À chaque période de l’histoire sociale et politique des sociétés subsahariennes, l’environnement dominant a toujours suscité des itinéraires d’indignation susceptibles de déboucher sur des engagements orientés dans un souci de préservation des droits fondamentaux des individus [1]. Ainsi, le régime de l’indigénat et sa cohorte de discriminations seraient à l’origine de soulèvements populaires traduisant une tentative de renversement, sinon de réforme, de l’ordre colonial (Bouamama 2017, p. 25-28) (Boukari-Yabara 2017, p. 145-156). De manière moins officielle, plus indirecte, mais non moins inscrite dans l’historicité sociale en cours, le combat pour l’autodétermination ouvrira un champ fécond de structuration d’identités politiques nouvelles, conservées et reproduites continuellement par une mémoire collective soucieuse de tuer les Pères des indépendances officielles en Afrique noire francophone (Havard 2007) (Havard 2009). C’est en cela que le mouvement nationaliste camerounais des années 1950 jouera un rôle déterminant dans le développement politique, à travers la dénonciation des exactions du régime colonial, en y associant une action organisée dans l’optique de le subvertir (Joseph 1986). Ces acteurs-précurseurs auraient ainsi ouvert la voie à une quête permanente d’autodétermination [2] qui m’amène à esquisser un modèle-type de citoyen-souverain à partir de l’observation des logiques d’action actuelles du sujet-acteur évoluant en marge des pouvoirs dominants (Amougou 2015).
À partir des récits de vie recueillis auprès de neuf profils sélectionnés [3], la présente contribution se propose d’esquisser une théorie du citoyen-souverain en sourdine, en mettant la précarité et la vulnérabilité au cœur de la dynamique de subjectivation enclenchée. Mais alors que la vulnérabilité vis-à-vis de soi est suspectée comme étant un obstacle au devenir-acteur, au regard des résultats d’enquête menée par Geoffrey Pleyers (2016a) auprès de jeunes écologistes européens, la prise de conscience de la précarité environnementale apparaît plutôt comme le principal levain de l’action chez le sujet-acteur camerounais. Concrètement, il s’agit d’explorer comment les effets induits d’un contexte socio-historique jugé « inconfortable » informent les transformations de la subjectivité individuelle. Il s’agit aussi, et surtout, d’analyser comment la rupture biographique (Voegtli 2004), en astreignant à la « déviance » et à l’obligation de se réinventer, débouche sur de nouvelles formes de créativité citoyenne et politique qui, in fine, permettent d’esquisser une théorie du citoyen-souverain en perspective.
Cadrage sociohistorique et échantillonnage.
L’individu inscrit dans le créneau normal de socialisation ne peut être considéré comme un sujet. Ce statut ne lui est conféré que lorsqu’il commence à se poser des questions sur son quant-à-être social. C’est à cette condition qu’il peut re-questionner ledit parcours « normal » de socialisation – ce qui, très souvent, débouche sur une rupture biographique. En parvenant à assumer le statut de « déviant », au bout d’une période délicate de tensions identitaires, le nouveau sujet se retrouve dans l’obligation de se re-créer pour procurer du sens à son existence. Cet ultime geste constitue, en général, l’acte de création de l’acteur qui, en se prenant en charge, devient par ce même fait un individu producteur du contemporain (Agamben 2008). Ce scénario est un idéal-type. Il informe pourtant l’expérience individuelle du sujet-acteur de notre échantillon, chez qui le déclenchement de l’autodétermination semble consécutif d’une rupture biographique traduisant l’émancipation de la destinée sociale et l’entame d’une expérience inédite d’invention de soi (Kaufmann 2004).
Dans le monde moderne, la socialisation désigne un ensemble de microprocessus de fabrication sociale des individus. Ces processus, souvent contradictoires, varient constamment en fonction de l’inscription de l’individu au sein de certaines sous-cultures plutôt que d’autres. Mais de façon générale, la socialisation renvoie à une forme d’intégration sociale traduisant une normalisation des conduites en vue d’adapter les individus aux modes précis de fonctionnement de la société (Gaulejac 2009, p. 42). Un modèle curieux de sociabilité émerge avec la naissance de l’État au Cameroun, tournant le dos à la pluralité. Celui-ci est marqué, en effet, par un processus univoque de socialisation, camouflant à peine un projet politique d’assujettissement social dont l’ultime objectif est la subordination de l’individu au pouvoir en place (Butler 2002, p. 23). L’adoption, par Ahmadou Ahidjo, d’une politique publique monopoliste et répressive va continuellement remodeler les mécanismes de socialisation. De fait, la constitution d’un ordre politique autoritaire ne contribue pas seulement à effilocher le tissu social embrigadé par la pensée unique. Cette pratique inaugure également un processus d’uniformisation « passive » de la société, qui impacte même sur les parcours de jeunesse et d’enfance.
« Moi je vois un peu comment sous le parti unique au temps d’Ahidjo, j’étais enfant, j’étais au collège, je voyais très bien que c’était une mascarade, il y avait la peur ! Il y avait tout cela. Je regardais bien comment les gens étaient, les gens faisaient, le cœur n’y était pas, il y avait la peur, on voyait qu’ils craignaient, mais que le cœur n’y était pas » (entretien avec Haman, Yaoundé, le 16 décembre 2011).
