Voilà un essai ambitieux. Dominique Bourg ne se contente pas de passer en revue les grandes questions que pose actuellement l’état de l’environnement terrestre, et que l’on ramasse sous le terme d’Anthropocène ; il questionne l’essence même de notre civilisation, jusque dans sa spiritualité – ou son absence de spiritualité. Les six chapitres sont intitulés : 1. L’Anthropocène et le changement de nos modes d’habitation et de conception de la Terre ; 2. Des dommages transcendantaux ; 3. Spiritualité, nature et société ; 4. Esprit, Terre et spiritualité ; 5. La modernité à bout de souffle ; 6. Vers une société plus respectueuse du donné naturel.
Comme le montrent ces divers titres, Dominique Bourg, auteur connu pour ses nombreux ouvrages en philosophie de l’environnement, et professeur ordinaire à la Faculté des Géosciences et de l’Environnement de l’Université de Lausanne, n’est pas du bord des climatosceptiques et consorts. Certains des phénomènes qu’il rapporte ont même de quoi faire frémir ; par exemple à propos du réchauffement climatique : « Avec les cyclones Haiyan aux Philippines (2013), Pam au Vanuatu (2015) et Irma dans les Antilles (2017), des rafales de vent ont atteint ou dépassé les 340 km/h, et même 379 km/h pour le premier, soit une vitesse s’approchant de celle du souffle d’une bombe » (p. 37).
Bourg ne cache donc pas que c’est l’habitabilité même de la Terre qui est sérieusement mise en péril. Il parle en la matière de « dommages transcendantaux » : « Ces derniers ne concernent plus la détérioration de tel ou tel aspect de notre environnement, de notre cadre de vie, mais les conditions même d’habitabilité de la Terre, pour le genre humain et les autres espèces » (p. 48). Loin des rêves de maîtrise que, dans le fil de la modernité, caressent les chantres du transhumanisme et de la géoingénierie, il écrit : « Les suites non désirées de nos actions, produites par notre appartenance au système Terre, pourraient prendre, avec le développement des dynamiques de l’Anthropocène (climat et autres changements en cours), une tout autre dimension. (…) Les instruments technologiques de la maîtrise débouchent ainsi sur la perte totale de maîtrise » (p. 48-49).
Effectivement, l’Anthropocène, pour Bourg, signifie une rupture historique, un renversement des certitudes qui furent celles de la modernité : « l’Anthropocène nous reconduit, sous une forme certes très différente, à notre attachement initial à la Terre, alors que la modernité prétendait pourtant s’arracher à la nature » (p. 24). « L’idée même d’une maîtrise de la nature présuppose une sorte de face-à-face homme-nature, avec une humanité quasi extérieure à la nature, la manipulant du dehors à la manière d’un metteur en scène agençant sur la scène d’un théâtre quelque décor, sans en être partie prenante. Or, ce qui se joue avec l’Anthropocène, une forme d’entrelacs inextricable entre phénomènes humains et naturels, rend au contraire caducs tant l’idée de maîtrise que le dualisme qui lui était attaché » (p. 22).
Du même coup, devant des notions nouvelles comme celle de dommage transcendantal, certaines notions qui ont fait florès à l’époque moderne, telle que celle de risque, perdent tout sens, aussi bien en termes de temps qu’en termes d’espace : « le changement de la composition chimique de l’atmosphère est un phénomène destiné à durer des dizaines de milliers d’années. L’extinction des espèces en cours ne pourra être comblée par la vie elle-même qu’au gré des prochains millions d’années. Parler dès lors de risque n’a aucun sens » (p. 60).
Ces divers constats mènent Bourg à récuser certaines des options les plus fondamentales de la modernité – telles que le dualisme, l’universalisme, la croissance… – et à plaider, en fin de compte, pour un « programme d’autolimitation » (p. 183). Dont acte, et ce pleinement d’accord. Nous sommes là dans ce qui, petit à petit, est en train de devenir une orthodoxie de notre temps. N’étant nullement de ceux qui s’y opposent, je ne sous-estimerai pas la valeur de cet essai à de nombreux points de vue, et recommanderai au contraire sa lecture, à la fois pour son accessibilité, pour la richesse des thèmes abordés, voire, paradoxalement, pour la discutabilité de certains de ses arguments. C’est à ce dernier aspect que je vais m’attacher maintenant, tout en posant au préalable que, même si les voies de Dominique Bourg ne sont pas vraiment les miennes, elles vont néanmoins, tout compte fait, dans la même direction, et que c’est cela l’essentiel.
Je m’attacherai ici aux deux thèmes qui, corrélativement, dominent cet ouvrage : la spiritualité, et le donné naturel. Ma première interrogation concernera la spiritualité. Bourg la considère comme un « transcendantal concret » (p. 74), qui a deux sens ou fonctions : « Premièrement, en ce que la spiritualité, entendue comme un transcendantal, conditionne et détermine le mode de relation au dehors, au sens du donné naturel, de ce qui advient spontanément à l’existence. (…) Deuxièmement, la société entretient des relations avec un dehors en ce que la spiritualité détermine ou suggère une fin ultime aux individus, sous les espèces d’un accomplissement ou d’un dépassement de leur humanité, également renvoyés à une instance extérieure : un modèle à imiter ou un état ultime à atteindre » (p. 72-73).
