En l’espace d’une semaine, la France et la Suisse ont eu à se prononcer par référendum sur l’avenir de leur pays dans l’Europe. L’un, en France le 29 mai 2005, portait sur l’adoption du traité constitutionnel et l’autre, la Suisse le 5 juin, portait sur leur entrée dans l’espace de Schengen.
Bien que ces deux questions recouvrent deux définitions politiques et spatiales différentes, l’Union politique à 25 pour l’une et l’autre un traité à vocation politique plus restreinte (il gère les déplacements intérieurs et extérieurs de l’espace des pays tiers au nombre de 13 auxquels il faut ajouter aujourd’hui l’adhésion de la Suisse et la collaboration de 4 autres États), ces référendums ont ce trait commun, pour les deux pays, d’accepter de perdre un peu de leur prérogatives nationales au profit de l’intérêt collectif et commun européen, quelle que soit la forme institutionnelle de l’Europe en question. Ils constituent par conséquent des indicateurs comparables de l’état de l’idée européenne existant dans ces pays en ce printemps 2005.
Toutefois, une différence notable sépare ces deux pays. La France appartient à l’Union européenne, contrairement à la Suisse. Du côté français, le référendum prend des allures de fronde contre la politique nationale et les institutions européennes, de l’autre chaque votation sur un sujet européen est épiée avec intérêt pour jauger le sentiment européen de ce peuple helvétique traditionnellement neutre et réticent à participer à des constructions supranationales. Ce dernier vote n’échappe pas à la règle et donne l’occasion d’analyser cette mosaïque de peuplement que Berne confédère.
Voir Carte 1 en documents annexes, pour une version de cette carte agrandissable à souhait.
Cette conjonction de faits, à la fois opposés et ressemblants, est une occasion inespérée d’observer la continuité spatiale franco-suisse. Y a-t-il sur cet espace frontalier un « en-dedans » et un « en-dehors » de l’Europe, comme le statut de ces pays le laisse croire ? Deux cartes qui ne diffèrent que par la présence ou l’absence des frontières administratives révèlent des régions au destin uni ou séparé.
Par l’homogénéité sémiologique de cette première carte, une région encadrée par les deux agglomérations internationales de cet espace (Bâle et Genève) s’identifie nettement par son oui à l’Europe. Elle passe par les montagnes rurales des hauts plateaux du Doubs, le Jura suisse et les rives de lacs les plus urbaines. Cet élan pro-européen illustre une certaine perméabilité de la frontière franco-suisse. Elle est traversée quotidiennement par les navetteurs (par exemple des Français allant travailler en Suisse vers Bâle ou Genève). Les Suisses la croisent aussi facilement pour leurs achats banals ou même immobiliers. Le différentiel du coût de la vie oriente le flux dans un sens ou dans l’autre.
Voir Carte 2 en documents annexes, pour une version de cette carte agrandissable à souhait.
Pourtant, si la frontière est ôtée de la carte, si ce trait coupant les monts et les vaux jurassiens ne vient pas biaiser l’interprétation de cette image, le oui européen transfrontalier est immédiatement nuancé. Sans sa représentation, la frontière s’identifie quasiment à la commune près grâce à l’écart de pourcentages de oui entre les deux pays : la Suisse a dit oui à l’espace de Schengen à 54,6%, la France dit non à la Constitution à 54,8%. Cette frontière existe donc bien malgré la légende, commune aux deux référendums. L’enthousiasme suisse est surtout romand, et il contraste aussi avec l’opposition forte des communes montagnardes du pays. Cet écart spatial du résultat se calque sur le contraste topographique et l’opposition entre les villes et la campagne : la vallée de l’Aare en amont de Berne est encerclée par les cimes élevées des communes opposées à l’avenir de la Suisse dans l’Europe. À l’inverse, en France, la topographie est moins déterminante qu’un gradient urbain plus explicite : les Vosges, armées de larges contreforts vers Belfort et Montbéliard, se remarquent nettement, mais il est intéressant d’observer le pourcentage élevé de oui de l’agglomération genevoise avec sa continuité en pays de Gex, qui s’inverse rapidement sur les pentes des crêts qui surplombent le lac Léman. Enfin, les grands espaces du non français, par exemple au sud de Dôle, ne sont pas connus pour leurs fortes pentes mais plutôt pour leurs platitudes : c’est la plaine de la Bresse.
Des rives du Léman à Bâle en traversant toute la longueur de la Suisse romande, l’image renvoyée est celle d’une région qui frappe à la porte de l’Europe avec vigueur et qui irradie par sa ferveur une France en plein doute européen. Notre époque paraît ressembler au 18e siècle, pendant lequel les écrivains-philosophes suisses ou résidant en Suisse (Jean-Jacques Rousseau ou Voltaire) ont participé au développement des idées de la Révolution : sans la coupure de la frontière, l’agglomération de Genève incarne un bel ensemble trans-national se poursuivant jusqu’à Annecy. Connue pour sa neutralité internationale, la Suisse de ce référendum présente une image où les partis-pris peuvent être vifs et tranchés. Cette représentation montre une région, la Suisse romande, située en dehors de l’Union mais faisant preuve d’une ouverture vers les idées européennes que l’on trouve affaiblies du côté français.
Cartes : © Dominique Andrieu.