Cet extrait, tiré du récit de Haman, directeur de publication du quotidien Le Jour, révèle les germes d’une culture politique de méfiance réciproque et sournoise, qui déteint sur le reste du corps social comme une poudrée, à travers les relais administratifs. Surtout, il informe sur la structuration d’un environnement où les identités socialement prédéfinies au sein d’un programme institutionnel hégémonique orientent l’ensemble des trajectoires biographiques (Berger et Luckmann 2012, p. 259). Incidemment, un habitus d’accommodation passive des individus dans une norme pratique univoque va se consolider, à travers l’émergence progressive d’un modèle de socialisation structuré par des dispositions psychologiques durables et transposables de génération en génération au profit de la légitimation du régime en place (Bourdieu 1980). Tant et si bien qu’au bout d’un certain moment, l’assujettissement finit par être accepté comme un fait naturel par les couches sociales désormais installées dans la crainte. Après la démission d’Ahmadou Ahidjo en 1982, la rhétorique de « démocratisation » proclamée de Paul Biya va se complaire au sein du dispositif systémique mis en place durant le règne de son prédécesseur (Eboussi Boulaga 1997). En s’appuyant sur son pouvoir constitutionnel (art. 9) de nomination aux emplois civils et militaires, l’homme du « renouveau » ne renonce guère aux procédures de « relégitimation » autoritaire, qui transitent nécessairement par la quête de stratégies nouvelles de « renormalisation » et de « reconsolidation » (Owona Nguini 1997, p. 431). Dès lors, la soumission finit par s’enraciner « dans la tristesse qui fixe les individus dans le pâtir plutôt que dans l’agir, l’impuissance plutôt que la résistance, le conformisme plutôt que la libération » (Gaulejac 2009, p. 54). Un processus d’intériorisation, par les individus, d’une personnalité sociale de base, édictée d’abord par l’ordre dominant, s’enracine subtilement au sein des couches sociales. Ce processus d’intériorisation est ensuite intégré, réadapté et réajusté par chaque individu, quel qu’il soit, à sa personnalité individuelle, au triple plan biologique, affectif et mental (Nga Ndongo 2005). Le tableau ci-dessous regroupe des enquêtés dont les récits de vie et – pour certains – les postures affichées au sein de l’espace public s’efforcent de quereller contre cette tendance lourde historique, en opérant des ruptures biographiques.
La destinée sociale comme un parcours « normal » de socialisation.
Dans la perspective de Guy Bajoit (2013, p. 141), la destinée sociale désigne un parcours de vie non choisi par l’individu. Degré zéro de l’individu sujet de lui-même, elle décrit d’abord une trajectoire répondant aux attentes des « autres » et obéissant aux suggestions et/ou injonctions des instances de socialisation. Au regard de la trajectoire « normale » de l’individu subsaharien, la destinée sociale trouverait sa matérialisation idéale dans la mise en conformité de tout parcours avec les imaginaires officiels de la réussite. Et dans la perspective de ces derniers, l’administration publique apparaît comme le cadre rassurant et prestigieux par excellence, au sein duquel chacun est appelé à se réaliser. C’est pourquoi tous les investissements et « sacrifices », consentis par des parents en vue d’encourager leurs progénitures à se perfectionner dans la formation scolaire, trouvent leur principale explication dans l’espoir de déboucher sur une carrière administrative prestigieuse. Cet espoir trouve son fondement dans le fait que cette réussite escomptée entretient à son tour l’espoir d’un bien-être commun, suivant la formule de la « dette » communautaire.
Dès lors, l’individu soutenu par les siens dans son parcours scolaire est astreint à un canevas de réussite au sein duquel la déviation est peu tolérée, voire mal vécue. Cette pesanteur familiale et sociétale trouve son principal stimulant dans l’emprise environnementale globale, moins favorable à la promotion d’un esprit critique du fait d’un ordre politique autoritaire et promouvant l’infantilisation continue des couches sociales (Mbembe 1985). C’est en cela que l’individu se retrouve structuré et policé à travers des canaux précis de socialisation, qui l’accompagnent depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Au moment où celui-ci parvient à rentrer dans la fonction publique, il découvre également une hiérarchie bureaucratique régularisant les rapports socioprofessionnels, dans une logique de respect et de légitimation de l’ordre établi. Le fait que la déviation et la subjectivation soient peu tolérées au sein de ce dernier apparaît comme le principal facteur explicatif du processus de socialisation univoque connue par l’histoire officielle des sociétés africaines jusqu’au tournant de la décennie 1990. Bien entendu, cette lecture rencontre des exceptions dans la pratique. Elle renvoie néanmoins au modèle dominant et qui aura le plus orienté les trajectoires biographiques depuis l’indépendance, même chez les non-fonctionnaires.
Les figures représentatives de notre échantillon de recherche n’échapperont guère à cette destinée sociale, du moins jusqu’à une certaine période de leurs trajectoires. La majorité passera l’enfance et la jeunesse à incorporer ces « normes » généralisées. Bernard [4] présentera trois concours d’entrée dans la fonction publique après l’obtention du baccalauréat, dans la foulée des années 1980. Suivant ses termes, le plus important et le plus urgent était de rentrer dans l’administration afin de se « sécuriser » contre la précarité matérielle. La destinée sociale apparaît ainsi comme une forme de sagesse populaire intégrée – voire incorporée – par des individus évoluant au sein d’une trame sociale effilochée et peu apte à garantir des débouchés crédibles pour l’ensemble des citoyens. Aujourd’hui encore, les espoirs de la masse, sans cesse croissante, des diplômés de l’enseignement supérieur reposent principalement sur les concours administratifs et autres recrutements au sein des structures de l’État, perçus comme des opportunités exclusives d’insertion professionnelle et de réussite sociale [5]. Cela expliquerait les différents dérapages, qui vont du renchérissement des places d’entrée à la « privatisation » des hautes fonctions administratives, en passant par l’exacerbation de la corruption et du clientélisme [6].
La destinée sociale, c’est l’identité assignée qui interdit tout « rêve » et toute imagination possibles à l’individu, en l’astreignant à se contenter de l’unique voie qui lui semble officiellement offerte, et à en être « fier ». Cet interdit implicite est d’autant plus efficace qu’il trouve une justification tangible et empirique au sein des disparités environnementales de plus en plus brutales et effrayantes. L’on comprend ainsi pourquoi cette situation va longtemps jouer en faveur de l’élite au pouvoir qui, dès lors, ne ménagera aucun stratagème pour maintenir une politique d’instrumentalisation et d’infantilisation des couches sociales (Eboussi Boulaga 1997) (Nkot 2005). Par définition, la destinée sociale relève d’un processus de socialisation univoque qui détruit insidieusement le potentiel de créativité de l’individu, tout en bloquant les perspectives de changement social véritable dans une société donnée. C’est pourquoi la rupture biographique apparaît historiquement comme l’acte symbolique de naissance du sujet-acteur, artisan de la dynamique de subjectivation.
Rupture biographique, ou le divorce de l’individu avec sa destinée sociale.
