Les commentateurs de l’époque ne cessent, par leurs lamentations, d’attirer notre attention sur les « consommateurs » de culture, c’est-à-dire en réalité sur ceux qui composaient jadis le « public » des arts et de la culture, dont on supposait qu’ils étaient actifs tandis qu’ils seraient désormais devenus passifs. Les mots changent donc. Il n’est pourtant pas certain que les problèmes – ici ceux de la réception de l’œuvre d’art – se transforment ou disparaissent simplement parce qu’on change des termes. Car on a toujours distingué, au sein de cette vaste entité du « public », un public « potentiel » et un public « actualisé ». Autrement dit, ce changement de vocabulaire laisse le débat en l’état. Il constitue néanmoins la première raison de la convocation d’un colloque : tenter d’approfondir les analyses portant sur la réception de l’art. Et les Actes de ces Sixièmes Rencontres internationales de sociologie de l’art de Grenoble, publiés au terme de ce colloque consacré aux non-publics de l’art, en novembre 2001, reviennent à juste titre sur ces questions et leurs présuppositions.
Simultanément, d’autres commentateurs, plus « sociologues », affirment de leur côté qu’en dehors du « public », traditionnellement répertorié, demeure un ensemble de personnes dont on peut croire qu’il est abandonné. L’appréhension du « public » par la sociologie a d’ailleurs abouti longtemps à l’idée selon laquelle une petite minorité de la population est touchée directement par les manifestations culturelles. Le « reste » relève d’un désert culturel. Peut-on cependant être aussi assuré de ces résultats et de ces usages ? Les catégories sociologiques utilisées n’ont-elles pas fabriqué des objets incertains ? C’est probable et cela constitue la seconde raison de la convocation de ce colloque.
En voici par conséquent l’axe global. Ce dernier a consisté à prendre en charge les présupposés cités ci-dessus – à côté de la minorité de la population touchée par les manifestations actuelles de l’art, il existerait un « non-public » et ce « non-public » serait composé des « oubliés » de la culture, des « écartés » des dispositifs culturels – afin de les réinvestir et les retourner en une autre question : qu’est-ce qui fait la consistance de ce « non-public », qu’est-ce qui peut produire un « non-public » ? Ce déplacement nous déporte vers des considérations génétiques. Si un tel « non-public » existe, encore faut-il non seulement en dessiner les traits – ce qui ne va pas de soi, puisque les grandes œuvres culturelles ont désormais une existence publicitaire, médiatique, etc. -, mais aussi en indiquer le mode d’engendrement. Ce « non-public » n’est pas nécessairement produit par la culture de référence. Il est sans doute non moins engendré par les médias, l’école, les institutions qui parfois regardent d’un mauvais œil les usages non conformes des lieux publics, les pratiques spatiales divergentes, etc. Manifestement, le déplacement de la question produit de nouveaux résultats et de nouvelles pistes de recherche.
Aussi, les trente-deux articles qui tentent de défricher un terrain aussi délicat que celui-là ne se contentent effectivement pas de discuter les termes du débat, sur lesquels nous allons revenir. Ils présentent, chacun, des travaux d’enquête tout à fait passionnants. Des relevés ponctuels (la publicité et les œuvres d’art, internet et l’art), des interviews à l’occasion de telle ou telle fête culturelle (la fête de la musique), des études de cas (Pourquoi la ville de Collioure célèbre-t-elle les Fauves, alors que des peintres locaux ont fait davantage auprès de la population pour l’éducation artistique ?), des analyses de rapports non-impliquant aux arts (les clubbers et la musique, les lecteurs de publicités, etc.), bref tout un panorama d’études spécifiques participe à l’émergence d’une perspective globale qui est plus contradictoire que celle que suppose le discours traditionnel sur les publics. Cette perspective s’appuie moins sur des décomptes de publics que sur la relation du public aux œuvres, ou sur les modalités de construction de cette relation : relation par surprise, par hasard (la présence sociale d’œuvres d’art est avérée sur les billets de banque, les affiches publicitaires, les illustrations de magazines, etc.), par éducation, etc. Dans le cadre d’une sociologie de la réception, et des travaux des sociologues des réactions négatives du public non averti (Nathalie Heinich), habituellement, le rejet de l’art a le statut d’une forme illégitime de réception. Et ce statut se renverse en légitimation de l’art pour le monde de l’art. Or, les articles de cet ouvrage le montrent, ce résultat est rien moins qu’évident. La prééminence des déterminants sociaux dans le rapport aux œuvres et la correspondance mécanique entre des csp et des catégories d’œuvres aboutit à des raisonnements un peu courts. Le public est plus complexe.
