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Sérendipité.

Une autre France.

Hervé le Bras, Une autre France, 2002.

Image1Hervé Le Bras, après s’être penché sur les poncifs de la Géographie (Essai de géométrie sociale, 2000), innove aujourd’hui dans celle du vote, avec un livre qui est autant une démonstration par les cartes qu’un atlas continûment commenté. Une autre France donne ainsi à voir 119 cartes, à propos des résultats des dernières élections françaises (1995 et surtout 2002) et d’autres indicateurs socio-économiques susceptibles de les éclairer.

La méthodologie adoptée trouve son originalité dans une cartographie électorale à l’échelle communale, selon d’une part une représentation brute, à lire comme une texture, et d’autre part une représentation lissée, permettant de dégager de grandes structures spatiales. La sémiologie graphique est à la hauteur, recourant par exemple à d’intelligentes légendes en tons continus, produisant des cartes sans équivoque. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’auteur ne se laisse pas abuser par l’erreur écologique, et ses conclusions à l’échelle communale doivent être comprises comme autant d’hypothèses sur le comportement des électeurs, permettant de poser les bonnes questions dans le cadre d’enquêtes au niveau individuel. Ainsi, pour « jeter les bases d’une “science politique géographique“ » (p. 13), il faut partir de l’idée que « la base des opinions n’est plus matérielle et professionnelle mais interactive et communicationnelle » (p. 15), « considérant l’électeur dans la trajectoire totale de son existence » (p. 44).

Le premier chapitre du livre vise à démontrer « l’autonomie du politique », car, « dans l’espace concret, la politique se fabrique très différemment de la société et de l’économie » (p. 13). L’auteur montre — au sens propre — que les cartes du vote Le Pen, n’ont ni la texture ni la structure de celles du chômage ou des ouvriers. Elles présentent au contraire des ensembles régionaux homogènes, stables dans le temps, quand l’électorat de Le Pen est plutôt socialement volatil (p. 32), si bien qu’il « ne sert pas à grand-chose de savoir si l’électeur est un ouvrier pour en déduire son vote en faveur du fn. Il faut savoir en outre s’il vit en Vendée, et dans ce cas, il ne votera pas pour Le Pen, ou en Alsace et il risque de voter pour Le Pen. » (p. 27). Le Bras poursuit sur le clivage gauche/droite traditionnel, pour en arriver à la conclusion que sa géographie ne suit pas mieux celle des variables socio-économiques, ni même celles mesurant la sociabilité. On en arrive alors à l’hypothèse selon laquelle « on peut penser que les partis apparaissent à l’occasion d’une crise de sociabilité à laquelle ils survivent. […] Les opinions politiques, portées et solidifiées par les partis politiques, constitueraient alors des traces de crises passées auxquelles elles survivraient durablement. » (p. 51). On est loin du vote de classes.

Le second chapitre, moins structuré que les autres, est consacré logiquement à « la naissance de la politique ». Au travers des exemples du vote fn dans la vallée de la Garonne et du vote cpnt dans le Nord et la Picardie, deux types d’explication géographique se dessinent : par la structure du peuplement, et par la concurrence territoriale des partis. À propos du Sud-ouest, la première « résume des rapports de voisinage dont la crise a facilité la montée du fn » (p. 58). La seconde se retrouve dans le fait que « les limites que rencontre l’expansion des chasseurs à partir de la baie de Somme sont politiques, peut-être médiatiques, mais aucunement économiques et sociales. À part une vocation rurale, ce qui laisse un très large espace, l’implantation de l’électorat de Saint-Josse illustre la propagation dynamique d’un événement local et singulier, et les limites politiques qu’il rencontre finalement » (p. 71). En définitive, « deux modèles électoraux et deux seuls expliqueraient donc la répartition des votes. Un modèle national avec la coupure gauche/droite ravivée à chaque occasion et une multitude de modèles régionaux […] incapables de se fédérer durablement car liés par des intérêts et des histoires trop distincts et trop limités dans l’espace. » (p. 80)

Au travers des votes Verts, de Villiers, Chevènement et trotskistes, il est ensuite question de la consolidation des partis. On voit alors que villes et campagnes sont porteuses de votes protestataires politiquement différents mais à la dynamique spatiale comparable, les réseaux créant un espace urbain continu alors que de petits ensembles ruraux se retrouvent isolés les uns des autres. C’est dans cette « autre France », à la continuité urbaine réticulaire, que s’inscrivent des votes à l’origine très précisément localisée, mais dont l’expansion s’en trouve limitée d’autant, faut de relais et d’enjeux nationaux. C’est aussi cette géographie réticulaire qui incite à nouveau à poser la question du vote en termes de centre et de périphérie, de voisinage, et plus généralement de sociabilité, car si « la situation géographique n’explique rien au sens causal du terme, […] elle regroupe un ensemble de facteurs professionnels et privés qui déterminent en partie les choix politiques […] » (p. 116).

