 : L’envers de la psychanalyse [Lacan, 1991]), c’est une manière uniforme propre à ceux qui croient inconditionnellement au savoir de réintroduire « de la continuité, de la communication, de la connivence bâtie sur des compromis, dans ce qui doit au contraire rester de l’ordre du discontinu, de la rupture » (p. 200). Alors que Lacan en souligne la platitude, Bourdieu et Passeron dénoncent la violence d’un langage qui se prétend neutre, mais n’est en réalité compréhensible et praticable que par les classes cultivées qui utilisent cette maîtrise afin de se préserver les places les plus enviables dans l’Université et dans toute la société. Reste à se demander avec Pierre Macherey, si « une université où on ne parlerait pas l’idiome universitaire et pour laquelle il ne constituerait pas même le droit d’entrée est concevable » (p. 269). À ce titre, il convient de remarquer que presque personne n’a réussi mieux que Bourdieu à aligner les marques langagières du « sérieux » (par l’usage d’un vocabulaire scientifique) et du « brillant » (par la mise en avant de sa culture littéraire), deux conditions qu’il définit lui-même comme décisives pour l’avancement universitaire [5].
La troisième partie de l’ouvrage est certainement la plus prometteuse, mais peut-être aussi, la moins aboutie. En soumettant « l’Université à l’épreuve de la littérature », l’auteur renouvelle notre manière d’envisager la res universitaria à l’aide de quatre textes littéraires : l’épisode consacré à l’abbaye de Thélème dans Gargantua de Rabelais, Le jeu des perles de verre de Herman Hesse, Jude l’obscur de Thomas Hardy, et Pnine de Vladimir Nabokov. Alors que l’Université a l’habitude de mettre à l’examen les productions littéraires, cette fois, c’est la littérature qui va permettre d’aborder des aspects inhabituels de l’Université, des aspects qui restaient cachés à la philosophie et aux sciences humaines. Cette démarche s’inscrit dans la continuité de l’appel de Pierre Macherey pour une « philosophie littéraire », pour une réouverture de la frontière censée séparer littérature et philosophie. Mais ici, il ne s’agit plus de se demander À quoi pense la littérature ? (1990), mais plus pragmatiquement : à quoi peut servir la littérature ? Et corollairement, qu’est-ce que la littérature a à nous apprendre sur nos institutions ?
L’auteur ne fait que « lancer un coup de sonde », et comme, il le reconnaît lui-même, le choix du corpus semble un peu arbitraire ; la division entre deux textes « utopiques » et deux textes « mimétiques » cache une division assez simpliste entre deux textes faussement optimistes et deux textes pessimistes. Leur mise en relation est d’autant plus périlleuse que les textes s’insèrent dans des époques et des traditions nationales très différentes. Il observe lucidement que « curieusement, la littérature s’est rarement intéressée aux problèmes de la pratique institutionnelle enseignante et a fortiori à ceux de l’Université… » (p. 271) ; l’histoire des relations entre les écrivains et l’Université qui n’est ici qu’effleurée reste presque entièrement à écrire. Or, ses enseignements pourraient nous être fort utiles : comment expliquer le sentiment de « respectueuse répulsion » (p. 272) entre milieux littéraires et universitaires ? Que dénote le discours profondément anti-universitaire [6] d’écrivains comme Péguy ou Sartre ? À l’heure où l’écrivain et le professeur sont de plus en plus souvent une même personne (Roland Barthes, Milan Kundera, Hélène Cixous, Pierre Pachet, Tiphaine Samoyault, par exemple) ne faudrait-il pas repenser ces rapports à partir de leurs textes ? Textes universitaires sur la littérature, textes littéraires sur l’Université, textes universitaires d’écrivains qui établissent un échange entre différents régimes d’écriture : il semble que ce corpus d’apparence limité ne demande qu’à être élargi, ce dont l’Université ne pourrait que bénéficier.
En outre, l’auteur de La parole universitaire n’a pas eu le temps ni la place de rentrer dans le détail de l’analyse littéraire et s’est contenté de rebondir sur les thématiques abordées par les différents textes. Ainsi, en se référant simplement à un passage « typique du style de Nabokov » (p. 330), sans dire précisément ce qui fait l’exceptionnalité de ce « style », sans établir par exemple en quoi il s’écarte du style universitaire, ou comment ce style est éventuellement déjà révélateur d’une philosophie, Pierre Macherey donne l’impression de rester à la surface des textes littéraires. En réalité, la théorie littéraire la plus percutante de l’ouvrage avait déjà été énoncée dans la partie sur « L’idiome universitaire » :
Des auteurs de fictions comme Céline ou Queneau ont soulevé, au XXe siècle, la question de savoir selon quelles modalités les configurations singulières du langage parlé pourraient être restituées par écrit sans être complètement dénaturées. C’est en quelque sorte à l’opération inverse que se livrent les professionnels de l’idiome universitaire qui transforment de l’écrit en parlé, en faisant passer sous forme orale des tournures stylisées et des stéréotypes relevant de pratiques rédactionnelles dont l’usage est au départ fixé par l’écriture. (p. 250)
Une telle suggestion est d’autant plus à propos qu’elle plonge le lecteur dans un questionnement en abîme sur le texte qu’il est en train de lire, puisqu’il s’agit de la transposition d’un séminaire — reproduction de ce qui a été écrit pour être lu, puis commenté et questionné, dans une Université (à Lille III) — qui trouve finalement une forme écrite, au sein d’un livre dont la tonalité oscille entre la plus exigeante rigueur philosophique et des formes plus relâchées, parfois clairement humoristiques. Quoi qu’il en soit, l’auteur démontre pratiquement l’intérêt de la littérature pour penser la société et ses institutions, ce qui est un très heureux complément aux nombreux plaidoyers en faveur des études littéraires dont nous disposons déjà [7].