La rupture biographique intervient lorsque la trajectoire individuelle parvient, à la suite de certaines circonstances, à dévier de la destinée sociale. Celle-ci peut se produire de manière brusque, suite à une expérience inattendue qui va bouleverser la trajectoire de l’individu en l’astreignant à se réinventer pour « survivre » ou « exister ». C’est le cas de Romano [7] et Aurélien [8], dont la perte des parents va les propulser dans une maturité précoce. Ces jeunes entreprenants le sont devenus d’abord parce que les circonstances existentielles vont le leur imposer. Alors que leurs parents se débrouillaient essentiellement dans le secteur informel, ils vont précocement développer des réflexes d’auto-prise en charge qui en font aujourd’hui des acteurs sociaux à part entière, et pivots de leurs familles respectives. Ces deux cas sont loin d’être une exception. La trajectoire de Séverin [9] va connaître une déviation irréversible à la suite du procès « Yondo Black » [10]. Doctorant de science politique à l’Université de Paris Dauphine, la fortune voudra qu’il se retrouve au Cameroun durant cette période pour mener des recherches de terrain sur son travail de thèse. C’est alors qu’à la suite des « injustices » observées au cours dudit procès, le jeune Séverin, suffisamment remonté contre le système, va s’engager dans la mise en place d’une presse privée en vue de participer au combat déclenché pour la démocratie. C’est ainsi qu’il devient l’un des plus jeunes directeurs de publication, à 28 ans.
Mais pour la plupart des cas étudiés, la rupture biographique s’inscrit dans une durée plus ou moins longue, qui s’observe durant le processus d’entrée de l’individu à l’âge adulte. Surtout, ce sont les conditions de cette entrée qui vont déterminer le divorce de l’individu d’avec sa destinée sociale. Chez Bernard et Haman [11], la rupture intervient lorsqu’ils découvrent les fondements cachés de structuration des liens de socialité à l’intérieur de l’environnement socioprofessionnel. Mais entre la découverte et le moment de bifurcation, le temps écoulé varie en fonction de chaque trajectoire. Chez Bernard, il sera relativement court et se justifie par les liens déjà tissés dans le monde civil-paysan durant ses années de stagiaire, mais aussi du fait de l’existence d’une opportunité de financement, par des partenaires occidentaux, de sa toute première ONG dédiée au développement du monde paysan. Chez Haman, la bifurcation arrivera quelques années plus tard, au moment où l’opportunité de lancement d’un journal privé va se présenter.
Promoteurs actuels des arts au Cameroun, Tayou et Malet vont grandir en France et ne reviennent au Cameroun qu’à l’âge adulte. Fils d’un ecclésiaste protestant et haut commis de l’État, Malet abandonne la fonction sécurisante de journaliste à Africa N°1 pour tenter l’aventure risquée de promoteur des arts plastiques à Yaoundé, malgré la précarité environnementale du milieu des années 1990 [12]. Ce revirement, qui est d’abord la conséquence d’une « frustration » après constat du « peu de crédit accordé à la créativité » dans son « pays natal », participe également d’un besoin de participation à la promotion des « valeurs refuges » [13] de son environnement. Le même besoin va se saisir de Tayou qui, après son retour au Cameroun, va se lancer dans l’industrie textile et les télécommunications. Mais alors qu’il le fait dans un but de rendement économique, sa bifurcation biographique intervient lorsqu’il va abandonner ces activités pour se lancer dans un projet de promotion culturelle qui va aboutir à la mise en place d’un institut supérieur à Yaoundé, spécialisé dans la mode africaine.
De manière générale cependant, la bifurcation biographique [14] traduit effectivement un changement de cap de l’individu dans sa réflexivité et sa subjectivité. Ce changement se reflète à son tour dans l’orientation de sa nouvelle profession – et/ou de sa nouvelle vision du monde –, qui rentre en opposition structurelle avec l’ancienne. Ce qui change en réalité, c’est la forme d’inscription de l’individu dans l’historicité sociale en cours ; forme qui en retour déteint sur le sens de sa production et de sa reproduction au sein de la société. Très souvent, il s’agit d’une transition du modèle univoque et officiel de socialisation vers le développement des formes rénovées de resocialisation, qui annoncent une nouvelle dynamique sociale en esquisse. L’individu cesse ainsi d’être l’agent reproducteur du modèle classique de socialisation pour intégrer le cercle encore fermé, mais non moins prometteur, des citoyens-souverains et précurseurs du futur africain. Cependant, cette « déviance » est porteuse de risques, de sacrifices et d’exigences.
La bifurcation comme choix risqué.
Qu’elle soit volontaire ou non, la déviation de l’individu vis-à-vis de sa destinée sociale débouche sur l’obligation de se re-créer en vue d’exister au sein d’un environnement encore vulnérable. Ce processus, qui informe sur les mécanismes d’invention de soi, se traduit par une série d’épreuves et de risques qui s’apparentent à des rites de passage au statut de sujet-acteur. Il s’agit d’un passage obligé, à travers lequel l’individu s’inscrit de manière plus active dans le processus de production de la société.
Les bifurcations relevées sont loin de constituer des choix de vie évidents. Très souvent, celles-ci semblent avoir choisi l’individu autant que ce dernier semble certain de les avoir choisies, de manière manifeste comme latente. Quoi qu’il en soit, l’individu qui s’émancipe de sa destinée sociale ne risque pas seulement de recevoir les foudres du système environnant, qui tolère peu les actes de « déviance ». De manière directe, celui-ci perd également certains supports essentiels qui, jusque-là, semblaient conférer du sens à son individualité. L’on comprend ainsi pourquoi l’impératif de se « renouveler » est plus prégnant chez nos interlocuteurs en pleine bifurcation biographique, dans un contexte de menace permanente de déchéance sociale. Conscient des risques qui entouraient son choix, Bernard reconnaît avoir longuement réfléchi dans la solitude avant de présenter sa lettre de démission. Quant à Madeleine [15], son engagement pour la cause des droits de l’homme va constamment la mettre en confrontation avec les autorités politiques nationales et les représentations diplomatiques, au point où le sentiment d’insécurité ne la quitte plus. Avec les menaces reçues lors de la période du commandement opérationnel (Owona Nguini et Oyono 2000), cette figure majeure de la lutte contre la torture au Cameroun va se voir contrainte de se séparer de sa progéniture.