Le quatrième chapitre aborde le problème de la « sclérose » — les bastions politiques — dans une étude régionale très poussée du vote en Bretagne. La culture géographique et historique de l’auteur lui permet de poser une hypothèse forte : une fois délimités les fiefs des partis, leurs centres de gravité se déplacent en leur sein au grès des conjonctures, mais bien plus facilement que leurs frontières, qui, elles, procèdent de logiques ancestrales, réactivées périodiquement dans des contextes politiques et géographiques différents.

Finalement, Hervé Le Bras en arrive à traiter le cas plus particulier du Bassin Parisien, dans lequel « l’Île-de-France constitue un microcosme où les tendances les plus brutales de la politique sont délaissées au profit des candidats secondaires ou mineurs » (p. 175), absorbant dans une certaine mesure le vote tribunitien. C’est l’occasion d’avoir recours au « capital spatial » (p. 164) cher à Jacques Lévy, car « [Le vote tribunitien] pourrait émaner de ceux qui vivent dans la dépendance de la capitale sans profiter de ses retombées, de ceux qui ne sont pas assez loin pour éviter l’attraction parisienne et pas assez près pour en tirer avantage. En ce sens, le terme « exclu » est bien adapté mais une exclusion autant spatiale que sociale » (p. 184). « Ainsi les habitants de la couronne la plus lointaine se sentent peu intégrés de multiples façons. Ils ne sont pas intégrés politiquement au centre de la région […], mais ils sont aussi peu intégrés localement à cause de leur installation souvent récente ou de celle de leurs voisins. Enfin, ils sont confrontés à des immigrants, plus anciens, plus riches et parfois mieux intégrés, les possesseurs de résidences secondaires. » (p. 189-190). Et de conclure : « Entre une capitale dominée par les employés et les cadres votant pour des candidats de bon ton et un monde rural poussant ses chasseurs, le vote tribunitien dispose d’un espace frontière que l’on désigne souvent par le terme de ‘périurbain’ » (p. 193), et qui « a pratiquement perdu toute son historicité. Il est retombé dans la géométrie euclidienne à deux dimensions la plus élémentaire où tout se mesure en termes de distance et particulièrement de distance au centre. » (p. 194)

Ces analyses reposent sur une méthodologie et une théorie solides, présentées dans un court chapitre d’annexes, et qui savent se faire discrètes au long du texte. C’est qu’il s’agit aussi d’un ouvrage grand public, à destination de tous ceux qui veulent comprendre ce qui s’est passé en France le 21 avril 2002. Cet effort louable d’accessibilité est parfois difficile, quand par exemple l’auteur parle indifféremment des « grands axes de communication » et des « vallées des grands fleuves », une équivalence mieux avérée en France qu’ailleurs en Europe, comme il l’a déjà démontré (Le peuplement de l’Europe, 1996), mais de nature à renforcer les préjugés d’un grand public pour une bonne part héritier malgré lui d’une Géographie dépassée. Cela dit, ce livre est aussi une leçon de Géographie, donnant à voir la France d’aujourd’hui.

Résumé

Hervé Le Bras, après s’être penché sur les poncifs de la Géographie (Essai de géométrie sociale, 2000), innove aujourd’hui dans celle du vote, avec un livre qui est autant une démonstration par les cartes qu’un atlas continûment commenté. Une autre France donne ainsi à voir 119 cartes, à propos des résultats des dernières élections françaises ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Patrick Poncet

Chercheur en sciences sociales, membre de l’équipe Mobilités, Itinéraires, Territoires (Paris 7) et du réseau VillEurope. Spécialisé dans l’étude de l’espace des sociétés, il est l’auteur d’une thèse intitulée L’Australie du tourisme ou la société de conservation, à propos des configurations et des processus géographiques de la conservation. Il est actuellement Ater à l’Université de Lille 1 en géographie. Il fait partie de la Rédaction d’EspacesTemps.net, au sein de laquelle il est responsable de la Carte du mois.

Partenariat

Sérendipité.

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