Dès lors, le concept de « non-public » prend un sens plus pertinent. Il mérite même qu’on s’y arrête un moment. D’autant que les auteurs des articles en usent différemment, même si quelques auteurs, en tête d’ouvrage, tentent d’en cerner la teneur et l’efficacité (Bruno Péquignot, Sabine Lacerenza, Laurent Fleury, Jean-Pierre Esquenazi, André Ducret). Ce concept, rappelons-le, est forgé dès 1960 au cœur des débats portant sur les « non-publics » de l’art à Vincennes. Il revient en 1968 dans le « Manifeste de Villeurbanne », grâce à Francis Jeanson. Puis il est remis au goût du jour par Jean-Claude Passeron, avant d’être utilisé dans les statistiques de la consommation culturelle, notamment pour mettre l’accent sur le problème de la non-fréquentation des établissements culturels.
Ce concept est articulé sur une négation qui semble séparer un public initié (établi) et un non-public (profane) ou un public présent et un public absent, « immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel » (Jeanson). Ce qui présuppose deux choses : non seulement que le non-public se définit par sa relation à un public (opposition structurée) mais encore que le public est. Or, l’ouvrage, en mettant ce concept au programme d’une recherche, l’ouvre et le retravaille au point qu’il en élabore la critique. Du moins, il propose la critique des usages simplifiés de ce concept (un seul article en établissant explicitement la critique, celui de Laurent Fleury). Les articles font d’ailleurs remarquer, à juste titre, que les artistes savent bien que le public est à conquérir, même lorsqu’il est présent. Ils savent aussi sortir des institutions pour changer de public. De ce fait, l’ouvrage fonctionne sur une pluralité de signification qui d’ailleurs ne requiert aucune unité : du public non connu, non-ciblé d’un dispositif artistique, au public non-averti et insaisissable qui voit dans la rue une publicité utilisant une œuvre d’art, ou passe devant une vitrine de galerie et regarde (quotidien), en passant par le public non initié (dans galeries) et indifférent ou exclu, ou par la masse de public potentiellement présente sur internet mais invisible et anonyme, voire les passants mués en public d’une œuvre publique.
Au demeurant, chaque chercheurs est conscient de la diversité des exercices que requiert la relation d’un public à un art déterminé. Le public musical ne procède pas des mêmes exercices que le public de cinéma, etc. À cet égard, on peut lire l’ouvrage sous deux angles : celui de la formation du public par tel ou tel art et celui de la constitution des publics des institutions culturelles. Ainsi s’explique la répartition des articles dans un sommaire qui procède aux regroupements suivants : Musique, Lecture, Arts plastiques, Culture et Institutions. C’est dire si chacun s’est mobilisé pour faire valoir l’originalité d’un objet de recherche. En revanche, le lecteur attentif remarquera que les bibliographies générales sont assez semblables, comme si les références sociologiques générales devaient être les mêmes (parce que trop générales), mais les séquences spécifiques devaient être réservées. Il manque, à cet égard, un article de synthèse dans ce volume, témoignant plus globalement des difficultés de la recherche en sociologie du public.
Terminons d’un mot, en indiquant aux chercheurs en sciences sociales que ces volumes doivent faire partie de la bibliothèque de ceux qui s’inquiètent des phénomènes de réception des œuvres d’art, ou d’une sociologie de la réception. Mais ce sera pour y découvrir une réfutation des sociologies mécanistes. Ce qui est examiné ici, ce sont des phénomènes actifs, changeants, dynamiques, ou plutôt processuels. C’est là l’intérêt central de cet ouvrage, qu’il faudrait maintenant mettre en parallèle avec les travaux d’Olivier Donnat, produits cette fois dans le cadre du Département des Études et de la Prospective du ministère de la Culture.
Pascal Ancel et Alain Pessin (dir.), Les non-publics, Les arts en réceptions, Paris, L’Harmattan, 2004.