Rendons grâce d’abord à Bénédicte de Villers pour avoir, avec cet ouvrage, remis André Leroi-Gourhan (1911-1986) au goût des sciences sociales ; car si cet anthropologue reste connu pour ses travaux sur la préhistoire, l’ampleur de ses thèses a été doublement éclipsée : d’une part, dans le domaine des origines de notre espèce, par le sensationnalisme attaché à la découverte de fossiles toujours plus anciens, d’autre part, dans le domaine de l’anthropologie, par la vogue du structuralisme incarné par Claude Lévi-Strauss. Or si les données matérielles (ossements, etc.) qu’utilisa Leroi-Gourhan ont vieilli, la théorie qu’il en a tirée quant aux origines de notre espèce n’a pas pris une ride. Fondamentalement, elle consistait à montrer l’interrelation entre la transformation du « corps animal » de l’être devenant humain et le déploiement, hors de ce corps animal, d’un « corps social » constitué de systèmes techniques et symboliques, lesquels, en projetant à l’extérieur certaines des fonctions initiales du corps animal (les choppers déployant par exemple celles des dents et des griffes), ont en même temps, par effet en retour, peu à peu transformé le corps animal en celui d’Homo sapiens. On peut dire que s’est ainsi mis en branle un système où l’hominisation (l’évolution du corps), l’anthropisation (la transformation du milieu par la technique) et l’humanisation (la transfiguration du milieu par le symbole) sont non seulement allées de pair, mais se sont co-engendrées.
[1] ; mais son mérite est d’avoir montré qu’elles sont inhérentes à la physiologie même de notre espèce, autant qu’aux civilisations dont notre monde est issu. Et dans le détail, les implications qu’il en infère ne sont pas moins dérangeantes pour l’opinion reçue. Par exemple, en pleine ferveur structuraliste, il a pris clairement parti pour une progressivité de l’acquisition du langage, laquelle est pour lui un phénomène inséparable de l’hominisation depuis ses origines, c’est-à-dire en continuité avec l’évolution des espèces animales. Il fonde cette hypothèse par corrélation avec l’outillage lithique et avec la conformation du corps, ce qui le mène à écrire :
Ce qui a profondément modifié depuis quelques années la situation philosophique de l’homme fossile c’est qu’il a fallu, dès le Zinjanthrope, admettre un homme déjà réalisé, marchant debout, fabriquant des outils et, si ma démonstration est valable, parlant [2].
À une époque où, de son côté, un Lévi-Strauss pouvait professer que
[…] le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. […] un passage s’est effectué d’un stade où rien n’avait de sens à un autre où tout en possédait [3].
Ce qui est, à l’inverse, dissocier radicalement le symbolique du physiologique et du technique. Un demi-siècle plus tard, les progrès de l’éthologie et de la biosémiotique permettent d’affirmer que c’est Leroi-Gourhan qui avait raison : le passage du monde animal au monde humain n’a rien à voir avec les abstractions subitistes du structuralisme. Il s’est déroulé dans le temps comme il s’est déployé dans l’espace, en une véritable concrescence de l’être et de son milieu. De fait, la thèse de Leroi-Gourhan, au niveau ontologique de l’humain (i.e. prenant en compte la technique et le symbole), est homologue à celle d’Uexküll au niveau ontologique du vivant, i.e. la correspondance physiologique de l’être vivant et de son monde ambiant spécifique (Umwelt, à ne pas confondre avec le donné environnemental universel, Umgebung) ; et la Bedeutungslehre (théorie de la signification) que le biologiste allemand fonda sur ces bases montre bien que le « rien n’avait de sens » lévi-straussien n’était guère plus qu’une profession de foi saussurienne [4].
La thèse de Bénédicte de Villers, quant à elle, se limite sagement à certains aspects de cette immense question, sans en dégager de telles perspectives. Ce qu’elle veut montrer, c’est que, aussi surprenant que cela paraisse, on peut rapprocher la paléoanthropologie de Leroi-Gourhan de la phénoménologie transcendantale de Husserl. La gageure, c’est d’établir un pont entre une « science transcendantale de la conscience » (la phénoménologie) et une « science empirique » (la paléoanthropologie). Ce pont, Villers l’établit en montrant que l’on peut, à partir des données matérielles de la préhistoire (outillages lithiques, ossements, traces d’habitat, peintures pariétales…), inférer une corporéité, une socialité, une intersubjectivité et une intentionnalité propres à nos ancêtres ; inférences que les travaux de Husserl permettent de structurer justement autour de ces concepts.
Comme l’auteur la définit elle-même, cette démarche est « d’optique philosophique ». C’est ce que la structure de l’ouvrage reflète, en allant plutôt de Husserl vers Leroi-Gourhan que l’inverse. Effectivement, le propos de Villers est de bâtir une « ontologie préhistorique », laquelle, après « Les trajectoires de Husserl et de Leroi-Gourhan » et « Phénoménologie et anthropologie », occupe la troisième, dernière et plus importante partie de l’ouvrage.
Pour un non-familier de Husserl comme le présent critique, cette lecture apporte à coup sûr des lumières ; mais celles-ci éclairent-elles décisivement la thèse de Bénédicte de Villers ? Vue du dehors de la sphère philosophique, celle-ci apparaît comme un apprivoisement et une traduction, dans l’institution philosophique, d’une thèse a priori sans rapport (celle de Leroi-Gourhan). Une telle démarche a incontestablement son utilité, celle de faire circuler les idées ; mais elle a un côté artificiel aussi. Au sortir de cette lecture, la théorie gourhanienne – qui est au centre du propos de Villers, Husserl étant là un peu comme le lemme (ce que l’on tient pour accordé) d’un syllogisme – n’apparaît pas spécialement renforcée par sa référence à Husserl, sinon pour qui ne jurerait que par Husserl.
Certes, c’est ainsi que les idées passent d’un monde à l’autre (ici, de la paléoanthropologie à la philosophie), et cela ne diminue en rien l’intérêt de bâtir une ontologie préhistorique. En ce sens là, on ne peut que saluer l’entreprise de Villers ; mais la valeur même de son travail, dans sa méthodicité, laisse le lecteur sur sa faim. Pourquoi ne s’agirait-il là que d’ontologie préhistorique ? Comme on y a insisté d’emblée, les implications de la théorie de Leroi-Gourhan vont bien au-delà de la seule préhistoire. C’est bien l’ontologie de notre monde que celles-ci concernent, et ce plus radicalement que bien des travaux de philosophes. Gageons que Bénédicte de Villers, d’ici quelque temps, n’en restera pas au Zinjanthrope ni même à Lascaux…
Bénédicte de Villers, Husserl, Leroi-Gourhan et la préhistoire, Paris, Pétra, 2010.