La déviation de la destinée sociale comporte également des risques pour la réussite socioprofessionnelle, car l’évolution en dehors des canaux administratifs ou légitimés par les pouvoirs publics inscrit l’individu dans une menace constante de précarité professionnelle [16]. Séverin, Bernard, Haman et Tayou vont longtemps mener une vie sous pression, conscients du fait que leur pain quotidien dépend de leur combativité. Si ces individus vont élargir, développer et multiplier leurs secteurs d’activité dans le cadre de leurs entreprises, c’est aussi dans le but de relativiser les risques de faillite qui les guettent. À la limite, la conscience du risque apparaît, avec le recul, comme le secret même de la réussite entrepreneuriale, parce qu’elle pousse l’individu-entrepreneur à anticiper sur les aléas en demeurant en constant éveil. Sentinelle indispensable à la préservation de l’intégrité de son entreprise, notre interlocuteur devient également producteur du social dans l’exercice de son métier, érigé en tribune à partir de laquelle il impulse des micro-changements qualitatifs au sein de sa société. À travers les organes de presse, les entrepreneurs médiatiques indépendants de notre échantillon font un travail de dénonciation et de stimulation, pour atteindre la réalisation d’une société plus citoyenne – en même temps qu’ils trouvent dans leur « job » un cadre de réalisation de soi.
La déviance [17] constitue, enfin, un choix risqué, parce que l’individu embarqué dans ce processus ne possède aucune garantie quant à son avenir. Dans un milieu précarisé, la chute possible de son entreprise peut conduire à sa déchéance professionnelle, comme on a pu le remarquer avec certains déviants ruinés ou sévèrement combattus par les pouvoirs publics [18]. Si Bernard est astreint à interpeller continuellement les pouvoirs publics pour la régularisation des importations au bénéfice de la production locale, c’est parce que la pratique officielle demeure incompatible avec le développement des activités paysannes et entrepreneuriales locales. Pour avoir refusé une carrière « tranquille » au sein de l’administration publique, notre sujet-acteur est appelé à assumer continuellement les risques qu’encourt chaque déviant au sein d’un environnement autoritaire [19]. Mais, en même temps, c’est de la tige de ce choix de vie que l’individualité se développe, dans une posture de projection permanente, qui pousse également la figure du citoyen-souverain à se prendre continuellement en charge.
Quand la « déviance » débouche sur la dynamique d’auto-prise en charge.
La déviance n’est pas seulement constitutive de risques dans la trajectoire de l’individu engagé. Elle préserve aussi un avantage plus direct, qui est celui de l’accoutumer au désir d’être acteur – désir qui procure une autosatisfaction permanent, pour l’individu accoutumé à se prendre en charge (Amougou 2016). L’individu déviant développe ainsi un sens de responsabilité et d’individualité essentiel à sa propre maturation et à son confort psychologique. Par auto-prise en charge, il faut comprendre une trajectoire de subjectivation individuelle qui accorde du crédit à la créativité, à l’intelligibilité et à la fécondité. Il s’agit d’une posture culturelle qui pousse constamment l’individu à trouver d’abord en lui les éléments de réponse à apporter face à la précarité de la vie quotidienne. Il n’est guère question, pour nous, d’avancer que l’individu qui se prend en charge ne bénéficie d’aucun soutien externe. Il s’agit surtout de mettre l’accent sur le fait que l’orientation globale de son engagement s’inscrit prioritairement dans la limitation d’un certain nombre de liens de dépendance susceptibles d’affaiblir son désir de sujet. S’il est soutenu, c’est rarement dans le dessein de s’y complaire et généralement dans le but de consolider une entreprise ou une activité émanant d’abord de son initiative.
Bernard bénéficiera du soutien d’experts européens dans la mise en place de son premier service d’appui des initiatives du monde paysan. De même, la lutte contre l’importation des poulets congelés se fera également à travers le lobbying à l’étranger. Mieux, il bénéficiera du soutien personnel du leader altermondialiste français José Bové, lors de la grande marche organisée contre la prégnance de ce fléau au Cameroun. Pourtant, Bernard reste le principal artisan de ces initiatives et gardera toujours une emprise certaine sur son parcours et ses activités.
Préalable essentiel à la conceptualisation du citoyen-souverain, l’auto-prise en charge ne se réduit pas au simple désir de réussite individuelle. Il s’agit – à l’exception de Romano et Aurélien, encore en phase de maturation biographique – d’une culture éminemment citoyenne, qui habite l’individu désireux d’être un acteur à part entière de la dynamique d’individualisation. Située au cœur des bifurcations relevées, cet élan entrepreneurial aura poussé Malet à abandonner son poste à Paris pour s’engager dans la promotion des arts plastiques au Cameroun, de même qu’il expliquerait les démissions de Bernard et de Haman de la fonction publique, afin de se risquer dans le secteur privé/indépendant qui, aujourd’hui, anime la dynamique entrepreneuriale au Cameroun (Amougou 2017). En cela, il convient de ne pas confondre cette pratique avec des normes de conduite de certaines figures de réussite observées un peu partout en Afrique (Banégas et Warnier 2001). D’abord parce que ces figures de réussite s’inscrivent généralement dans l’État du « ventre » et sont souvent très connectées aux réseaux de privatisation interne et de criminalisation de l’État [20]. Au niveau du Cameroun, l’auto-prise en charge se démarque de l’ethos de la rétention (Warnier 1993) et des arts de feyre, très prégnants au cours de la décennie 1990 et qui auraient propulsé certains noms, comme Donatien Koagne, au cœur même des réseaux de la Françafrique (Malaquais, 2001). Parler donc de l’auto-prise en charge, c’est mettre en relief cette dynamique en sourdine de subjectivation, portée par des individualités en quête de sens pour eux-mêmes, dans le but d’apporter une contribution effective dans l’élan d’autonomisation de leur société.
La petite histoire du citoyen-souverain au Cameroun.