Pour notre auteur, le plus important reste que l’Université soit envisagée comme une « chose », « à savoir une réalité sociale complexe dotée d’une histoire, et non une simple idée ou essence susceptibles d’être définies une fois pour toutes » (p. 339). En filigrane de cet ouvrage, ce n’est donc pas l’histoire de l’idée d’Université qui est donnée à lire, mais bien celle de la chose universitaire, de la res universitaria. Et selon l’auteur, nous serions arrivés à un moment où « il faut se résigner à admettre que, comme tout ce qui existe, [cette chose — l’Université] mérite de périr : c’est précisément ce qui est en train de se passer. » (p. 340)
Comment interpréter un tel alarmisme ? À l’heure où les universités françaises comptent plus de 1,3 millions d’étudiants, il paraît peu probable que l’Université disparaisse à court terme (seule la Révolution française a été cause de fermeture de toutes les universités et les effectifs étaient alors de seulement quelques milliers d’étudiants [8]). Il est plus probable que la forme universitaire soit en train de changer plutôt que de périr. Certes, ce changement a de quoi laisser sceptique. La raison d’être historique de l’Université moderne a l’air éteinte (l’idée de Kulturnation s’effondre en même temps que l’État-nation). La conception neuro-comptable d’une « Université de l’excellence » qui doit la remplacer a l’air de reposer sur des principes très peu différents de ceux d’une entreprise en économie de marché ; cela n’est pas sans soulever certaines craintes pour la poursuite de démarches intellectuelles non génératrices de profits à court terme. La question est donc de savoir s’il est possible de développer un discours alternatif au creux discours de « l’excellence », s’il est possible de redonner du contenu et de la contenance à l’Université. Et ici, on peut rejoindre Pierre Macherey quand il affirme qu’« une solution demeure entièrement à inventer. » (p. 343) Cette injonction qui sert de conclusion à l’ouvrage peut également laisser songeur. Que s’agit-il véritablement d’inventer ? Des solutions à des problèmes singuliers et indépendants les uns des autres ? Ou faudrait-il redessiner globalement notre Université ? Avant de penser à de nouvelles formes universitaires et à des réformes à entreprendre au nom de ses formes, ne faudrait-il pas s’appuyer sur quelque idée de l’Université, sur des idées qui rompent radicalement avec la dangereuse pente de « l’économie de la connaissance » ? Entre l’écueil qui consiste à superposer la philosophie et la politique universitaire et celui qui consiste à renoncer catégoriquement à se battre au nom d’une idée d’Université, ne pourrait-on pas trouver une solution intermédiaire ? Par exemple, quid — pour reprendre les mots de Derrida —, de la proposition d’une « Université sans condition » ? Derrida ne veut pas protéger une essence, mais plutôt établir une position de principe pour dégager des éléments pour une reconstruction. Il s’inscrit en faux contre la posture platonicienne qui défendrait la quête d’une Idée d’Université planant au-dessus de nos têtes, mais aussi contre un pragmatisme trop brutal qui sacrifierait toute ouverture proprement philosophique. Son choix a alors été d’établir une « profession de foi » pour l’Université de demain :
Cette Université exige et devrait se voir reconnaître en principe, outre ce qu’on appelle la liberté académique, une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition, voire plus encore, le droit de dire publiquement tout ce qu’exigent une recherche, un savoir et une pensée de la vérité. […] L’université fait profession de la vérité. Elle déclare, elle promet un engagement sans limite envers la vérité. (Derrida, 2001, pp. 11-12)
Qu’est-ce, en fin de compte, que cette « parole universitaire » ? Est-ce qu’elle ne demande qu’à être critiquée, démystifiée ? Ou serait-ce au contraire une parole qui resterait à porter ? Sans prophétisme aucun, on peut néanmoins suspecter que la chose universitaire ne prendra des formes adaptées à ses besoins et à ses désirs que quand elle aura formulé des idées sur lesquelles s’appuyer et se construire.
Pierre Macherey, La parole universitaire, Paris, Fabrique, 2011.