Le dynamisme scientifique et éditorial d’un champ scientifique peut avoir des conséquences paradoxales. La masse des références à maîtriser, la spécialisation qui induit le cloisonnement voire la routinisation des recherches menaceraient-elles la sociologie des mouvements sociaux ? Dresser un bilan critique, souligner l’intérêt de chantiers nouveaux, permettre aux étudiants et aux chercheurs de se repérer dans une bibliographie de plus en plus foisonnante, tels sont les objectifs de ce livre publié sous la direction d’Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky et Isabelle Sommier.
Dès l’introduction, les directeurs de l’ouvrage dressent le constat de l’essoufflement du modèle de la contentious politics, paradigme jusqu’alors dominant dans la sociologie des mouvements sociaux. Comme l’expliquent les auteurs dans leur introduction, ce modèle qui repose sur trois « piliers conceptuels » (p. 12) formalisés dans les années 1990 par des auteurs comme Douglas McAdam ou encore Sidney Tarrow. L’analyse des mouvements sociaux s’articule alors autour des ressources des mouvements sociaux et leurs structures organisationnelles d’une part, de leur environnement institutionnel, d’autre part, et enfin des références cognitives et registres de discours de leurs militants. À ces trois grands outils de recherche s’ajoute le concept de répertoire d’action, formalisé par Charles Tilly dès la fin des années 1970 (Tilly 2008). Dès l’introduction, les auteurs soulignent combien le paradigme de la contentious politics a su depuis les années quatre-vingt intégrer les différentes critiques formulées à son encontre ; tout chercheur s’intéressant aux mouvements sociaux mobilisait les outils de la contentious politics au moins pour une partie de ces travaux. Dès lors, ce modèle est devenu un paravent commode masquant sous une unité toute relative une forte diversité des recherches menées dans ce sous-champ disciplinaire. Ainsi, Lilian Mathieu (p. 43) rappelle que dans les années 1990 le modèle de la structure des opportunités politiques, visant à analyser l’impact du contexte politique sur les mouvements sociaux, leur réussite ou leur échec, est devenue une sorte d’éponge permettant de caractériser tout ce qui peut influer sur les mouvements sociaux (la culture, les institutions, les aléas politiques), sans grande rigueur méthodologique ou théorique.
Les sept premiers chapitres de l’ouvrage sont donc chacun consacrés à une réflexion critique sur un aspect particulier du modèle de la contentious politics. Emmanuel Pierru (p. 19) traite de deux concepts-clé dans la sociologie des mouvements sociaux : les organisations et les ressources. Lilian Mathieu (p. 39) s’interroge quant à lui sur l’influence du contexte politique sur les mobilisations en revenant notamment sur le concept de structure des opportunités politiques. Jean-Gabriel Contamin (p. 55) se penche dans le chapitre suivant sur la prise en compte des facteurs idéels et subjectifs dans la participation à une mobilisation collective. Olivier Fillieule (p. 77) revient ensuite sur les tactiques et les pratiques de mobilisation des acteurs de la contestation, question pour laquelle la notion de répertoire, développée par Charles Tilly, reste centrale. Isabelle Sommier (p. 101) s’intéresse quant à elle aux facteurs expliquant la diffusion et la circulation des mouvements sociaux au-delà du groupe social qui en est à l’origine ou de la revendication initiale ; ce problème est également abordé par Johanna Siméant (p. 121) sous un autre angle dans le chapitre qu’elle consacre à la transnationalisation de l’action collective. Enfin, Didier Chabanet et Marco Giugni (p. 145) s’interrogent sur la manière dont le chercheur peut saisir les conséquences des mouvements sociaux sur les acteurs, cela sur le plan politique et culturel. Chaque contributeur dresse d’abord un bilan épistémologique de la question en soulignant à la fois les acquis majeurs, les pistes laissées de côté et les failles des modèles explicatifs en question. Il ne saurait ici être question de détailler chacune des contributions qui proposent de nombreuses pistes de recherche stimulantes. Signalons cependant que dans leur diversité, elles mettent en évidence combien la sociologie des mouvements sociaux n’a pas puisé ses analyses uniquement dans le modèle de la contentious politics contrairement à ce que peut parfois laisser penser l’introduction de l’ouvrage (p. 8). La diversité des objets analysés semble constituer un défi permanent dans la recherche d’un paradigme d’explication cohérent, comme l’atteste la seconde partie de l’ouvrage.