L’entrée en scène de la figure du citoyen-souverain remonte aux fondements mêmes de l’État colonial, avec les premières réactions de l’indigène contre les manœuvres du colon. Dès ces premières heures, un ethos de résistance – matière première de constitution du sujet-acteur – va déteindre progressivement sur les différentes couches sociales, trouvant un support déterminant avec la structuration parallèle d’une conscience nationale (Owona 1996). Cristallisé par l’entreprise du parti nationaliste camerounais, l’Union des Populations du Cameroun (UPC), créé en 1948, cet ethos fera l’objet de réappropriations diversifiées après les indépendances, connaissant des distorsions notables, sans toutefois perdre son essence qui reste articulée autour de l’autodétermination de soi par soi. Le concept de citoyen-souverain, élaboré à partir des observations et analyses effectuées in situ, trouve certainement quelques affinités avec cette capacité historique de résistance entretenue par la mémoire collective au fil des années.
La quête d’une citoyenneté-souveraine au Cameroun n’a pas attendu les mouvements de démocratisation des années 1990, et encore moins l’accès officiel à l’indépendance en 1960. Quelques attributs essentiels du modèle de citoyen-souverain s’observent – de manière assez éparse, il est vrai – au cours de l’émergence même de l’État colonial. Durant cette période, on perçoit déjà les prémisses du citoyen-souverain, d’abord à travers le soulèvement du peuple Duala contre le projet d’expropriation des terres du plateau de Joss par l’administration allemande. Ensuite avec le combat du pasteur Lotin Samè en vue de la consolidation d’une Église locale, libre d’inventer ces propres normes liturgiques et techniques d’adoration [21]. Son œuvre, qui couvre la période d’inscription du Cameroun sous le mandat de la SDN, cadre avec l’attitude des Duala de cette époque, qui exprimaient déjà leur rejet du système des mandats, tel que pratiqué par la France à travers des pétitions destinées aux hauts fonctionnaires internationaux officiants à Genève. Cette précocité dans la prise de conscience des intérêts nationaux va poursuivre son expressivité à travers la contestation de la division du Cameroun en deux entités, contestation animée par le mouvement nationaliste upéciste (Joseph 1986). Ces différents éléments révèlent ainsi une trace du parcours de l’autodétermination, en marge de l’écriture officielle et conquérante de l’histoire politique et sociale du Cameroun [22].
Pour autant, l’érection véritable du citoyen-souverain est loin d’être une évidence. Aujourd’hui encore, cette figure peine à prendre véritablement corps de manière conséquente. Ceci surtout parce que la dynamique enclenchée à l’époque coloniale va se confronter à la férocité de l’administration française, avant de subir une politique d’éradication relayée par la première élite postcoloniale. C’est ainsi que les nombreuses actions initiées en faveur de sa consolidation vont se retrouver dévoyées par les pouvoirs dominants, à l’instar des prestations de Um Nyobè, secrétaire général de l’UPC auprès des Nations Unies au cours des années 1950. L’impact et les quelques bénéfices obtenus grâce à l’action citoyenne-souveraine, jusqu’à nos jours, semblent toujours mitigés.
Si l’UPC est violemment combattue par les forces coloniales, c’est, entre autres, parce que la rigueur identitaire, qui apparaît comme une exigence existentielle pour ce mouvement, devient inévitablement un obstacle aux intérêts de la métropole. Or, l’identité réclamée de l’UPC traduit également un besoin de dignité et de reconnaissance de « je » continuellement mis en danger par un autrui monopolisant la violence légale/rationnelle. L’on comprend ainsi pourquoi, acculé au plus profond du maquis, Um Nyobè ne cessera de contester le discours justificatif de la domination étrangère sur le sol camerounais. Aux yeux du secrétaire général de l’UPC, « l’accession du Kamerun à l’Indépendance ne peut pas être transformée en une question de mendicité économique ou financière » (Um Nyobè 1989, p. 34). En cela, le citoyen-souverain actuel trouve sa principale source dans l’œuvre historique de construction, par l’UPC, d’une identité politique camerounaise capable de transcender les différentes composantes ethniques. Vers la fin de la colonisation officielle, alors que l’UPC est acculée dans le maquis, Um Nyobè laisse entrevoir la posture citoyenne-souveraine dans une lettre adressée au secrétaire général des Nations Unies suite au passage de la mission de l’ONU au Cameroun : « Nous n’attendions pas que la Mission de Visite vinsse proclamer l’indépendance du Kamerun, mais nous attendions d’elle une intervention pour que toutes les parties intéressées fussent valablement entendues sans inquiétude » (Um Nyobè 1989, p. 119).
Selon Mongo Beti, la conscience historique du peuple camerounais semble avoir toujours refusé l’inféodation et la mise sous tutelle perpétrée par les puissances impériales et l’élite politique endogène de la postcolonie. En cela, l’écrivain camerounais affirme que ce peuple reste prédisposé à conduire librement son destin, si les politiques adéquates sont mises en place (Mongo Beti 1993, p. 166). Au cours de notre recherche, nous avons pu relever que plusieurs individus n’ont pas toujours attendu la mise en place des politiques adéquates pour promouvoir les droits humains. Très souvent, c’est sous l’impulsion de ces derniers que certains aménagements juridiques et politiques en faveur des libertés humaines ont vu le jour au Cameroun – il est vrai, avec la contribution des changements opérés au sein de la scène internationale. Mais là encore, le fait que ces aménagements « arrachés » ne soient guère à l’abri d’instrumentalisations politiques « perverses » propulse le citoyen-souverain actuel en ultime instance crédible de l’aménagement d’un environnement propice à l’épanouissement des libertés. Qu’il le fasse à travers une posture individuelle, citoyenne ou communautaire, la finalité semble être orientée vers un désir commun de construction d’une cité alternative. C’est dire que, pour les individus dont la construction du « moi » tolère l’existence de « l’autre », il n’existe « aucune contradiction nécessaire entre les notions de droits communautaires et celles de droits individuels et de groupes » (Mamdani 2004, p. 198).
