Les multiplications et les diversifications des mobilités ont bouleversé les relations à l’espace d’une bonne partie des habitants contemporains. C’est que les mobilités ne sont plus des événements exceptionnels de styles de vie fondés sur la sédentarité, mais des pratiques qui structurent les « sociétés à habitants mobiles » (Lazzarotti 2006). Quant à ceux qui ne se déplacent pas, ils pourraient bien l’être, même sans bouger, par ceux qui circulent. De fait et en conséquence, les mobilités se trouvent au cœur des débats et des enjeux politiques contemporains, les uns aspirant à une accélération constante des mouvements, les autres en appelant à leur ralentissement (Lèbre 2018). Le débat n’est du reste pas nouveau, même si le « contrôle politique » (Desmarais 2001) des mobilités, pour reprendre l’expression de quelques géographes québécois, marque la tension, mondiale, entre mobilités et immobilités (Lussault 2009). Tiré de sa thèse, l’ouvrage de Guillaume Drevon (2019) se situe pleinement dans cette large thématique. Pour autant, il ne fait pas que l’aborder par le champ quotidien des mobilités, ce qui, en soi, serait déjà une manière intéressante de les aborder. Il le fait en expérimentant l’entrée par les rythmes. La « rythmologie », qui intègre la mesure des flux et leur humaine expérience, faite de sensibilité et de rationalité, est ainsi constituée en perspective originale de traitement de ces phénomènes.
La première partie établit ses principes et références méthodologiques. Ils combinent les apports de la time geography et de l’activity based approach. L’« équation spatio-temporelle » des familles permet alors de dégager trois éléments structurants : la sphère professionnelle, la sphère familiale et la sphère spatiale, de fait celle de la localisation, comme le montre le schéma de la page 45. Et, déjà, une première conclusion : les rythmes des ménages étudiés sont bien soutenus.
La seconde partie s’appuie sur deux situations. L’une est transfrontalière, entre Thionville et Luxembourg ; l’autre non, entre Voiron et Grenoble. Dans le premier cas, l’auteur établit nettement que le choix résidentiel prime, en particulier pour des raisons de coût du foncier. Ainsi, en 2011, le budget temps moyen des transports est de 106 minutes, pour une distance de moyenne de 49 kilomètres. La description des rythmes donne alors lieu à une typologie, en cinq groupes. La mise en perspective de deux « faisceaux de mobilités » montre encore que les déplacements domicile–travail sont les traits structurants de ces styles de vie.
Appuyée sur une enquête semi-directive, à partir de 20 familles rencontrées entre septembre et décembre 2015, la troisième partie cherche à comprendre le « rapport entretenu par les familles avec leurs rythmes de vie journaliers » (p. 149). Elle débouche sur le constat général de « familles sous pression » (p. 189) et, à l’occasion, prises dans des situations un peu contradictoires. Car si la souplesse de l’automobile offre la meilleure réponse à l’articulation des déplacements, en particulier quand il y a des enfants dans la boucle, elle génère aussi plus de fatigue et d’ennui que les transports en commun. Dans ce spectre modal, l’auteur détaille aussi l’ensemble des stratégies (de contournement et de répartition) et des ressources (sociales, économiques) qui permettent de régler, parfois à la minute près, les défis répétés que constitue chaque journée de ces familles.
La rigueur de l’exposé, en particulier méthodologique et notionnel, donne à cette étude toute sa crédibilité. Elle pose les jalons d’une connaissance solide de phénomènes dont l’avantage et l’inconvénient sont d’être quotidiens. Elle démontre, dans des cas de plus en plus ordinaires – et c’est ce qui en fait tout l’intérêt –, combien les mobilités sont, de fait, structurantes des habiters contemporains. Des mobilités qui ne sont pas le contraire des immobilités, quand les articulations entre elles constituent les fondements des sociétés à habitants mobiles, plus qu’émergentes aujourd’hui. Alors, au fil des pages de la troisième partie, le lecteur comprend et accède à l’échafaud subtil des savoirs et des savoir-faire mis en œuvre par ces habitants. Savoirs invisibles, informalisés s’ils ne sont informels, ils ne relèvent pas moins de compétences élaborées, éprouvées et acquises, presqu’en silence et diffusées depuis quelques décennies. Signalées par la postface de Vincent Kaufman, la motilité, autrement dit, et au sens le plus large, la capacité à la mobilité, est au cœur du propos.