Le second aspect (ci-après S2) ne surprendra personne ; c’est ce qu’évoque habituellement la notion de spiritualité, et je ne m’y attarderai donc pas. Concernant le premier aspect (ci-après S1), en revanche, l’emploi du terme « spiritualité » me laisse dubitatif. L’on pourrait certes penser que Bourg le dérive de termes tels que Zeitgeist (esprit du temps), mais alors on voit mal en quoi cela peut s’accorder avec l’autre aspect (S2). L’esprit du temps (S1) peut certes subsumer une forme historique de spiritualité (S2) mais, en général, S2 consiste plutôt à se détacher de S1, qui relève du mondain, du séculier, pour se retirer au désert (au propre comme au figuré). S1, c’est ce que l’on appelait naguère « mentalité », pas spiritualité.
La question ne s’arrête pas là. L’emploi que Bourg fait de S1 évoque fortement ce que Foucault appelait « dispositif », Heidegger « Gestell » (dispositif, arraisonnement), Candrakīrti « prajñapti प्रज्ञप्ति » (désignation nominale), Xuanzang « yimen 異門 » (portes différentes), Uexküll « Tönung » (tonation), Vidal de la Blache « genres de vie », etc. – autrement dit, l’appareillage relationnel plus ou moins contraignant selon lequel apparaît une certaine réalité, qui n’est jamais l’en-soi du Réel, ni la Nature elle-même (le fragment 123 d’Héraclite le disait déjà : phúsis krúptesthai phileĩ, Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ, la Nature aime à se cacher), mais seulement une certaine modalité de saisie de cet en-soi inatteignable. Bourg lui-même l’entend visiblement en ce sens, lorsqu’il écrit par exemple : « Il s’agit bien d’un transcendantal concret en ce qu’aucune société ne saurait recevoir ce donné naturel absolument, sans recourir à quelque modalité particulière. Il est bien question de transcendantal puisqu’il s’agit d’une fonction nécessaire, et en ce sens universelle, mais d’un transcendantal concret, en ce sens que ladite fonction est toujours incarnée au sein d’une société, historiquement située » (p. 74).
Or, faute de rapprochements avec la longue et transculturelle histoire de la problématique des appareillages relationnels susdits, Bourg n’éclaire pas vraiment ladite « modalité », au point que son propos sur la « spiritualité » peut en devenir confus. Il écrit, par exemple : « Là où la spiritualité et ses deux fonctions nous portent traditionnellement au-delà de l’espace social, les formes modernes de spiritualité nous rabattent vers l’espace intérieur de la production et de la consommation. Il n’est de spiritualité moderne que honteuse, rabattant toute extériorité dans l’immanence du social » (p. 77). D’accord sur le fond, mais l’emploi du terme « spiritualité », en l’occurrence, paraît bien peu adéquat…
La question ne porte pas que sur l’emploi d’un terme. Dès lors devient problématique toute une perspective, qui est justement celle sur laquelle l’ouvrage se termine, et qui donne le titre même du dernier chapitre : « Vers une société plus respectueuse du donné naturel ». Ce « donné naturel » fait irrésistiblement penser à l’Umgebung (le donné environnemental) selon Uexküll, dont toute la mésologie (Umweltlehre) a consisté à montrer que ce qui existe concrètement pour le vivant n’est justement pas l’Umgebung, mais l’Umwelt, c’est-à-dire le milieu qui se construit dans l’appareillage (le « contre-assemblage », Gegengefüge) réciproque du vivant et de ce milieu-là, à partir de la matière première qu’est l’Umgebung. Vers la même époque, s’agissant cette fois spécialement des milieux humains, la mésologie (fûdoron 風土論) de Watsuji montrait que la réalité concrète n’est pas l’environnement naturel (shizen kankyô 自然環境), mais le milieu (fûdo 風土) qui se construit historiquement dans l’interrelation d’une société et de ce milieu qui lui est propre, et qui n’est donc jamais l’en-soi de l’environnement naturel.
C’est dire que le « donné naturel » dont parle Bourg demanderait un sérieux bémol d’ordre mésologique [1], faute de quoi il risque de nous faire retomber dans la vieille ornière du déterminisme, que l’école française de géographie, avec son « possibilisme », avait pourtant dépassé voilà déjà plus d’un siècle. Une fois pour toutes, il est aujourd’hui établi, aussi bien en sciences humaines (Watsuji, etc.) qu’en biologie (Uexküll, etc.) et en physique (Heisenberg, etc.) qu’il n’y a pas de « donné naturel », mais des modalités d’accès contingentes et historiques à l’Umgebung. Ces modalités-là, c’est justement ce que Bourg appelle « spiritualité » ; et son propos même – propos auquel, répétons-le, je m’associe entièrement –, par conséquent, eût exigé un peu plus de cohérence dans sa propre prajñapti.