L’une des idées centrales défendues dans cette contribution est que la tendance lourde de l’histoire politique des sociétés africaines serait en train de s’inverser de manière progressive, par le biais d’un véritable processus collectif de réflexivité, de subjectivation et d’auto-prise en charge qui, lentement, se mettrait en place depuis les luttes anticoloniales. Dans ce mouvement progressif de subjectivation, la partition du citoyen-souverain demeure centrale. Le terrain effectué au Cameroun semble indiquer que l’individu agent de la citoyenneté-souveraine d’aujourd’hui, mieux encore que celui d’hier, s’appuie davantage sur ses propres ressources, fussent-elles infimes, pour apporter sa « touche personnelle » à l’édification de la cité. À la différence de son prédécesseur, dont le seuil de confiance en la normativité officielle (nationale ou internationale) était encore consistant, le citoyen-souverain actuel trouve prioritairement en son individualité réflexive et en sa subjectivité créatrice le fondement premier d’une citoyenneté universelle. Loin d’être un donné, ce modèle participe d’un processus de maturation qui travaille inconsciemment les différentes étapes de la trajectoire biographique de l’individu-citoyen-souverain. Loin également d’être une chimère, cet individu, producteur de l’humain [23] à partir de sa localité, est une réalité qui peut s’incarner en chacun de manière éphémère ou durable.
Les formes directes et indirectes de productivité citoyenne et politique.
La forme directe de participation renvoie à l’investissement du champ citoyen et politique par l’individu. Celle-ci peut prendre plusieurs orientations, qui vont de la participation politique directe à l’engagement syndical en passant par la mobilisation au sein des organisations citoyennes. La participation politique directe s’observe au travers du militantisme au sein d’un parti politique, choisi par le citoyen-souverain en vue d’exprimer ses choix politiques [24]. La participation politique directe pourrait s’observer également lors du déroulement des élections, qui restent le moment idéal en toute démocratie, celui où le citoyen exerce le mieux son attribut de souverain en sanctionnant le travail des représentants politiques, au bout d’une période donnée d’évaluation de leurs pratiques. Mais le problème avec le système démocratique « contrôlé » est que l’efficacité de ce modèle de participation est constamment sapée par l’élite au pouvoir, par le biais de sa mainmise sur le processus électoral (Gazibo 2010). Cela finit par déboucher sur une apathie généralisée et une désaffection des citoyens vis-à-vis de l’engagement électoral.
Cependant, d’autres formes de participation citoyenne vont être développées par le biais de la mobilisation au sein des organisations citoyennes. En s’engageant au sein des corporations instituées ou improvisées, les individus vont trouver d’autres formes de participation citoyenne directe, au travers de l’investissement de l’espace public et des groupes de pression formels ou informels. Le mouvement estudiantin rentre dans cette forme de participation. Investi, depuis les années 1990, par des revendications portant sur l’amélioration de leurs conditions de vie, ce mouvement reste redouté par l’élite au pouvoir, en dépit de ses multiples infiltrations (Morillas 2015). De même, l’engagement de Madeleine contre les pratiques de torture physique et psychologique au Cameroun constitue une autre forme de participation citoyenne directe. À travers son œuvre au sein des prisons, elle aura permis de lever le voile sur un certain nombre de réalités jusque-là inconnues, tout en contribuant à l’amélioration des conditions sanitaires et d’incarcération. Mieux, son engagement aura également permis la reconversion d’anciens prisonniers et la réparation d’injustices assez régulières au sein de ce milieu, qui reste très connecté avec le monde des pratiques « obscures » (Eteki-Otabela 2001).
Enfin, la participation citoyenne directe s’observe à travers l’engagement des leaders d’opinion, intellectuels et autres figures symboliques ou spirituelles dont l’aura semble porteuse auprès des populations. Entre les fonctionnaires faisant campagne avec les voitures de l’État et les juges craignant d’opérer un jugement équitable entre nantis et démunis, il existe également des personnalités morales capables d’affronter les autorités politiques. C’est le cas notamment du Cardinal Christian Tumi, qui aura été la « bête noire » des deux régimes d’Ahmadou Ahidjo et de Paul Biya. Dans une lettre ouverte adressée au Ministre de la Communication en septembre 2003, Christian Tumi laisse ainsi paraître son positionnement citoyen quant à la conception gouvernementale de la paix :
La paix n’est pas le silence coupable du pauvre et de l’opprimé. L’injustice met en danger la paix désirée par tous. Ce n’est pas parce que les pauvres de ce pays sont sans voix et qu’ils se taisent qu’ils sont d’accord avec vous. Non. La paix est construite, je le dis au risque de me répéter, sur la solidarité, le respect de la dignité humaine et de la différence, sur l’amour de la vérité (Tumi 2006, p. 117).
L’autodétermination de soi constitue la forme indirecte de productivité citoyenne et politique. Cette seconde approche de participation politique apparaît comme la finalité de l’action du citoyen-souverain, car elle s’inscrit dans le processus historique d’émancipation de la société entière. Elle se révèle, à cet effet, comme une forme de participation politique en dehors de l’État du « ventre » (Bayart 2006). Forme indirecte de participation, elle s’infiltre généralement à travers les entreprises de créativité sociale que sont les médias de masse, les ONG et autres organes de la société civile non « cooptés », et les projets de société et de développement initiés par les entrepreneurs sociaux. Un exemple d’intrication de l’autodétermination individuelle avec l’autodétermination collective peut être relevé à travers la mobilisation observée autour du procès de Pius Njawé, fondateur du quotidien Le Messager. Ému et en même temps impressionné par la foule présente à ce procès, Mongo Beti, dans un article rédigé dans les colonnes du quotidien fondé par Njawé, affirme que ce personnage « mérite notre reconnaissance à plusieurs titres, il la doit surtout pour avoir créé, quel que fût le personnage qu’il joue, journaliste, martyr de la liberté d’expression, poursuivi par la vindicte d’un dictateur, des occasions où notre société, si retardataire sur bien des plans, est toujours tirée vers le haut, je veux dire vers l’effort, vers la modernité, vers la prise de conscience, en un mot vers la liberté » [25]. Quels que soient les griefs et manquements qu’on pourrait légitimement reprocher au monde de la presse indépendante, son apport dans le développement d’une conscience citoyenne camerounaise aura été utile aux transformations structurelles de la société, quand bien même l’impact de ces dernières semble encore assez flou aux yeux des individus. Cette autodétermination pour soi apparaît comme la condition sine qua non de l’émergence du citoyen-souverain, apte à fonder un environnement favorable à l’émergence de la modernité.