Dans cet ensemble, dès lors, une question. Dans l’analyse des stratégies spatiales et de leurs mises en œuvre, rien n’est dit sur les effets des nouvelles technologies. On peut penser aux GPS qui, désormais, évaluent les temps de parcours avant même qu’ils ne soient franchis. Mais aussi aux téléphones portables qui rendent possibles, en temps dit réel, les communications entre les différents membres de la famille.
Plus généralement encore, se dégage peut-être une contradiction sur l’interprétation du but même de l’acquisition et de la mobilisation de ces compétences de mobilités. D’un côté, l’auteur jette un regard plutôt critique sur ces styles de vie (p. 213) : « L’approche rythmique met davantage en perspective des modes de vie contraints, saccadés et temporellement vulnérables ». Face au constat, il dit lui-même viser à (p. 216) « […] l’apaisement des pressions temporelles sur les individus et sur leur famille ». Les familles seraient ainsi prises dans une « forme d’aliénation quotidienne » (p. 213). Mais alors ne seraient-elles que des victimes de la « dépendance automobile » (Dupuy 1999) ? Ou sont-elles des familles qui, malgré tout, ont fait des choix ? Des choix qu’il ne conviendrait pas d’oublier si vite, sauf à se placer dans une posture revendicative. Et ce choix serait de privilégier le lieu de résidence sur tous les autres : plus grand, certes, mais plus loin aussi, et ce pour un budget financier constant. Du reste (p. 29) : « […], le choix résidentiel apparaît comme un élément déterminant du rythme des ménages ». C’est bien ainsi que l’on peut comprendre cette autre assertion de l’auteur qui, finalement, renvoie à toute la subtilité, mais aussi aux hésitations et autres incertitudes de toute décision essentielle (p. 190) : « Bien que le rythme intense d’activité soit en partie déploré par les familles rencontrées, il semble largement compensé par la satisfaction résidentielle ».
Ce n’est pas tout. Car il y a une problématique non-dite, mais essentielle, que soulève ce texte, au-delà de lui-même. Elle est celle d’une étude qui fait émerger, d’une dimension d’action et d’acteurs, un type d’habitants qui est en même temps un type de co-habitants, éléments singuliers mais à noyaux multiples : appelons-le la famille. Autrement dit, des habitants qui partagent un certain nombre de décisions qu’individuellement ils ne prendraient peut-être pas, ou pas ainsi. De ce point de vue, insister sur l’importance de la « communication » dans la famille n’est certainement pas anodin. Car c’est, en partie du moins, dans (p. 179) « la qualité de communication » que se constituent la cohérence, la singularité, etc. de la cellule familiale. Voilà une dimension d’acteurs, pour utiliser un vocabulaire éprouvé, qu’il est intéressant de prendre en compte. Si les sciences sociales ont l’habitude de travailler avec des collectifs et si elles semblent explorer la possibilité de travailler sur des singularités uniques, l’étude de ces acteurs co-habitants ouvre des questions méthodologiques qui pourraient bien faire sens dans d’autres champs, le tourisme par exemple. De fait, entre les séjours collectifs et les déplacements individuels, il y a le champ du tourisme en couple, voire en famille. Cela dit, cette ouverture pointe vers une autre problématique : celle de l’articulation entre les différentes dimensions des mobilités : en quoi et comment, s’il cela se fait, les pratiques quotidiennes interfèrent-elles avec d’autres ? Y a-t-il des transferts de compétences ? Et comment se constituent les « systèmes de mobilités », combinant quotidiens et exceptions, proches et lointains, longues et courtes durées, etc., qui, de manière de plus en plus diffusée, caractérisent les sociétés à habitants mobiles du Monde contemporain ?