Les nouvelles approches et les chantiers à venir sont détaillés dans la suite du livre. Ainsi, les six chapitres suivants visent à poser les jalons d’une réflexion sur de nouvelles questions, jusqu’à présent délaissées selon les auteurs. Olivier Fillieule et Bernard Pudal (p. 163) s’attaquent par exemple à la sociologie du militantisme en insistant sur la multiplication des figures militantes qui ne se résument plus — si tant est que cela ait jamais été le cas — au militant communiste ouvrier. Le chapitre suivant amène Isabelle Sommier (p. 185) à s’interroger sur la place des émotions dans les mouvements sociaux et la manière dont le chercheur peut en rendre compte. Michel Voegtli (p. 203) traite quant à lui de la définition d’une identité collective au sein des mouvements sociaux tandis qu’Eric Agrikoliansky (p. 225) s’intéresse aux usages du droit par les mouvements sociaux qui peut être un instrument de protestation voire d’émancipation pour les groupes dominés. Erik Neveu envisage les liens complexes qui s’établissent entre les médias et les mouvements sociaux. Enfin, Michel Offerlé (p. 265) insiste sur l’importance du recours à l’histoire dans tout travail de sociologie. De ce point de vue, l’objectif des coordinateurs de l’ouvrage de dresser un inventaire raisonné des réflexions théoriques et des nouveaux questionnements qui traversent ce sous-champ disciplinaire est rempli.
Comme l’indiquent le plan de l’ouvrage et l’absence de conclusion générale, les auteurs, en déconstruisant le paradigme de la contentious politics, ne se placent pas dans la perspective de la construction d’un nouveau paradigme. Ils se réjouissent au contraire de l’émergence d’une « approche hybride et multicentrée » de recherches s’appuyant sur des ancrages disciplinaires variés sans paradigme surplombant (p. 8). De fait, les coordinateurs de l’ouvrage adoptent une posture modeste, assumant une approche empirique qui serait la marque de la sociologie française par rapport à la sociologie américaine.
Là encore ce sujet illustre parfaitement les tendances générales d’évolution du sous-champ disciplinaire : rien de vraiment neuf sous le soleil mais une façon plus modeste de traiter son objet sans l’abriter (au risque de l’asphyxie) sous un paradigme à vocation hégémonique, et en réinvestissant des questions posées antérieurement (Isabelle Sommier, p. 114).
Dans un sens, la situation de la sociologie des mouvements sociaux en tant que discipline n’est pas sans analogie avec celle de l’histoire à la fin des années 1980. L’essoufflement du programme de recherche des Annales, dominant jusqu’aux années 1980, avait été la cause autant que la conséquence de la diversité des domaines explorés et des questions traitées par les historiens. Le « tournant critique » opéré à cette période avait pourtant rapidement laissé place dans les années quatre-vingt-dix au constat d’une « histoire en miette », faite de champs de recherche spécialisés, hermétiques les uns aux autres, voire au sentiment d’une « crise de l’histoire » (Dosse, 1997, Noiriel, 1996).