La modernité appréhendée sous l’angle de la subjectivité annonce la « délivrance » de l’individu assujetti à un pouvoir « absolu » pour en faire « un être de raison, un sujet de droit et un individu en quête de dignité et d’autonomie » (Gaulejac 2009, p. 15). Ce sujet, dans un premier temps, se rapprocherait de celui des Lumières souvent « considéré comme un élément actif, évidemment positif, qui pousse l’individu du côté de l’autonomie, de la conscience, de la maîtrise et de l’accomplissement de son désir » (Gaulejac 2009, p. 16). Mais, en même temps, le sujet moderne en esquisse se doit d’aller au-delà du modèle-type des Lumières, dans la mesure où sa trajectoire de subjectivation et d’accomplissement de soi est tenue d’être simultanément respectueuse de l’humanité d’autrui [26].
L’autodétermination de soi, qui se construit sous l’égide du citoyen-souverain, aspire également à une société égalitaire. L’originalité de cette égalité traduit un attribut socio-anthropologique subjectif qui se désire, se sent et s’exprime au travers des pratiques banales d’interaction, avant de tendre à devenir une réalité juridique garantie par la constitution et les lois connexes. La société des citoyens-souverains n’exclut pas des spécificités naturelles et matérielles. Seulement celles-ci, plutôt que de renforcer la division sociale et la pérennisation des inégalités structurelles, deviennent des contributions individuelles à la promotion d’une communauté des individus égaux et respectueux des normes pratiques de réciprocité. Dans un tel cadre, la hiérarchie gouvernants/gouvernés, parents/enfants, élèves/professeurs, sans se rompre, s’atténue nécessairement dans leur recherche commune de construction d’une cité plus autonome. Dans un tel contexte, le développement politique et la question des droits humains deviennent une affaire collective réappropriée par chaque individualité à partir de son site d’action. Dès lors, un chauffeur de taxi et un commerçant habités par ces impératifs deviennent naturellement des promoteurs et des protecteurs des droits humains dans leurs espaces respectifs, au même titre que le juge ou encore l’activiste opérant depuis son ONG. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les propos d’Issa Shivji, lorsqu’il affirme :
« Protection and promotion of human rights is not some « expert » business to be carried out by the so-called intellectuals on behalf of the masses. Only the people themselves can protect and fight for their rights. Intellectuals and other activists can only join in that struggle. » (Shivji 1989, p. 88).
Il convient, à cet effet, d’être plus attentif aux aspirations essentielles du citoyen-souverain en pleine émergence, dans ses différents lieux d’expression et ses aspects historiques, politiques et socio-anthropologiques. Il convient surtout d’atténuer cet élan-reflexe qui consiste à précipiter son insertion dans le discours actuel, scientifique et fort séduisant de la genèse et de la gestion du « moi » (Mbede 2005), dans un métissage culturel infécond et très souvent opéré dans le « mépris » des cultures « faibles » et au profit des modèles culturels des sociétés dominantes. Il convient enfin, au regard des leçons de l’histoire, de se méfier de la posture intégriste universelle qui en appellerait à la promotion d’un modèle d’individu univoque et représentatif du 21e siècle, par exemple [27]. Car hier comme aujourd’hui encore, le discours sur la « rencontre des cultures » n’est souvent qu’un euphémisme « charitable » et non moins « hypocrite » à travers sa couverture pudique de « la disqualification violente des modes de vie traditionnels par les sociétés industrielles ainsi que les rapports de domination qui s’en suivent » (Eboussi Boulaga, 1977, p. 67).
Esquisse d’une théorie du citoyen-souverain à venir.
L’avènement du citoyen-souverain s’opère nécessairement à travers un processus individualisé d’autonomisation. La caractéristique essentielle d’un tel parcours est la consolidation d’une souveraineté intérieure, non aliénable par un pouvoir externe quelconque. En cela, l’autonomie nationale, qui n’est rien d’autre que la souveraineté sur le plan intérieur, prend sa source dans l’activité plurielle du citoyen-souverain, astreint de se prendre en charge en vue de s’approprier son histoire en participant banalement, mais activement au processus de construction socio-endogène de sa cité. À cette condition seulement l’action conjuguée des individus peut déboucher sur l’instauration d’un pouvoir souverain dépouillé de supérieur hiérarchique « à qui il doit rendre compte de ses faits et gestes pour les faire approuver ou annuler » (Eyinga 1984, p. 203). Il nous importe de dresser, à cet effet, quelques-uns des attributs du citoyen-souverain, qu’il convient néanmoins d’appréhender comme des idéaux-types.
En premier lieu, le citoyen-souverain est un attribut que peut revêtir tout sujet individuel sans égard à sa « classe », son « rang » son « sexe » ou sa fonction – car il n’est pas un attribut normatif, familial ou institutionnel que l’on décèlerait dans l’individu, sous des conditions requises et codifiées une fois pour toutes. D’une certaine manière, il s’agit d’un héritage personnel que l’individu doit découvrir pour mieux inscrire son action dans le processus historique de réalisation de l’humanité. La citoyenneté-souveraine est, en cela, un attribut individuel dont la première finalité est d’être mis au service de la condition humaine, en permanence menacée par l’activité passionnelle et intéressée de l’homme. Il s’agit, en réalité, d’un droit transcendantal, qui appartient à tout individu du seul fait qu’il existe sous la forme d’homo sapiens.