Toutefois, au fil des contributions, une démarche commune semble transparaître. Ainsi, la démarche macrosociologique, dominante dans les années 1980, est globalement remise en cause. Désormais, la plupart des contributeurs soulignent l’intérêt d’une prise en compte des trois échelles d’analyse (micro, méso et macrosociologique). Par ailleurs, une certaine méfiance à l’égard des démarches essentiellement quantitatives contribue à l’affirmation de l’importance du traitement qualitatif des questions soulevées, au travers d’une grande attention prêtée aux acteurs des mobilisations. Ainsi, Lilian Mathieu (p. 47) souligne la nécessité de s’intéresser à l’appréhension subjective des opportunités offertes par le contexte politique en se plaçant du point de vue des acteurs des mouvements sociaux (p. 47). De même, Olivier Fillieule et Bernard Pudal, (p. 171) mettant en avant les limites d’une approche substantialiste de la sociologie militante, prônent une approche interactionniste par l’étude des carrières militantes, faites de phases successives d’enrôlement, d’engagement et de défection (p. 171). À ce titre, les recherches menées par les coordinateurs de l’ouvrage sur l’altermondialisme illustrent ces démarches renouvelées (Agrikoliansky, Sommier, 2005).
Sans nier l’intérêt de cet ouvrage, il apparaît néanmoins que la démarche proposée par les auteurs n’est pas sans poser quelques questions. Comme le soulignent les coordinateurs de l’ouvrage dans l’introduction, la sociologie des mouvements sociaux « à la française » privilégie une démarche qualitative et empirique alors que la recherche anglo-saxonne est davantage portée sur les interrogations théoriques et le quantitatif (p. 10). Une telle approche a donné des résultats très intéressants comme en témoignent les grandes enquêtes sur l’altermondialisme mises en œuvre, notamment, par les coordinateurs de cet ouvrage (Sommier, Fillieule, Agrikoliansky, 2008). Cependant, dans d’autres cas, cette démarche s’expose au phénomène de « circularité du discours savant et du discours militant » mise en lumière par Sylvie Ollitrault. De fait, la capacité des acteurs des mouvements sociaux à se réapproprier les acquis des sciences sociales, voire à produire leurs propres analyses, peut amener les chercheurs à construire avec eux un sens à leur action en confortant leur discours (Ollitrault, 1996, p. 142). Johanna Siméant souligne notamment la nécessité d’aller au-delà du discours des Ong sur leur dimension globale pour analyser en quoi leurs pratiques sont effectivement transnationales (p. 132).
Par ailleurs, de nombreuses contributions mettent en avant l’intérêt du recours à l’interdisciplinarité, ou du moins l’emprunt de démarches ou de notions à d’autres disciplines, notamment l’histoire et la psychologie sociale. Ainsi, Michael Voegtli (p. 205) souligne le caractère fructueux des travaux s’intéressant aux dimensions affectives et émotionnelles dans les entreprises du mouvement social (p. 205). Cependant, seul Michel Offerlé, dans un chapitre spécifiquement consacré au dialogue nécessaire entre histoire et étude des mouvements sociaux, s’attache à penser plus en profondeur l’intérêt et les procédures de l’interdisciplinarité (p. 264). Il est à craindre que lorsqu’un sous-champ disciplinaire prend son autonomie, se dote d’un corpus théorique dense, l’interdisciplinarité soit davantage revendiquée que pratiquée et soit ramenée à une démarche ponctuelle, dépendant de la curiosité personnelle du chercheur (Offerlé et Rousso, 2008, p. 12).
La lecture de cet ouvrage donne à voir un sous-champ disciplinaire parvenu à maturité et à ce titre confronté à de nouveaux défis. Partagé entre une tradition empirique et une théorisation inévitable, se voulant attentif aux acteurs sans pour autant épouser leurs discours, voyant se multiplier les enquêtes pointues, au risque du cloisonnement des recherches, la sociologie des mouvements sociaux traverse une période complexe. Par cet ouvrage pédagogique et riche, les auteurs entendent conjurer le risque d’une « crise de la sociologie des mouvements sociaux » (p. 8) en faisant le pari de la diversité des approches. Il reste aux chercheurs et aux étudiants à s’approprier ce projet et, tout en « pensant les mouvements sociaux », à penser les conditions de cette approche multicentrée pour qu’elle ne soit pas le simple constat d’une fragmentation du champ disciplinaire mais un véritable programme de recherche.
Olivier Fillieule, Éric Agrikoliansky et Isabelle Sommier (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, Découverte, 2010.