À titre illustratif, le phénomène d’irruption des crises politiques dans l’histoire du Cameroun constitue une occasion inédite de mise en exergue de l’investissement de l’espace public et de la rue par la jeunesse, ce qui rompt avec certaines idées reçues qui la catégorisaient d’« amorphe ». De même, la mise en relief d’une catégorie entreprenante de la jeunesse dans la promotion des liens sociaux orientés vers une certaine éthique de vie et de travail démontre son insertion active aux processus de productivité humaine (Amougou 2016) (Pleyers 2016b). Il est, à cet effet, démontré en Occident que l’apparente exclusion de la participation sociale de la catégorie des 15-24 ans, par exemple, camoufle d’autres formes de participation plus « sporadiques et informelles », sinon plus orientées vers le bénévolat, du fait de « l’accès inégal entre les générations aux organisations formelles qui détiennent un pouvoir décisionnel sur la vie des collectivités » (Gaudet 2012). Dans l’Afrique d’aujourd’hui également, il s’observe de plus en plus une fraction de la jeunesse qui, se sentant marginalisée, s’oriente vers d’autres valeurs citoyennes et de promotion d’une éthique sociale originale d’auto-prise en charge.
Pour autant, le statut de citoyen-souverain ne se réduit guère au droit naturel, dont la simple proclamation suffirait à faire jouir de ses prérogatives. Car s’il peut être subjectivement intégré comme un droit naturel, sa reconnaissance et sa jouissance restent déterminées à se manifester au travers d’actes posés au quotidien par l’individu. En clair, la citoyenneté-souveraine est un droit naturel de la condition humaine, mais culturalisé au travers d’actes concrets. Ces derniers sont appréciés – par le chercheur – principalement à travers leur convergence vers deux pôles complémentaires, que sont la limitation des facteurs d’aliénation et la production des espaces de libération pour l’action individuelle et/ou collective. Or, et cet aspect apparaît comme le plus crucial dans la théorie du citoyen-souverain, ce droit naturel culturalisé ne vaut que tant qu’il promeut le libre développement de la créativité et de l’inventivité au profit de la fécondité des processus socioculturels et sociopolitiques en cours, en permettant à la collectivité d’opérer un saut qualitatif. Plutôt qu’une quelconque appartenance politique ou socioprofessionnelle, c’est la faculté à développer sa réflexivité, l’aptitude à conférer du sens à son existence, et la capacité à poser des actes qui impactent sur le devenir de l’environnement qui constituent les principaux ingrédients théoriques de la citoyenneté souveraine.
En cela aussi, l’action quotidienne du citoyen-souverain est étonnamment proche de l’impératif catégorique kantien, qui recommande à son sujet transcendantal de toujours agir de telle sorte que la maxime de l’action soit érigée en règle universelle (Kant 1993). Sauf que chez le citoyen-souverain, l’universalité n’est pas un a priori fixé à l’avance qui orienterait l’action humaine de manière atemporelle et en tout lieu. Nous avons surtout affaire ici à un « bricoleur », dont l’universalité est une constante quête au cours de laquelle l’incorporation des « normes » suit d’abord le développement de sa propre subjectivité. Il s’agit d’un sujet qui se cherche d’abord, et qui est donc en constant inachèvement, suivant la formule de Georges Lapassade (1997). Ce n’est pas l’acte objectif qui constitue le principal critère de jugement de sa « valeur », mais bel et bien le sens attribué à celui-ci dans la prise en compte des différents éléments déterminants du processus historique dans lequel s’inscrit ladite action. L’on comprend ainsi pourquoi l’élément subjectif prend une centralité décisive dans la théorie du citoyen-souverain – car c’est, au final, le vécu ou l’appréhension subjective des phénomènes objectifs qui importe bien plus que le seul diagnostic de l’objectivité, même si ce dernier reste un élément essentiel.
Enfin, le citoyen-souverain est une forme réactualisée de L’individu sujet de lui-même, dont les principaux contours sont mis en relief par Guy Bajoit (2013). À savoir, celui-là dont les tensions existentielles, survenues lors de l’engagement dans la destinée sociale, vont conduire à des bifurcations biographiques inédites. De plus, ces ruptures s’appréhendent dans un schéma de trajectoire philosophico-biographique où la destinée sociale est perçue comme la « négation de soi », qui maintient l’individu dans le statut d’objet assujetti au maître. C’est pourquoi les bifurcations biographiques doivent être comprises comme une négation de cette négation de soi, susceptible de conduire à « l’affirmation de « soi » comme sujet abstrait, sans contenu » (Eboussi Boulaga 1977, p. 15). Encore faut-il que la bifurcation débouche sur un projet d’action et de reprise du « gouvernail de son existence », à travers la mise en œuvre des capacités psychiques susceptibles d’affaiblir ses propres résistances internes en vue de poser des actes libérateurs (Bajoit 2013, p. 253-276).
Cependant, à la différence de Guy Bajoit, dont l’analyse se focalise principalement sur l’auto-libération individuelle vis-à-vis du « Moi », la théorie du citoyen-souverain proposée ici ne prend effet que dans la mise en exergue de son engagement à lutter pour l’avènement d’un environnement plus favorable à l’épanouissement des droits humains – et, comme cela a été relevé, ceci passe autant par un travail de relation à soi (Pleyers 2016a) (Pleyers 2016b) que par un souci de soi, au sens foucaldien et d’inspiration socratique ; c’est-à-dire le souci pour le devenir éthique et historique de la cité entière (Foucault 1984). Le citoyen-souverain ne serait autre que ce Muntu parvenu, dans sa pratique quotidienne des relations sociales, à « réclamer son dû » dans l’exercice de son humanité. Il s’agirait, en fin de compte, d’une capacité d’exigence et de reconnaissance de son universalité ou de sa volonté de production de l’universel, « à partir duquel le particulier est pensable » (Eboussi Boulaga 1977, p. 12). Cet impératif d’être sujet, central dans la théorie élaborée en situation coloniale par Fanon (1952 et 2002), consisterait pour l’individu assujetti « à se transporter, de par sa force propre, vers un lieu plus haut que celui auquel il a été consigné pour cause de race ou en conséquence de la sujétion » (Mbembe 2013, p. 242). Moins vindicative que certaines formes extrêmes étudiées au sein des mouvements sociaux contemporains [28], une telle montée en humanité, inscrite dans une ouverture interactive sincère et susceptible d’effacer les catégorisations raciales et hiérarchisées – Noirs et Blancs, Étrangers et Autochtones ou Dominants et Dominés – ne devrait avoir pour seule finalité que de promouvoir une humanité débarrassée du fardeau du « grand partage [29] » et propulsant chaque individualité au rang d’ayant-droit universel.